Kossi Efoui : « Consentir à tomber le masque » à propos d’Une magie ordinaire

Roman intimiste, à la lisière de l’autobiographie, Kossi Efoui surprend avec cette magie ordinaire, dans laquelle il brosse le portrait de la mère qui a ses paroles terribles pour l’enfant menacé par une dictature féroce qu’il a dû fuir.

Propos recueillis par Annie FERRET

Annie Ferret : Kossi Efoui, vous racontez dans votre dernier roman, Une magie ordinaire, que, si vous êtes né officiellement au Togo, en réalité, vous avez vu le jour en Côte d’Ivoire, et, pour être moins précis, « quelque part au bord de l’océan, dans un village de pêcheurs aujourd’hui disparu ». C’est une naissance digne d’un conte ou d’un mythe. Est-ce à partir de cette naissance que la personne de Kossi Efoui devient personnage ?

Kossi Efoui : Oui, absolument. Il y a l’origine administrative, inscrite sur un morceau de papier, et puis, il y a l’origine mythologique, le Golfe de Guinée. Pour moi, il s’agit d’un territoire mythologique et réel en même temps. Il en a toujours été ainsi. Par exemple, le premier président du Togo, Sylvanus Olympio, est né au Bénin, il a accompli le début de sa carrière au Ghana, avant de devenir président du Togo, puis il a été assassiné et il est finalement enterré au Bénin. C’est pourquoi je dis que la circulation des peuples est la vérité de ce pays. Même si on veut croire à l’idée d’un État moderne sur le modèle occidental, ça n’existe pas chez nous, sauf quand il y a un match de foot. C’est une fiction, et cette fiction, je la distingue du mythe. Et puis, être né dans un village qui a aujourd’hui disparu, il faut reconnaître que ça m’arrange, parce que je ne peux plus me définir par rapport à ce village, mais je peux me définir par rapport à un territoire beaucoup plus vaste. Quand on dit que les rois du Dahomey avaient pour mère et pour animal-totem la panthère, on ne peut pas penser qu’une panthère engendrerait un être humain, et pourtant, il y a une vérité là-dedans, l’origine mythologique est aussi véritable que l’origine biologique. La vérité de mes origines, c’est pareil, c’est d’abord l’océan Atlantique qui a enregistré ma naissance avant une quelconque mairie.

AF : Dans la mesure où Une magie ordinaire semble votre livre le plus intime, on peut poser cette même question pour les autres figures du roman : à quel moment sont-elles devenues pour vous des personnages ? Ou, si j’ose le formuler autrement, est-ce que vos personnages consentent toujours à l’être ? Est-ce qu’ils se laissent faire ?

KE : Il a fallu d’abord que le narrateur, c’est-à-dire ma personne, consente à être un personnage. Ça a demandé du temps. Je me rappelle même le moment exact, parce que cette question du consentement du personnage ravive précisément ce souvenir, le moment où j’écris la scène où les policiers entrent dans la cour et s’adressent au narrateur. Tout se joue là, parce que, soit j’écris « M. Efoui », soit j’invente un nom. J’ai écrit « M. Efoui ». À partir de cet instant-là et pour la première fois, j’ai consenti. Après cela, la porte était ouverte pour les autres. Je cite cette phrase d’Hampaté Bâ, qui dit que c’est sa mère qui la lui répétait : « Les personnes de la personne sont innombrables dans la personne. » J’aime cette phrase. Elle permet de comprendre que les innombrables personnes qui prennent la parole à partir de mon propre personnage ont consenti, c’est-à-dire moi-même et le peuple qui m’habite… (rires) Avec tout ce monde, il faut composer pour savoir comment on fait en bonne intelligence et en bonne gouvernance. C’est comme ça qu’on évite le consentement forcé… (rires)

AF : Autre présence intime dans le texte, celle de vos enfants. Ils sont importants, parce qu’ils ponctuent le roman de leur curiosité. Que représente ce rôle de « questionneurs » que vous leur donnez avec humour, en les faisant se succéder les uns aux autres comme dans une ronde ?

