« La littérature s’écrit avec des blessures et des rêves » Kebir M. Ammi

PAR KEBIR M. AMMI

Ce texte qui suit est la conférence donnée par le romancier Kebir Ammi au Musée Mohammed VI à Rabat, où l’écrivain était invité à l’occasion du lancement de son dernier roman intitulé A la recherche de Glitter Faraday au Maroc. Le romancier revient sur sa conception de la littérature.

Le romancier Kebir Ammi avec le professeur Driss Khrouz – Cécile Laroche

L’écrivain n’écrit pas avec une langue. Il a ceci de commun avec les artistes, les peintres, les musiciens…

L’écrivain écrit avec …ses mains. Avec ses yeux. Avec son souffle. Avec sa tête et son ventre. Il se bat dans une espèce de corps-à-corps avec …son corps.

Il écrit avec ses …maux.

Il écrit avec ses blessures et ses rêves.

Il écrit avec les seuls outils qu’il a à sa disposition.

Il invente au besoin ce qui lui manque. Pour exprimer ce qui doit être dit.

Prenons Choukry. Il invente sa propre langue. Il part d’une langue, mais comme elle ne suffit pas, il la bouscule, il l’incite à lui révéler sa face cachée. Sa langue de départ, c’est la langue arabe, mais il va la soumettre à la nécessité, à son imaginaire… Il la retravaille, pour lui faire dire ce qu’elle n’était pas encline à dire.

Il soumet la langue à ses désirs.

Khair-Eddine ne fait rien d’autre. Rappelez-vous cette explosion tellurique déjà dans Agadir.

Que fait Loakira dans Marrakech

Que fait Fouad Bellamine ?

Que fait Mohamed Abouloakar ?

Char aussi ou Valéry sont supposés écrire en français. Mais ils vont au-delà. Ils dépassent la langue de départ. Ils n’écrivent pas en français.

Chardin disait qu’il peignait avec des sentiments et non pas de la peinture.

On pourrait en dire autant de Manet ou de Velasquez.

Dans un texte sur Fouad Bellamine, je me suis fait l’écho de cet invisible qu’il traque inlassablement. J’ai dit qu’il puisait, dans sa mémoire et ses blessures, l’élément premier pour peindre. La toile, la peinture, les couleurs viennent en second lieu.

Il en va de même pour les écrivains. Ils n’écrivent pas avec des mots mais avec des sentiments, des émotions, des blessures, des espoirs, des rêves… Reconnaissons que leurs mots disparaissent sous nos yeux, lorsque nous les lisons, et ne subsiste que ce je-ne-sais-quoi qui fait d’une œuvre ce qu’elle est, cette part inquantifiable et si essentielle que véhiculent les émotions.

Il n’y a plus place pour les couleurs, dans l’œil de celui qui regarde, même s’il regarde la plus belle des œuvres. C’est autre chose de plus éblouissant, de plus enivrant, qui emplit ses yeux. C’est cette puissance, invisible et muette, que recherche le peintre. Les couleurs, la peinture, le pinceau s’éclipsent pour révéler ce que, dans le chaos du monde, dans le désordre généralisé, le créateur, comme en embuscade, essaie de dénicher.

Rouault a détruit ses toiles, un jour, parce qu’il ne parvenait pas à cette part de vérité qui était pour lui au-dessus de tout. Ce n’était pas, à ses yeux, les tubes de peinture qui étaient en cause.

Du début à la fin, Manet a essayé de composer un peu sa propre comédie humaine. Cela va l’autoportrait de Tintoret, en 1854, au Clairon, en 1882, la maîtresse de Valence, la chanteuse des rues, le déjeuner sur l’herbe, la femme au perroquet, le joueur de fifre ou Berthe Morisot.

Il découvre un pays, l’Espagne, et sa lumière. C’est cette lumière, plus que la peinture, qui comptera. Il la laissera inonder ses toiles.

Manet se promène dans la lumière de Madrid. Le reste du temps, il le passe au Prado. Pour voir Goya, Ribera, Zurbaran, et Velasquez qui sera pour lui le plus grand peintre qu’il y ait jamais eu, écrit-il à Baudelaire. Il note, pour lui, que toutes les œuvres de Velasquez sont des chefs-d’œuvre. Elles sont traversées par un regard baigné de lumière.

