PAR RAHARIMANANA
Mangrove, avec El Madjid Saindou, sur une idée d’El Madjid Saindou, texte de Vincent Fontano, mise en scène de Julien Favart, du 9 au 20 novembre 2020, au Lavoir Moderne, Paris.
La racine carrée du verbe être, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, du 8 octobre au 30 décembre, 2022, au Théâtre de La Colline, Paris.
L’amour telle une cathédrale ensevelie, texte et mise en scène de Guy Régis Junior, au Théâtre de la Tempête, Paris.



Trois soirées de suite, de passage discret à Paris, je suis allé au théâtre, de jeudi à samedi, pour assister à Mangrove, de El Madjid Saindou, Mayotte, au Lavoir Moderne, La racine carrée du verbe être de Wajdi Mouawad, Liban, au théâtre de la Colline, et L’amour telle une cathédrale ensevelie de Guy Régis junior, Haïti, au théâtre de la Tempête.
Trois pays éclatés, des personnages en quête d’amour, tous.
Mangrove.
Des mères, sur les rives du Lagon bleu de Mayotte, qui invoquent la puissance du djinn pour protéger leur enfant et l’emmener ailleurs. Un décor presque nu, une installation minimaliste cour et jardin pour évoquer la mangrove, des bouts de bois plantés au sol, entre lesquels court une lumière froide, comme de la lueur qui se meut en eau, sur ce sol nu du Lavoir Moderne, des objets informes, entre animal, humain et végétal. D’un sens plastique affreusement beau. Car cet homme dont on ne sait pas très bien la nature – un djinn, un simple mortel ? – surgit vers nous, dans sa cape rouge. S’emparant du verbe comme un voleur s’empare du mensonge. En musique. Les cordes des instruments qui l’accompagnent nous mènent subrepticement à la transe. On le devine. Il veut nous hypnotiser. Pour dire quoi ? Que là, des enfants meurent. Dans l’eau. Dans la mangrove. Que la nature doit nous manger. Mange-nous Djinn, mange-nous ! Oui, non, la transe n’est pas loin.

Racine carrée du verbe être
Des familles, des couples, des parents, des frères et sœurs, sur cette scène immense du théâtre de La Colline, qui n’ont en tête que de quitter Beyrouth, à pied, en avion, en bateau… qu’importe pourvu qu’ils rejoignent une autre partie du monde, selon le premier vol – Paris, ou Rome ? ou au gré de l’ouverture de la frontière la plus proche – sans bombes svp. Une déflagration énorme en guise d’entrée dans la pièce, vos sièges de spectateurs qui tremblent, le sol de la Colline qui vibre. C’est l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Puis le ralenti, les débris qui retombent infiniment, pratiquement tout le long de la pièce. D’un sens plastique affreusement beau. Et ces logorrhées des personnages qui n’arrivent pas à se taire pour couvrir l’explosion. Cet enfant à qui on n’arrête pas de réinventer un avenir. Il est vieux maintenant mais toujours avec ses interrogations quantiques. Et si… Les vies qui auraient pu être si… si on n’était pas sorti une heure plus tôt… si on n’était pas au Canada quelques jours avant… si on n’avait pas autant travaillé pour se prouver sa propre valeur… si… Qu’aurions-nous été sans nos ruines ? Et quelle est la racine carrée du 2 ? L’infini ? Et quelle est la racine carrée du verbe être ? Joker, la couleur verte. Je comprends d’un coup, pourquoi à l’extérieur, lors des deux entractes (la pièce dure 6h), le vert rampe le long des murs du théâtre.

L’amour telle une cathédrale ensevelie
Des enfants et d’autres de Haïti qui embarquent dans des barques pourries remplies à ras bord. Le théâtre de la Tempête porte bien ici son nom. Des vagues qui accueillent le public, sur le son d’une guitare classique. Tous pour quitter un pays en ruine. Entre images d’archives, des migrances et des boat-people, des persécutés de Pol-pot à l’exode des juifs en 48, les naufrages en méditerranée, et un travail plastique assumé du plateau, une scène glaciale d’une chambre, où un homme et une femme… une femme qui hurle tout le temps, un homme éternellement coupable sans savoir pourquoi… et les deux entre deux écrans de pluie, deux écrans de foudre ou d’océan, un écrin devrai-je dire, une cathédrale, la chambre comme cathédrale, mais oui, ensevelie, car tombeau des espérances. D’un sens plastique affreusement beau. Car l’enfant est mort. Lors d’une traversée…

