La Chienne de Pilar Quintana. Une femme en quête de résilience dans le ventre de la jungle colombienne.

PAR MAGALI DUSSILLOS

Ce roman de la colombienne Pilar Quintana, salué par les critiques dans son pays (le IV Award Biblioteca de Narrativa Colombiana), n’est pas facile à résumer sans minimiser sa portée. C’est à la fois une exploration des rapports humains contrariés, une plongée dans les mystères du couple, une belle immersion dans un milieu aussi hostile que désiré, avec en lame de fond le drame social qui entoure tous les protagonistes.

Une forêt tropicale si humide qu’elle submerge et engouffre les hommes autant que l’océan déchaîné et traître qui la prolonge. Entre les deux se découpe une falaise, et sur celle-ci, échelonnées en fonction du niveau de vie de leurs habitants, les villas des riches blancs tout là-haut, les cabanes et les maisons de pêcheurs y sont reliées par des sentiers glissants. Damaris évolue sur ce pan de roche, sur la côte pacifique de la Colombie, depuis l’enfance jusqu’à l’âge de quarante ans. C’est à cet instant de sa vie que nous la rencontrons lorsqu’on pénètre dans la lecture du roman de Pilar Quintana, la Chienne, dont la sensible traduction de Laurence Debril est parue aux éditions Calmann Lévy ce 19 août 2020.

– Bah oui, c’est clair, comme tu n’as pas eu d’enfants…

Ce jour-là, Luzmila était de bonne humeur, et avait juste voulu lui jeter des fleurs, mais en réalité, cela blessa Damaris jusqu’aux tréfonds de son âme de se rendre compte que pour sa cousine, et sans doute pour tous les autres, son cas était désespéré – et bien sûr qu’il l’était, elle le savait bien, mais cela lui coûtait de l’accepter.

Voilà pourquoi ce nouveau commentaire de sa cousine, qui, à trente-sept ans, avait deux filles et deux petites filles, lui donna envie de jouer les divas, de se prendre pour une héroïne de telenovelas, et de lui répondre, les yeux remplis de larmes pour la faire culpabiliser de sa méchanceté : « oui, tu as raison, je l’ai appelée Chirli ; Chirli comme la fille que je n’aurai jamais » Mais elle ne joua pas à l’actrice de Mélo et se tut. Elle remit la chienne dans sa caisse et demanda simplement à sa cousine si elle avait parlé à son père cette semaine, l’oncle Eliécer, qui vivait dans le Sud et qui avait eu quelques petits soucis de santé dernièrement. 1

Damaris est une femme qui n’a pas de possibilités. Son horizon c’est la falaise, ses rêves, ceux des telenovelas. Si son monde s’élargit parfois, c’est uniquement pour monter entretenir la villa des riches blancs ou pour descendre au village. A pieds sur le sable gris, quand la marée est basse et les éléments cléments, ou en pirogue portée sur le dos depuis là haut, si la mer est haute et grosse au point de rejoindre les pieds de la falaise. Cette muraille de pierre est un corps, un être dont on sonde l’humeur au début de chaque journée. A l’âge où, selon son oncle, les femmes s’effritent, Damaris a, de l’avis de sa cousine, le teint frais et la peau lisse, le bénéfice selon cette dernière d’une vie vécue jusque là sans avoir porté ni élevé d’enfants. Depuis le début de son mariage avec Rogelio en effet, Damaris n’a jamais pu tomber enceinte. Elle n’a pu que s’éloigner physiquement de son homme pour se libérer de l’attente d’un enfant. On le comprend, elle est l’objet des discours de son entourage, celle qui se censure, à qui l’on n’a pas donné les armes de se défendre. Au début du roman, cette femme au corps rond, opulent, descend le sentier glaiseux de la falaise sous une pluie tropicale qui ne semble pas encore peser sur son être. Arrivée au village, elle adopte sur un coup de tête un petit chiot femelle dont la mère a été empoisonnée. Malgré la maladresse et la lourdeur qui selon son mari la caractérisent, elle niche la petite chienne entre ses mains puis entre ses seins moites pour la protéger.

