Camille de Toledo ou comment conjuguer un regard présent au passé composé de sa colère…

PAR ANNIE FERRET

Camille de Toledo ©Francesca Mantovani - Gallimard 2017
Camille de Toledo ©Francesca Mantovani – Gallimard 2017

Il faut lire et célébrer absolument ce livre hybride, objet littéraire insolite à la croisée du récit, de la critique affûtée et de l’album de famille qu’on commente en s’attardant sur des détails, juste aux endroits sensibles,

ce livre où l’auteur joue à s’affronter lui-même, lui qui a publié son premier texte encore enfant,

25 ans seulement et déjà sous le refuge-paravent de ce pseudonyme par lequel il s’est installé et bien installé,

le texte d’un trop jeune homme qu’il recopie et commente et discute ici,

jouant de la typographie, dessinant des arabesques sur le papier, non pas pour faire joli,

non,

et même si l’entreprise n’est pas absolument nouvelle, même si elle est une quête formelle, livre après livre, pour faire ressortir ce qui est pourtant évident comme le nez au milieu de la figure, c’est-à-dire si voyant qu’on en est, à proprement parler, aveuglé, comme dans l’amour,

colère que les genres anciens ne suffisent plus à dire, quand elle explose le temps présent et déborde du passé,

parce qu’elle n’est pas une chose éteinte, rangée sous le tapis une fois pour toutes, abandonnée derrière soi,

non,

cette colère qui est la remise en question de toutes les croyances, les constructions, les archistructures,

qui font des forts

des truands

et des faibles

des faibles à jamais,

même quand on a compris, avec un instinct d’enfant, puis vérifié et validé une à une ses hypothèses avec la froideur du scientifique et du journaliste réunis,

constaté à l’aurore de chaque matin,

comme il disait l’autre,

qu’il y a quelque chose de pourri sur l’étal du Grand Marché Mondial,

c’est-à-dire du riche occident blanc contre le pauvre reste du monde non-blanc,

quelque chose qui a déjà tout d’un ventre à l’air qui grouille de charogne et d’une puanteur d’argent sale,

quelque chose d’aussi évident que la fin de l’histoire jamais finie,

quelque chose d’aussi brisé et tordu et machiavéliquement douloureux que la propre colonne vertébrale blessée de l’auteur,

quelque chose qui cloche dans notre histoire, celle qui devrait être commune à tout le genre humain,

une scoliose gigantesque qui découpe un monumental quartier de la lune à une infime minorité de nantis, qui nous ont appris la bonne leçon, celle qu’il fallait répéter et apprendre par cœur, ce que l’on a fait bien consciencieusement, alors que même un gosse,

pourtant,

était à même de le comprendre,

de comprendre :

comment la FIN DE L’HISTOIRE

fut l’habit, le déguisement du capital

sa ruse pour triompher, pour affirmer une liberté

qui n’était pas pour nous, les humains,

mais pour la tecnhique, pour la puissance

LA LIBERTÉ DU CAPITAL

CONTRE

les divers corps au travail

QUE LA FIN DE L’HISTOIRE FORÇAIT

à baisser la tête

en répétant sur toutes les chaînes de télévision et dans les journaux

HONTE AU COMMUNISME

en condamnant le monde ouvrier

à baisser la tête

« à cause des GOULAGS »

cette manière retorse

d’exiger le silence de celles et ceux qui ont

lutté sur plusieurs générations

pour une vie meilleure

celles et ceux, en fait, qui portent les matières du monde

HUMAINS ET NON-HUMAINS TRAVAILLEURS

qui font de la Terre un espace habitable

et en le relisant, je sens que l’enfant avait compris

cette ruse

et c’est cette lucidité

qui avait pris la forme, en lui, d’une colère

Annie Ferret, 29 juin 2025

(extrait cité pages 143-144)

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