Comme l’écrivain, le peintre essaie de trouver une langue, pour y couler son imaginaire. 

L’écrivain essaie de trouver sa langue dans la langue.

Comme le musicien, il va à la recherche du ton et des sonorités ainsi que du rythme qui vont devenir sa propre langue.

L’écrivain ne peut pas vivre avec ce qu’il a besoin de dire s’il ne l’exprime pas.

Imaginons un écrivain qui décide de ne pas écrire. Ou qui ne peut pas, pour des raisons précises, écrire. Un écrivain qu’on empêche d’écrire. Ou qui « s’automutile » en décidant de ne pas écrire.  

Un écrivain qui n’écrirait pas étoufferait. C’est Barthes, je crois, qui dit cela. Les mots formeraient un trop plein dans la poitrine et la gorge de l’écrivain empêché, et provoqueraient son étouffement.

L’écrivain se bat pour ne pas étouffer. Pour cela, il reconfigure une langue. La remodèle. La redessine.

Car en vérité, il ne cherche que ça : que la langue s’éclipse ou se fasse transparente, pour lui permettre d’exprimer ce qui est au-delà et qui est capital.

Césaire pousse la langue dans ses derniers retranchements et la somme d’exprimer ce qui était de l’ordre du non-dit avant lui.

Mais la langue est un être vivant. Un être vivant qui fait face à l’écrivain. Il y a deux logiques et deux univers qui coexistent. Et il y a des résistances. C’est cette bataille entre eux deux qui va générer la littérature.

On peut s’appeler Césaire, mais on ne peut pas dire à la langue de se comporter comme on veut, sur une simple lubie. Il faut composer, ruser…user d’astuces. Voire de trahisons. La trahison ici est littéraire. Linguistique. On ne saurait faire l’apologie d’une trahison morale. Cela va de soi.

L’écrivain est un bâtisseur.

Il commence par bâtir sa langue.

Il bâtit ensuite sa maison.

Conrad a écrit en anglais, comme l’a fait Nabokov. Ils ont utilisé l’anglais.    

Pour Conrad, la langue était une langue du corps, le corps qui traverse le temps, une langue de la nécessité…

Conrad n’a fait que se servir de cette langue qui n’était pas la sienne au départ. Écoutons-le :

« Mon aptitude à écrire en anglais est aussi innée chez moi que toute autre possédée lorsque je vins au monde…l’anglais n’a été pour moi ni une question de choix ni une question d’adoption. Il y avait (dans cette rencontre) ce je ne sais quoi d’une reconnaissance exaltante presque physique. »

Ce mot « physique » n’est pas là par hasard.

Conrad poursuit cette longue tirade et la finit en demandant le droit « d’être cru lorsque je dis que si je n’avais pas écrit en anglais, je n’aurais pas écrit du tout ».

L’anglais lui a permis de trouver la langue du corps. Celle des blessures et des éclaircies que l’écrivain traque inlassablement.

Comment ne pas penser après cela au drame de Malek Haddad qui a décidé de s’arrêter d’écrire, car il était incapable d’écrire dans la langue de sa mère qu’il ne connaissait pas suffisamment ?

Malek Haddad commet ce que j’appelle un suicide littéraire quand il arrête d’écrire, de faire usage de la seule langue qu’il connait. Il met fin à ses jours en littérature, il meurt pour la littérature, il ne dit plus ce qu’il a à dire, il choisit de tuer par étouffement ce qu’il a encore à dire.

Ce choix tragique génère une perte incommensurable pour la littérature.

Osamu Dazai ou Kawabata et Neguib Mahfouz nous émeuvent, par-delà les langues dont ils se servent.

Il en est de même avec la poésie de Imru el Qays ou Matsuo Basho.

L’écrivain invente ses outils, il réinvente une langue, il trouve un chemin en …arabe, en russe, en chinois, en français… pour arriver au cœur et à l’esprit du lecteur.

Le peintre ne peint pas avec de la peinture, et le musicien ne compose pas avec des notes mais avec l’univers intérieur qui le taraude.