Mais à Mamoudzou, l’esprit du djinn est en perdition, car la mangrove qui l’abrite est en train de disparaître aussi : la pollution, l’irresponsabilité des politiques, le pays croûle sous les plastiques, le beau lagon bleu est un cimetière de migrants qui viennent des îles proches, Anjouan, La Grande Comores, Nosy-be… Et des enfants abandonnés car sans papiers, grandissant dans une exclusion monstrueuse qui en fait des instruments de la violence, maintenant, aujourd’hui, et pas très loin, le volcan naissant gronde et provoque des tremblements de terre réguliers depuis quatre ans maintenant…
Mais à Beyrouth, l’espoir de ceux qui restent, et qui tiennent malgré les guerres et les occupations successives, syriennes, israéliennes, vole en éclats aussi après l’explosion du port le 4 août 2020, et le plastique et les ordures qui ne sont pas en reste dans le fleuve Ghadir pour véhiculer l’incompétence rance des politiques.
Mais à Port-au-Prince, le tremblement de terre qui a fait des centaines de milliers de morts et a fait déferler les profiteurs de la misère, l’argent sale, les mercenaires et les gangs, a fendillé aussi les dernières résistances face aux dictatures et autres tyrannies de l’histoire. Il faut partir.
Et comment vivre l’amour ? Comment pouvoir être dans un pays qui donne l’impression de ne plus exister ? Comment être avec ses proches ? Comment ? Comment ? Comment ? Comment parler d’un pays qui ne cesse de se creuser, de se creuser, de se creuser ? Comment parler de l’ombre dans un mutisme total et ne pas être abandonné par le monde ?
Des histoires de vie où on comprend sans comprendre pourquoi on est vivants, pourquoi on est dehors-dedans ou dedans-dehors, quand l’univers sans frontière devient le seul pays possible.
C’est cela aussi le théâtre, ne pas trouver de réponses aux questions que l’on pose. Couleur verte.
Ici, un morceau de mangrove pour sauver l’espérance. El Madjid Saindou m’avait fait visiter son village, au bord de l’eau, la mangrove qui recule, recule, on en avait longuement discuté, voici donc la pièce, au Lavoir Moderne.
Ici des raisins doux, offerts au père qui a fermé son cœur à ses enfants pour toujours travailler, travailler, gagner de l’argent, oublier la dureté de la guerre, être dur comme la guerre, des raisins doux que Wajdi attribue à un marchand malgache – tiens, le personnage du marchand s’appelle Raharimanana, des raisins doux pour gagner la tendresse et l’amour, oui on est en guerre, oui l’amour n’est pas de l’eau de rose, on peut mettre en scène l’amour dans un pays en guerre – au théâtre prestigieux de la Colline de surplus, car n’est-ce pas à ça que les gens aspirent quand les bombes et la misère saccagent les bâtisses, les chairs et les âmes, à l’amour, à simplement l’amour ?
Ici un proverbe – malgache aussi, adala ny toa an-drainy, insensé celui qui ressemble à son père, que Guy Régis junior met dans la bouche d’une mère désespérée, oui, insensé celui qui ressemble à son père, insensé celui qui n’aspire pas à plus grand, quitte à prendre un zodiac surchargé pour déserter un pays qui n’offre plus rien d’autre que la violence. Que doit faire un fils pour que sa mère soit en sécurité, pour que son père absent soit pardonné – de la pauvreté qui l’a terrassé et des larmes qu’il a transformées en lames aiguisées ?
Mots de Madjid, sous la plume de Vincent Fontano, glissent dans le groove de Tao Ravao, multi-instrumentiste de génie. Mots de Wajdi, en débris, comme le sont toutes choses à Beyrouth, se réfugient dans la couleur verte. Mots de Guy, dérivent dans l’océan, se transforment en chant d’opéra créole, Requiem.
Trois mises en scène en quête du beau et de la lumière. Ancrées dans le réel. Dans notre contemporanéité. Allez-y. Maintenant. Oui, il y a de la lumière. Vous pouvez entrer…