KE : Ce sont des personnages qui viennent tirer les vers du nez. Ils entrent et sortent comme au théâtre. On peut dire qu’ils appartiennent à un dispositif fictionnel et scénique. Ils se contentent de poser des questions, certes, mais ces questions font sortir quelque chose que j’aurais pu taire. Quand, par exemple, j’entends Maxime me demander : « Est-ce que c’est ton secret ou c’est aussi mon histoire ? », je ne peux pas ne pas répondre de façon honnête. Je crois que c’est ça, ces apparitions, ces entrées et sorties de mes enfants, m’obligent à être honnête. J’ai longtemps pensé que je devais protéger mes enfants des choses violentes que j’avais vécues, je croyais que je n’avais pas à les encombrer avec ça, puis, avec le temps, j’ai compris que je n’allais pas les encombrer, mais qu’il me fallait, en revanche, trouver le moyen de leur raconter ça. Leurs questions m’aident ainsi à affronter la difficulté de dire, et donc, paradoxalement, ils me posent aussi une question de littérature.

AF : Deux voyages d’exil sont racontés dans Une magie ordinaire, le premier quelques semaines avant votre naissance, et qui est un exil raté, le second, qui dure depuis des décennies et qui semble devenu définitif. Quel lien ou non-lien au Togo racontent-ils, « ce pays sans pays, comme on dit du savon sans savon », dites-vous ?

KE : Il y a même un troisième exil, celui de l’aïeul qui a fondé un village dans l’actuel Bénin. Ce village, Efoui-hoé, j’y suis allé deux fois, la première fois, j’avais dans les cinq ou six ans, la deuxième fois, c’était juste avant le covid. Ma fille Raphaëlle m’a appelée pour que je la retrouve au Bénin, je ne savais même pas si le village existait toujours. J’ai demandé. On m’a répondu avec évidence : bien sûr que ça existe ! Alors on y est allés, un peu comme un pèlerinage. Dans le mythe familial, quelque chose dit qu’à chaque génération, il y en a un qui s’en va… enfin, qui s’en va… ça dépend, comme j’ai dit tout à l’heure, Ghana, Togo, Bénin, pour l’ancêtre qui fonde Efoui-hoé, ces territoires, ça ne veut rien dire… mais tout de même, un ancêtre part de là pour le Togo, de là pour la Côte d’Ivoire, il revient, et c’est moi qui suis parti à mon tour. Ce mythe est important, parce qu’il m’aide à vivre l’exil, ça me donne comme un destin, puisque le destin de ma lignée est qu’il y en a un qui s’en va, on peut toujours parler des circonstances, c’est vrai, mais, au fond, ce que ça veut dire, c’est que, même sans ces circonstances, je serais parti quand même, mes ancêtres en ont décidé ainsi, et non pas un petit dictateur ou un petit sergent…

AF : Vous alternez roman et théâtre. Comment les textes s’imposent-ils et comment le font-ils dans un genre ou dans l’autre ? Est-ce les mêmes choses qui se racontent comme un univers obsessionnel ou, au contraire, deux formes d’écriture bien séparées ?

KE : Il ne s’agit pas de formes séparées. Le lien, pour le personnage, c’est le masque. Si j’écris un personnage de théâtre, j’imagine avant tout comment l’acteur va donner présence à une voix, à un masque. Pendant vingt ans, j’ai pratiqué le théâtre de marionnettes et d’objets, parce que, pour moi, la notion de personnage est liée intimement à la fois à la marionnette, au masque et au costume. Ça peut même aller plus loin. La représentation du personnage peut passer par le truchement d’un objet non-vivant, un bout de bois, par exemple, ce qui m’intéresse, c’est le mouvement qui peut transformer le costume en autre chose, c’est là aussi que je rejoins l’art du conteur. Le rapport entre théâtre et narration se situe à cet endroit où le personnage est masque et où le costume ou l’accessoire deviennent personnages. Au début de La fabrique des cérémonies, le personnage fait son entrée exactement comme une marionnette et dit quelque chose comme ça : « L’homme qui m’a accueilli parle avec les dents. Mâchoire du haut glissant, mâchoire du bas freinant… », on entrevoit aussitôt un personnage marionnettique. En tout cas, c’est comme ça qu’il m’apparaît.

