PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

PROJECT-ILES : Vous faites le choix pour déployer votre roman de faire intervenir une galerie de personnages qui prennent en charge chacun leur propre version de l’histoire. Pourquoi avoir fait ce choix d’un roman à plusieurs voix ?
FB : Buveurs de vent, n’est pas à proprement parlé un roman chorale. Les voix me sont venues comme ça, ce n’était pas prémédité. C’est d’abord l’histoire de la fratrie qui est au centre. Ça m’intéressait de leur tourner autour, de leur laisser la parole, de les faire entrer sur scène et de les laisser sortir comme au théâtre. Ils ont chacun des choses à dire, et ça me plaisait de les laisser s’exprimer ainsi.
PROJECT-ILES : Avec ce procédé, n’aviez-vous pas peur de tomber dans un déséquilibre ? Un piège dans lequel vous n’êtes d’ailleurs pas tombé…
FB : Il y a toujours un risque quand on entreprend un roman. Celui du déséquilibre est toujours là, tout le pari c’est de trouver le bon dosage. J’ai choisi d’écouter mes personnages sans les juger.
PROJECT-ILES : On ne peut pas soutenir qu’il y ait un personnage principal, au-dessus d’autres personnages secondaires. Mais malgré tout, le personnage de la sœur, prénommée Mabel incarne une figure centrale du roman. Pourquoi avoir fait porter à cette jeune femme tout le poids des névroses de cette famille déglinguée ?
FB : Mabel est une femme libre qui fait ce choix (un peu forcé) de quitter le cercle familial pour aller s’accomplir dans le travail au bar L’Amiral. Ce qu’elle pense au début.
PROJECT-ILES : Pour vous la famille est le lieu de la crise ? Si oui, pourquoi ?
FB : Oui, en tous cas pour moi, c’est le lieu idéal pour observer les êtres. J’aime observer ce cercle, parce que c’est le lieu des silences et des non-dits.
PROJECT-ILES : Le personnage de la mère, Martha ressemble à une forme de caricature de la mère presque ensorcelée par la religion. On se souvient de cette scène où elle demande à son fils Mathieu de jurer sur la Bible de n’avoir rien fait de mal, alors qu’il y a un soupçon de meurtre qui pèse sur lui. Pour autant, peut-on soutenir qu’elle n’est que cela ?
FB : Oui Martha n’est pas que la caricature d’elle-même, c’est une mère qui ne sait pas aimer. Elle ne sait comment faire avec ses enfants, avec ses fils, avec Mabel, donc elle se réfugie dans la religion en pensant bien faire. Ni elle, ni Martin ne savent parler à leurs enfants. Mais malgré tout, c’est une mère qui cherche à faire en sorte que la famille tienne malgré tout, l’idée qu’elle s’en fait.
PROJECT-ILES : Elie, le personnage du grand-père est bouleversant, dans ses blessures, dans sa tendresse, sa bienveillance. Pour vous, qu’est-ce qu’il incarne ce personnage ? Celui qui permet que le tissu familial ne se déchire pas ?
FB : Oui, Elie, c’est un peu la figure de la sagesse. Celui qui fait en sorte que la famille soit soudée, ne sombre pas. j’aime la figure du grand-père dans mes romans, car c’est celui qui garantit la transmission.

PROJECT-ILES : Il y a un personnage abject à souhait que l’on n’a pas envie de sauver a priori c’est Joyce. Qu’est-ce que le romancier cherche à montrer à travers ce monstre ? D’ailleurs, l’assume-t-il complètement son rôle ? N’y a-t-il pas des moments de rédemption ?
FB : Oui, Joyce c’est le monstre froid. C’est une figure qui existe dans nos sociétés contemporaines. L’homme mégalomane qui croit que tout lui est permis, qu’il peut tout acheter, tout privatiser. Nommer toutes les rues à son nom. J’ai voulu explorer sa figure pour tenter de comprendre ce qui le constitue, ce qui le rend si insensible au malheur des autres, la folie qui l’habite.
