PAR Nassuf DJAILANI

Il y a des anniversaires que l’on célèbre avec peine. Ce 31 mars est un moment d’hommage pour saluer ta mémoire cher Salim, parti trop tôt en 2015. Déjà.
Enfant, les contes de ma grand-mère m’ont plongé dans le monde imaginaire de Nguvu Daïma. Il y avait toujours ce personnage féminin qui défiait tous les éléments et qui finissait toujours par se tirer d’affaire. Ma grand-mère entourée de petites filles avait l’air de ne s’adresser qu’à elles. Nous étions pourtant là aussi, ses petits garçons, ses petits enfants ! Mais nous étions en infériorité numérique. En grappe autour d’elle, nous étions en admiration. Dehors la pluie faisait rire la toiture en feuilles de cocotier. Dedans, sa voix chaude captivait toute notre attention.
Encouragée par nos yeux et notre souffle, la conteuse redoublait d’anecdotes.
Hala halélé !
Mipetraka taguiry
Mipetraka masikiny
Mipetraka reo
Mipetraka ata !
Et ainsi très tôt, nous avons vécu là, l’inconfort. L’inconfort d’être extrait de soi. L’expérience de nous mettre à la place des autres. Si je t’en parle, Salim, c’est que j’ai toujours noté cela dans les contes de ta grand-mère. Toi à Milépvani, moi sur les rives de la baie de Chiconi.
Hala halélé !
Seulement, trop longtemps, Salim, depuis si longtemps les langues du cœur se sont tues. La langue des contes a été supplantée. La langue des rêves a été dévoyée.
Et le silence est si assourdissant que nous sommes pris de vertige.
Le livre des livres nous enjoint pourtant de louer Dieu et de ne pas perdre espoir.
Le livre des livres nous enjoint de vénérer nos mères avant toutes les divinités possibles et imaginables. Parce qu’elles sont douées de vie, parce qu’elles sont douées de parole.
Leurs paroles irriguent nos entrailles et nous enjoignent d’aimer la vie.
De génération en génération, nous nous sommes faits conteurs pour ne pas rompre la prophétie.
A mi-chemin on s’interroge sur l’itinéraire à suivre. Le ciel pleure et nos pieds prennent racine hors des sentiers battus. Le siècle nous somme d’aller voir ailleurs et nous avons pris la route. N’avons-nous pas vocation à promener nos semelles de vent là où nos rêves nous mènent ?
Hala halélé !
Mipetraka taguiry
Mipetraka masikiny
Mipetraka reo
Mipetraka ata !
Tu nous as invités au voyage et nous t’avons suivi. Ce sera Milépvani, Hahaya et puis Marseille et ailleurs dans tes livres, ailleurs dans la vie. Il y a des labyrinthes, et parfois des ouvertures, des issues, rien qui entrave, tout qui s’ouvre, tout qui se donne.
Hala halélé !
De nos enfances, il y a eu les rires, précieux, les frustrations utiles, la tendresse bienveillante.
Hala halélé !
La mer efface les pas sur le sable noir de l’île. Dans la nuit de Dieu, une lueur nous guide.
Pourtant depuis si longtemps, nos plumes se sont échinées à dire. Depuis trop longtemps les mots meurent de nos lâchetés à être. Nous avons ramassé les mots mourants pour leur donner un petit peu de vie. Gonflés de prétention, nous nous rêvons démiurge. Et comme ce n’est pas assez, nous nous faisons créateur. Et dans notre élan des formes fixent des bouts de réel. D’émotions nous pleurons à l’écoute du conteur, d’émotions nous rions à la malice du diseur de bonne aventure.
Nos mots comme des mourants portent le fardeau de nos vies rompues. Il y a ici des mots fatigués qui fanent. Il y a là des petites lumières qui nous éblouissent.
A force de le répéter, les mots finiront peut-être par faire respirer nos réalités.
Ô ma reine, ta voix mélodieuse a traversé les océans et escaladé les montagnes pour tomber dans mes oreilles et dans mon cœur.
Je suis Mwamba, griot depuis la naissance de la lumière.
Je suis descendant de la dynastie des grands et honorables griots, ceux qui sont maîtres de la belle parole, ceux qui égrènent les noms des vénérables rois d’Afrique, ceux qui sèment les mots rythmés au son de la kora depuis le fleuve Niger jusqu’aux lointaines contrées de Dilonfoula, ceux qui sont les gardiens de la Mémoire autorisée.
Pieds nus, ma reine, j’ai traversé toute l’Afrique, évitant d’être le festin des lions et des crocodiles, pour venir ici et porter tes maux au-delà de nos océans.
Nous ne désespérons pas de l’écriture par fidélité à la magie du conte. Comme si écrire aide à repousser la mort, à faire sourire la vie.