Les noms aussi, chez moi, sont des masques, ils doivent sonner comme des surnoms. Je ne pourrais jamais avoir un personnage qui s’appelle Jean Dupont, ce serait trop « vivant », si j’ose dire, il me faut des noms qui me font penser à des surnoms et qui ont quelque chose du masque. Même ma mère, dans Une magie Ordinaire, je crois que je ne lui donne pas de nom. Je me suis rendu compte de ça récemment, il faudrait que je vérifie… (rires)… C’est d’ailleurs aussi ce que l’on me reproche parfois, en disant que mes personnages manquent de psychologie. C’est vrai, puisqu’ils sont des masques avant tout.

AF : Un manque de psychologie au profit du corps, non ?

KE : Oui, il y a de l’universel, parce qu’il y a du corps, un corps qui dit j’ai froid, j’ai faim, je me sens seul, c’est l’universalité du corps, c’est là où ça commence. Nous sommes corps et langage, et, dès qu’il y a corps et langage, la traduction est possible, aussi maladroite que soit cette traduction, il y a de l’universel en elle, c’est-à-dire la possibilité de partager l’expérience vécue d’un être humain avec un autre être humain. C’est pourquoi aussi j’ai beaucoup de mal avec cette idée d’appropriation culturelle, qui serait contraire à l’universalité qui nous unit tous. Moi, j’ai joué Molière, j’ai joué Anouilh, donc une compagnie de comédiens non racisés peut jouer Césaire. Le théâtre est le lieu du masque, ce qui parle, c’est le masque, quel que soit le porteur du masque.

AF : Ce que vous dites renvoie à bien des traditions africaines, où, quand le masque sort, personne ne doit savoir qui il est.

KE : Absolument, par exemple, le zangbeto, qui existe chez les Ewe du Togo ou les Fon du Bénin et que l’on pourrait traduire par le « dépositaire de la vie dans la nuit », quand il sort, visuellement, on voit un cône de rafia qui tournoie, on doit ignorer l’identité du porteur du masque et même, on met un point d’honneur à dire que ce n’est personne. Il arrive même qu’on le retourne et on ne voit rien, ou alors, parfois, on voit une petite statuette, une marionnette avec une petite bite qui pisse ou quelque chose qui fume, mais on ne voit jamais quelqu’un. Pareil pour l’egungun, que l’on retrouve au moins chez les Ewe, les Fon et les Yoruba. Il n’y a personne. Egungun porte un costume-masque très chatoyant, fait de bandes de tissu et qui recouvre tout le corps du porteur. Là, on sait que c’est quelqu’un, mais on dit que c’est un fantôme, pas quelqu’un de vivant. La constante, en tout cas, c’est qu’on ne sait jamais de qui il s’agit et qu’on ne doit jamais savoir. C’est pourquoi, quand je repense à la question du début, c’est vrai, c’est tout à fait vrai que, quand je fais dire à mon personnage sur le ton de l’interrogation « M. Efoui ? », il faut consentir à être Monsieur Efoui et donc consentir pour la première fois à dévoiler le porteur du masque. C’est ce que j’ai fait dans ce roman, j’ai nommé le masque.

AF : Du masque au théâtre, il n’y a qu’un pas, Kossi Efoui, on peut vous demander si vous travaillez actuellement sur des projets scéniques ou dramaturgiques ?

KE : La dernière pièce a été créée à Lomé avec Gaëtan Noussouglo, c’est un projet sur lequel on travaille depuis longtemps et qui s’intitule Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés. Une tournée est prévue en juin et déjà une programmation aux Francophonies à Limoges en septembre.

AF : Kossi Efoui, cela fait aujourd’hui plus de vingt-cinq ans que vous publiez. Comment votre projet littéraire a-t-il évolué au fil de tant d’années ? Aujourd’hui, avec Une magie ordinaire, est-ce que vous vous sentez à un tournant, est-ce une exception ou relira-t-on prochainement du Kossi Efoui aussi intime ?

KE : Spontanément, je dirais non, mais en même temps, je ne suis peut-être pas à l’abri (rires)… Non, je dirais que ce n’est pas un tournant, mais ça peut me reprendre, disons, un peu comme une possession. Pour l’instant, le prochain roman, je l’imagine très différent. C’est encore trop vague pour en parler précisément, mais il s’agirait d’un récit qui soit un mélange d’histoire politique et d’extra-terrestres.

AF : Une histoire politique et une histoire d’extra-terrestres en même temps ?

KE : (hésitation) Oui, c’est ça.

AF : On va attendre de voir, alors… (rires)

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