Rogelio était un homme noir, grand et musclé, avec la tête de quelqu’un toujours en colère. Quand Damaris apparut avec la chienne, il était dehors en train de nettoyer le moteur de la faux électrique. Il ne la salua même pas.

-Encore un chien ? Dit-il. N’espère même pas que je m’occupe de lui.

– On t’a sonné par hasard ? Répondit-elle en poursuivant son chemin sans s’arrêter jusqu’à la cabane.

La seringue ne fonctionnait pas. Damaris avait un bras puissant mais empoté et des doigts trop gros, comme tout le reste de son corps. Chaque fois fois qu’elle le poussait, le piston descendait jusqu’au bout, et le jet de lait sortait trop vite, se répandant sur le museau de la chienne et éclaboussant partout sur les côtés.2

Dès son plus jeune âge, Damaris entend qu’une femme « se dessèche à 40 ans ». La condamnation est forte qui lie le destin d’une femme à son corps condamné au compte à rebours. Celui peut-être de sa capacité à enfanter. Mais qu’est-ce alors qu’une femme qui n’enfante pas ? Une femme que l’on peut battre, posséder, ou juger en fonction de sa fertilité ? Un corps qui enfante devient propriété de la collectivité, et celui qui n’y parvient pas devient sujet d’opprobre. Le mari humilie sa femme en la touchant au cœur, par les remarques acerbes sur sa maladresse, son inutilité. Mais on peut supposer que l’empêchement dans son propre corps remonte bien avant que Damaris n’arrive à l’âge adulte. En effet, plusieurs drames enfouis grondent sous la surface. Ce roman n’est pas celui du mal d’enfant, ou pas seulement. C’est la chronique d’une aigreur annoncée.

Qu’est-ce qui fait que le deuil et la douleur ne parviennent à s’exprimer qu’au contact d’un chiot ? Être responsable d’un animal permet-il d’avoir enfin prise avec le monde ? C’est du moins ce que semble tenter Damaris, instinctivement, en adoptant cette petite chienne. Cette femme forte a essayé de rester imperturbable face aux deuils, face aux coups, face à la condescendance. Par ici on se tait. La chienne est d’abord comme un rempart à la violence. La vie conjugale de Damaris est rythmée par les coups que son mari porte sur ses propres chiens. Un cri de chien à qui on tronque la queue malade, un autre dont on fracasse la gueule contre un mur. C’est en protégeant le chiot de cela que Damaris prend un étrange avantage sur Rogelio qui, cette fois-ci, n’aura rien à redire. Peut-être espère-t-il lui aussi que l’animal viendra apaiser le mal d’enfant. La petite chienne sera donc d’abord préservée par Damaris mais l’instinct de liberté de l’animal va peu-à-peu venir catalyser tous les abandons subis depuis la plus tendre enfance.

Elle s’endormit tout de suite, mais d’un sommeil qui ne lui offrit aucun repos. Elle rêva de sons et d’ombres, qu’elle était réveillée dans son lit, qu’elle ne pouvait pas bouger, que quelque chose l’attaquait, que la jungle entrait dans la cabane et l’enveloppait, la lapait, lui remplissait les oreilles avec le bruit insupportable des insectes, et qu’elle se transformait en jungle elle-même, en tronc, en mousse, en boue, tout cela en même temps, et c’est alors qu’elle tombait sur la chienne, qui lui tombait dessus pour lui dire bonjour.[…] Elle pensa à Rogelio qui était sur un petit bateau de fortune au milieu de la furie de cette tempête avec rien d’autre qu’un gilet de sauvetage minable, une cape de pluie et quelques morceaux de plastique pour se protéger mais elle était plus inquiète pour la chienne dehors dans la montagne, trempée, morte de froid et de peur, sans sa maîtresse pour la sortir de là, et elle se remit à pleurer.3

Damaris a une façon d’appréhender la nature avec l’hyper sensorialité du deuil. On reconnaît l’influence du réalisme magique de Gabriel Garcia Marquez dans la façon de dépeindre cette nature qui continue, qui emporte tout, quand l’homme tombe sans un bruit. Comme une brindille. A l’inverse, l’animal, depuis le chien jusqu’aux fourmis, sait s’adapter aux deux univers, aux constructions humaines et à la forêt tropicale. Eux savent survivre à son ingurgitation. Un malentendu originel semble avoir séparé les humains de cette force de la nature qui impacte leurs destins.