PROJECT-ILES : Arrêtons-nous sur le personnage de Luc, l’espèce d’idiot, comme l’appelle sa mère. Au fond, c’est le fragile, mais celui par qui tout le malheur déflagre, comment expliquer ce paradoxe ?
FB : Oui, c’est le simple d’esprit, mais qui s’avère être le sauveur de ses frères. Il les sort à chaque fois d’une mauvaise passe. C’est une autre forme d’intelligence, de rapport au monde.
2nd June 1951: American-English poet and playwright, TS Eliot (1888 – 1965). He wrote amongst many other things, ‘The Waste Land ‘ and the plays, ‘The Cocktail Party’ and ‘Murder in the Cathedral’. Original Publication: Picture Post – 5314 – Are Poets Really Necessary? – pub. 1951 (Photo by George Douglas/Picture Post/Getty Images)
PROJECT-ILES : Un mot sur la langue de votre roman, on a le sentiment, et c’est frappant, qu’il s’agit d’un roman de poète. Êtes-vous un lecteur de poésie ? Ecrivez-vous en présence des autres poètes ? Qui sont ceux et celles qui comptent pour vous et qui vous accompagnent ? Et pourquoi ?
FB : Oui la poésie m’accompagne. Elle est très importante pour moi. j’en lis beaucoup. Ts Eliott, Guillevic ou encore Baudelaire, Mallarmé, sont toujours sur ma table d’écriture. Ils me nourrissent. J’en écris aussi. Peut-être que j’en ferai un jour un recueil. Je considère qu’on ne peut pas écrire de roman sans une part poétique, sans une musique singulière.
PROJECT-ILES : On sent dans votre description de la nature, une connaissance très intime chez vous des lieux, des plantes, de la végétation, des animaux que vous décrivez, que vous faites apparaître. Des éléments qui vous viennent de l’enfance ?
FB : Oui, l’essentiel de l’œuvre d’un créateur lui vient de l’enfance, ça c’est vraiment ce que je crois. Mon enfance a été baigné par l’apprentissage de cette nature. C’est peut-être pour cela que mon écriture est charnelle, organique.
PROJECT-ILES : On peut s’arrêter un peu sur un autre personnage qui aura un rôle central dans le roman, c’est Gobbo. Un homme brûlé par la vie, qui va chercher à se réparer. On se demande si le secret de votre roman n’est pas caché dans ce personnage. C’est le roman de l’amour blessé. Il va commettre un acte qui va faire basculer le roman en protégeant Mabel. Il est aussi plus tard à la tête d’un mouvement de fronde contre l’autorité de Joyce.
FB : Sans tout dévoiler, ce personnage est en effet une figure importante du roman, une sorte d’observateur attentif, de justicier. Gobbo est à chaque fois à un tournant. Il s’en prend à Double par pure générosité pour son ami Martin et pour protéger Mabel. Peut-être qu’il a fait cela pour se réparer de son amour contrarié, de son amour impossible. Il crâne au milieu de ses amis, mais c’est un être fragile, qui cherche à se réparer.
PROJECT-ILES : La sexualité est l’un des autres sujets du roman, sans que la description des scènes d’amour que vous décrivez ne soit vulgaire. Néanmoins, ce que vous donnez à voir et ressentir est assez violent, surprenant.
FB : Oui, c’est la première fois que j’introduis la sexualité dans mes romans. Mais je tenais à ce que ce ne soit pas vulgaire, tout simplement parce que chez Mabel il s’agit d’un acte d’amour pur quand elle offre cela à Luc, ou quand elle se donne à ces hommes qu’elle choisit.
PROJECT-ILES : Qu’est-ce qui se cache derrière ce travail assez minimaliste d’ailleurs qui consiste à évoquer le sexe comme quelque chose de volé, de bestial ? Comme si les humains étaient réduits à l’état de bête… Est-ce une fausse piste de penser cela ?
FB : Je laisse aux critiques, le soin d’en comprendre les raisons profondes.