Dans les paumes de ses mains, un morceau du ciel de Banjul

PAR KEBIR M. AMMI

Evocation d’un mémorial à Venise est une traversée du silence, un roman qui revient sur l’histoire de Pateh, un jeune réfugié gambien qui s’est jeté, il y a quelques années, dans le Grand Canal de Venise et s’est laissé mourir sous les yeux d’une foule indifférente. Comment ce drame a-t-il été possible ? C’est ce que tente d’explorer Khalid Lyamlahy. Né à Rabat en 1986, Khalid Lyamlahy est maître de conférences en littératures francophones à l’Université de Chicago aux États- Unis. Il a publié Un roman étranger en 2017 aux Éditions Présence Africaine. Évocation d’un mémorial à Venise est son deuxième roman.

Le roman revient sur l’histoire de Pateh, un jeune réfugié gambien qui s’est jeté, il y a quelques années, dans le Grand Canal de Venise et s’est laissé mourir sous les yeux d’une foule indifférente. Comment ce drame a-t-il été possible ?

C’est cette question lancinante que pose le livre de Khalid Lyamlahy en filigrane, et avec pudeur, sans jamais poser le doigt trop lourdement sur notre part la plus sombre, cette part qui a laissé se commettre l’irréparable.

Evocation d’un mémorial à Venise est une plongée dans l’inexplicable, pour essayer d’éclairer les ressorts qui ont poussé un jeune garçon à l’acte ultime.

Cette histoire, basée sur des faits réels, remonte à janvier 2017. Un jeune écrivain, qui refuse que Pateh soit mort sous les yeux de ses semblables, se rend à Venise et se demande où s’achève le drame de Pateh « et commence l’indignité du monde ».

Il s’adresse à Pateh.

« Me voici, écrit-il, près de quatre ans après ta disparition, aux abords de la gare Santa Lucia ».

Il songe, impuissant et désespéré, à « cette Venise qui n’existe plus, celle de Canaletto et de Guardi, des vues topographiques et des détails géométriques, des fêtes et des commémorations ».

Cette ville qui « ne ressemble à aucune autre ».

Cette ville où on célèbre la beauté, l’art et le rire, et où on a laissé se commettre un épouvantable drame.

Il note qu’il était environ 15h30, quand Pateh s’est jeté dans l’eau du Grand Canal, « sous des regards stupéfaits et le paysage de la ville nonchalante, engourdie, [se préparait] doucement au spectacle à venir. »

Il écrit et demande à Pateh : « Comment rendre compte de ta disparition sinon dans la trame décousue d’un texte à venir ? »

Mais que peut l’écriture ?

Que peut-elle contre la laideur du monde quand le monde est résolu, déterminé, à livrer sa face la plus hideuse ?

Et « comment écrire à Venise ? »

« Comment écrire après Musset et Madame de Staël ? »

« Chaque jour, rappelle l’auteur, cette phrase de Proust résonne dans ma tête : la ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise ».

Lord Byron nageait ici même, « dans le Grand Canal » où s’est noyé Pateh. Le poète anglais rentrait, parait-il, « souvent à la nage au palais Mocenigo où il avait élu résidence ». Un Mexicain rencontrait « Vivaldi, Scarlatti et Haendel dans un foisonnant roman de Carpentier » et tous ces gens participaient, au cœur de Venise, à sa beauté singulière. Tout cela revient, sur le vif, à l’esprit de l’auteur. « Les mots et les mélopées s’entremêlent dans un tourbillon d’ivresse et de magie ». Il refuse que la mort de Pateh soit classée comme un suicide et que ce garçon soit désormais « un dossier rangé au fond d’un tiroir poussiéreux ».

Evocation d’un mémorial à Venise est un livre de colère et de rage. Écrit « avec la dignité des vaincus ». Contre le silence et l’oubli.

Un roman en forme de récit, très sobre, traversé d’éclats poétiques, retenus, et très pudiques.

C’est le livre d’un esthète, doublé d’un érudit, que des auteurs traversent de bout en bout. Cela va de Lord Byron à Sollers, en passant par Maupassant, Proust, Mann, Hemingway, Ruskin, Carpentier…

Il y a même un alchimiste du 17ème siècle, Limojon de Saint-Didier, qui compare le Grand Canal de Venise, « à une grande veine qui par quantité de petits rameaux, entretient et rafraîchit toutes les moindres parties du vaste corps de cette ville ». Cette « grande veine » où la vie d’un jeune Gambien va s’arrêter un jour sous les yeux de ses semblables.

Aucun auteur n’était venu là pour célébrer autre chose que la beauté et… la vie.

Sollers a cette formule : « Les morts soutiennent Venise de loin, ils sont en transit, comme les vivants ».

Mais Khalid Lyamlahy ne veut pas que Pateh soit « une énième parenthèse de surface ». Il rebondit sur le mot de Sollers pour dire à Pateh : « Je ne veux plus te voir en transit ». Avant d’ajouter, amer, que dans les brochures touristiques, « on célèbre ta Gambie natale comme la côte souriante de l’Afrique. On vante l’accueil affable et le sourire indéfectible des habitants, le tendre soleil baignant les plages de sable blanc… ».

Ce livre est plus qu’un cri de détresse.

Miroir de notre renoncement, Evocation d’un mémorial à Venise est un refus de la trahison d’un pacte, celui de notre humaine condition. C’est un oratorio sur une scène invisible, celle de l’intime, où plusieurs souvenirs jaillissent et se croisent, se bousculent et convergent tous vers le visage d’un jeune garçon, afin de maintenir vivant le souvenir de Pateh.

Car Pateh ne peut pas mourir. Dans les eaux d’un canal, à Venise, sous les yeux d’une foule indifférente.

Pateh ne peut pas mourir de cette façon avec, dans les paumes de ses mains, « un morceau du ciel de Banjul » une scène du quartier qui l’a vu naître.

C’est une tentative de racheter cette part de nous que les témoins présents ce jour-là, sur le bord du canal, ont laissé mourir, un jour de janvier 2017, à 5761 kms de Banjul.

C’est le livre d’un homme blessé qui n’accepte pas que notre indifférence tranquille ait pu accompagner la tragédie d’un jeune garçon. C’est un livre qui réussit à dire que Pateh, c’est vous. Et c’est moi. C’est nous tous, vous et moi, englués dans nos égoïsmes, c’est notre tragédie née de notre impuissance à être pleinement ce que nous croyons être. Evocation d’un Mémorial à Venise est une manière d’ériger une sépulture à Pateh et de nous sauver de l’indignité.

K.M. Ammi

Evocation d’un mémorial à Venise de Khalid Lyamlahy, Présence Africaine, Paris, 2023

vos observations et commentaires nous intéressent