Damaris était terrassée par la tristesse et tout – se lever du lit, préparer à manger, mâcher sa nourriture – lui coûtait énormément. Elle avait l’impression que sa vie était comme une crique et qu’elle devait la traverser avec les pieds enfoncés dans la boue et de l’eau jusqu’à la taille, seule, complètement seule, dans un corps qui ne lui donnait pas d’enfants e ne servait qu’à casser les choses.

Elle ne sortait plus de la cabane. Elle restait enfermée à regarder la télévision, allongée sur un matelas à même le sol, pendant que la mer montait et se retirait, que la pluie s’abattait sur le monde et que la jungle, omniprésente, l’encerclait, sans pour autant la porter, tout comme son mari qui dormait dans l’autre chambre sans lui demander ce qui n’allait pas, sa cousine qui ne venait que pour la critiquer, sa mère qui était partie pour Buenaventura […]4

Pour atteindre le drame vers lequel tend l’histoire, il va falloir l’effeuiller afin de découvrir ce qu’a réellement vécu Damaris. La narration donne ainsi l’impression d’une spirale : un élément est évoqué à un moment du récit, anodin souvent, puis il revient, s’enrichit, se complexifie, dévoilant l’ampleur du drame souvent sous-jacent. Le lecteur réinterprète un fait, revient en arrière pour vérifier la première version. Ainsi en est-il de la cause de la disparition de la mère de Damaris, lentement dévoilée. On essaye de saisir les personnages qui échappent aux simplifications. Rogelio, l’homme bourru, violent est pourtant capable ponctuellement de surpasser Damaris en sollicitude et compassion.

On ne peut raconter l’intrigue de La Chienne sans tout déflorer. Il en est de ce roman comme des personnes pudiques ou auxquelles l’urgence de vivre ne permet pas l’introspection. Ceux-là ne se confient pas ou se protègent des secrets douloureux. Si l’on prend le temps de faire attention à ces êtres, au fil du temps, au hasard d’une conversation anodine, on arrive à recoller les morceaux et à entrevoir les deuils qui ont pesé sur leur vie. Et de ces drames, vécus dans l’impuissance de l’enfance, naît la culpabilité de Damaris, qui étouffe et empêche. Et pour bien lui faire comprendre, on la lui avait chevillée au corps.

Alors l’oncle prenait une branche de goyavier dure et souple et la fouettait. Tante Gilma lui avait conseillé de ne pas se raidir, que plus elle aurait les muscles souples, moins elle aurait mal quand il la frapperait. Elle essayait mais la peur et la surprise de l’explosion de premier coup faisaient qu’elle contractait tous ses muscles, et chaque nouveau coup de fouet lui faisait encore plus de mal que le précédent. Son corps ressemblait au dos lacéré du Christ. Le premier jour, il lui en avait donné un, le deuxième, deux, et il augmentait le nombre au fur et à mesure que passaient les nuits sans qu’ on ait retrouvé Nicolasito.

L’oncle Eliécer arrêta lorsqu’il aurait dû lui donner trente-quatre coups de fouet. Trente-quatre jours avaient passé, le temps qu’il avait fallu à la mer pour rendre le corps. Il était rongé par l’action du salpêtre des mers et du soleil, parfois bouffé jusqu’à l’os par les poissons et, selon les gens qui s’en étaient approchés, il puait terriblement.5

Ce roman est à l’image de la jungle colombienne, des vérités y disparaissent, soulevez une feuille, vous pensez avoir trouvé le chemin, soulevez l’autre feuille vous vous retrouvez perdu dans la compréhension du fonctionnement humain, dans son rapport à la haine, à la jalousie, aux poussées de violence. Comment peut en arriver au point d’être détruit(e) jusqu’à sombrer dans l’aigreur, dans la violence ? Le lecteur sera saisi au vif : Tout le monde peut basculer. Et on referme le roman en se demandant où est le point de bascule. Celui au-delà duquel tout espoir de résilience s’effondre.

1Pilar Quintana, La Chienne, Editions Calmann-Levy, 2020, P°28.

2P°15.

3P°62

4P°89

5P°37.

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