Il peint avec le monde dans ses mains et dans ses yeux.

Il peint avec sa colère et sa rage.

Avec ses rêves et ses espoirs.

Mes rêves et mes espoirs sont ceux d’un monde ouvert sur le monde. C’est cela qui m’importe toujours. A l’instar d’un Maroc à la croisée des chemins. Ouvert sur l’Atlantique, sur l’Afrique subsaharienne, sur la Méditerranée, sur l’Europe…

Ibn Battouta est allé à la conquête de l’ailleurs. Ses récits sont pleins du désir du monde. Il veut voir ce qui se fait de meilleur chez les autres. Il veut bâtir des ponts avec les autres.

Avant lui, Al Idrissi n’a rien fait d’autre, quand il a tracé la première carte du monde, à une époque où les tensions étaient grandes entre le Nord et le sud de la Méditerranée.

J’aime croire qu’il y a comme un fil, un fil invisible, sous-jacent, un désir du monde qui court à travers les siècles, et qu’on peut trouver dans mes livres.

Le sédentaire, qui a cru qu’il ne quitterait jamais sa ville natale, s’est retrouvé sur les routes du monde, voyageur malgré lui.

J’avais un sac, et dans ce sac, j’ai pris l’essentiel, les premières émotions. Elles étaient comme des tubes de peintures. Une palette et des pinceaux. Elles sont les fondations de l’homme et de l’écrivain.

L’écrivain que je suis se nourrit du sel de la terre.

Il dit le monde. 

Tout en moi dit le monde.

Mon errance s’enrichit au contact des autres.

C’est une porte ouverte sur l’altérité, les identités multiples.

Je suis d’ici et d’ailleurs. D’une terre ouverte en permanence sur le monde.   

J’aime voir Al Idrissi penché sur une carte en train de dessiner le monde.

J’essaie de bâtir des passerelles. Entre les lieux essentiels, ceux de l’enfance, et ceux du monde où je retrouve en tous lieux mon double.

Il n’y a aucune gloire à être né à tel ou tel autre endroit. C’est mon identité d’homme qui importe. Qui suis-je et qui est l’autre en face de moi ? Qu’est-ce qui peut nous rapprocher, nous permettre de vivre ensemble, de bâtir un monde apaisé, harmonieux, respectueux des différences qui, loin d’être une menace, enrichissent notre humaine condition ?

C’est cela que j’ai essayé d’exprimer dans mon dernier roman, « A la recherche de Glitter Faraday ».

La littérature, comme l’art, est un terrain de recherche et de jeu.

Pour moi, la littérature, c’est d’abord l’œuvre de l’un des nôtres. Un grand absent. Un Maghrébin avant la lettre, un fils de ces terres contrariées. Il faudra bien lui rendre justice un jour. Il faudra que son œuvre soit plus largement étudiée de Carthage à Rabat et Nouakchott, en passant par Alger. Que professeurs et étudiants donnent à cette œuvre la place qu’elle mérite.

Ce sont les Confessions de saint Augustin. Première œuvre autobiographique qui contient déjà l’essentiel, un point de départ pour le monde littéraire à venir : La mémoire, les intuitions psychologiques, la dimension du temps, la cellule familiale, la relation au père, et à cette mère, Sainte Monique, sans qui ce grand homme ne serait pas ce qu’il est devenu.

Les introspections proustiennes qui révolutionneront la littérature sont déjà contenues, sous forme de pistes embryonnaires, dans cette œuvre. Joyce empruntera des procédés augustiniens dans Ulysse ou Finnegan’s Wake. Faulkner aussi puisera dans cette œuvre immense. Les philosophes continuent encore de reconnaître leur dette à l’égard de saint Augustin lorsqu’ils parlent du temps. De nombreuses pages des Confessions ouvrent une brèche essentielle et constitueront un socle pour les interrogations à venir.

Puis, au fil du temps, la littérature est devenue pour moi, le roman.

Et un roman, c’est une maison.  Avec un toit, des murs, de nombreuses pièces, et des souvenirs inscrits dans chaque pierre. Une mémoire inépuisable.

Taghaste, mon premier roman, j’ai longtemps soutenu, que c’était un roman sur une période charnière de l’histoire de l’Afrique du Nord et de Saint-Augustin. Nous sommes au IVème siècle. C’est ce que révèle une première lecture.

Ce que je n’ai pas dit, c’est que ce roman est en fait l’histoire d’un homme, de sa mémoire, de son exil. C’est mon histoire. C’est l’histoire d’une maison qui disparaît, qui part en fumée. C’est l’histoire de notre maison qui n’a plus existé un jour. C’est toute la mémoire contenue dans une maison et dans une ville, Taza, c’est l’enfance, c’est la mort du père et la fin d’un paradis, la destruction d’un sanctuaire.

Autrement dit, il y a dans ce roman, comme dans tous mes romans, un envers et un endroit. Les peintres connaissent cela. Ils courent après des sentiments, ils courent après l’absence, ils courent après le monde…

Les musiciens ne font rien d’autre. Mozart ou Mingus sont travaillés par ce désir obsessionnel.

Le roman est un miroir qui interroge, en même temps qu’il livre une image. C’est un miroir à l’œuvre constamment, qui ne se laisse pas distraire par les images qui s’offrent à lui. Les portraits de Rembrandt portent ces interrogations.

Stendhal voit le roman comme un miroir qui reproduit fidèlement le monde. Je préfère voir le roman comme un miroir qui interroge le monde plus qu’un miroir qui se contente de voir se refléter sur lui, à son corps défendant, l’écume du monde, son apparence la moins rugueuse.

Il est bien évident que savoir raconter une histoire et tenir en haleine, est essentiel. Je pense à ces virtuoses du récit que sont Carlos Fuentes ou Vargas Llosa. Shakespeare avant eux, et Borges, ont puisé dans un fond d’histoire pour composer leurs chefs-d’œuvre. Mais ils ne racontent pas des anecdotes, mais des bouts de vie essentiels. Leur virtuosité est admirable ! C’est toute la force et la magie de l’esthétique. Ici, l’esthétique est un outil. Le bras armé de l’écrivain. Quand Fuentes écrit Mes années avec Laura Diaz, on voit défiler le monde. Il en est de même avec Tours et détours de la vilaine fille ou La fête au bouc de Vargas Llosa. On ne peut que songer au fameux mot de Cézanne : Il faut brûler le Louvre ! Leur talent est d’une insolence ! Mais s’ils ne lâchent pas leurs lecteurs, il y a autre chose qu’ils visent, la virtuosité n’est pas une fin en soi. Ils visent la raison et le cœur du lecteur.

Les peintres et les musiciens font la même chose. Leurs toiles ont pour finalité de retenir le regard, de le nourrir de questionnements. Une toile qui ne susciterait pas des questions manquerait, reconnaissons-le, son but.

La littérature est un porte-parole -elle porte la parole d’un lieu à un autre- mais c’est un porte-parole inquiet. La littérature n’est pas un passe-temps comme un autre. C’est une aventure complexe, périlleuse. Car on remue des choses qui ne sont pas évidentes pour tous, et pour soi. Elles sont une menace constante, elles peuvent mettre à mal un équilibre ou un ordre.

C’est le porte-parole de ce que je suis, ce que je m’efforce d’être, de ce que j’ai été, de mes rêves, des années essentielles, du pays de l’enfance, de l’incomparable lumière qui l’a bercée et qu’on ne retrouve plus, du paradis perdu, des blessures, des déchirements, de l’exil, de la reconstruction toujours en cours… 

Le pays, pour moi, c’est bien sûr le Maroc et Taza, et c’est cette mémoire inquiète, mémoire suspendue, entre ciel et terre, mémoire menacée par le temps qui passe inexorablement, marbre brûlant, incandescent et fragile où est inscrit ce dont ne témoigne plus aucune trace.

Tout est parti en fumée, un jour, de la maison il n’est resté plus rien. Nul n’est coupable. Nul. Sinon le temps. Sinon l’Histoire. Serait-ce l’Histoire ? L’Histoire avec une grande Hache ? (Perec). L’Histoire qui tranche dans le vif pour recomposer à sa guise le monde ? Il ne vous reste plus alors que les armes qui sont les vôtres pour combattre l’oubli et sauver ce qui peut l’être pour ne pas sombrer, osons le mot, dans la folie.

Le monde aurait pu cesser d’exister. Il avait perdu sa raison d’être. Son goût d’exister. Rappelez-vous le magistral mot de Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé, « le monde n’existe que dans la mesure où il est plus ou moins de notre goût ».

Le monde n’a de sens que par le regard qu’on porte sur lui, disait un peintre, Paul Klee.

Le sculpteur passe devant une pierre et voit la sculpture qui sommeille en elle. La tête inachevée de Victor Hugo par Rodin montre que le sculpteur ne fait que révéler ce qui existe déjà. Ce qui est dans la pierre. Et dans le monde. 

Le sculpteur explore, le peintre aussi, le musicien également, l’écrivain fait de même.

L’art est une quête de vérité. C’est une mise en question du réel. C’est dire, tenter de dire, qui je suis et dire mon rapport aux autres. C’est tenter de construire des passerelles vers les autres sans rien nier de soi. C’est une lutte contre la peur. C’est une tentative de s’approcher au plus près de l’autre. De découvrir son visage. Ses convictions. Sa vision du monde. Sa liberté.  C’est se battre pour la liberté de l’autre. C’est le désir d’un monde réconcilié, sinon en paix.

L’art est pavé de questionnements. Et le roman est une suite de questions. Le créateur ne se soucie pas de formuler des recettes ou des réponses, il met le réel en questions.

Le territoire du romancier, c’est la fiction, même s’il recourt à des éléments historiques parfois. Il ne doit être tenu comptable que de sa capacité à créer un univers et des personnages qui ne doivent rien au monde.

Dans les vertus immorales. Je n’ai pas cherché à raconter l’histoire de Mustapha Zemmouri. Personne ne peut la raconter. On peut émettre des hypothèses. En lisant les relations de voyage de Cabeza de Vaca, j’ai été ébloui par cette histoire extraordinaire, celle d’un Maure qui l’a accompagné dans le Nouveau Monde. On sait maintenant que ce Maure était d’Azemmour et qu’il s’appelait Mustapha Zemmouri.

Je voulais raconter cette histoire, d’autant que le 16ème siècle ressemble de manière troublante à notre siècle. Mais je n’ai pas raconté l’histoire de Mustapha Zemmouri. J’ai préféré composer l’odyssée d’un contemporain que j’ai inventé entièrement. Pourquoi ? Ce procédé me donnait une plus grande liberté.

Mon héros, Moumen, traverse le détroit de Gibraltar, se rend dans l’Espagne des inquisiteurs. Il est bel homme, cultivé, instruit, élégant… Il se frotte aux autres et les observe. Il rencontre du beau monde comme Montaigne, par exemple. Il va en Amérique et revient en Europe.

Encore une fois, dans les plis de cette histoire, c’est une autre histoire que je raconte. Le lecteur attentif, s’il me connaît un peu, réalise que j’ai glissé mon histoire dans l’enfance de Moumen. Dans son adolescence aussi. Ses pérégrinations dans le monde. Ses rencontres.

Ce roman permet d’interroger le réel tout en m’interrogeant, il met à nu ces ténèbres que sont le patrimoine de tout homme.

Je dois ajouter, pour que cela soit complet, que saint-Augustin, Apulée, Moumen, dans les vertus immorales, Mardochée…. disent tous que je suis du Maghreb.  Un Maghreb que rien ne peut remplacer. Inscrit au plus profond de mon être.  Mais d’un Maghreb hanté par le monde. Un Maghreb qui refuse d’être enfermé loin des autres. Je ne peux pas concevoir ma vie enfermée dans une tour.

On écrit, on dit le monde, avec ce que l’on est. On ne peut pas échapper à ce que l’on est.

Je fais du déplacement dans l’espace et le temps les deux axes de mon écriture.

Ce déplacement et cette écriture me guérissent. Rappelez-vous le mot de Defoe que j’ai cité plus haut : « le monde n’existe que dans la mesure où il est plus ou moins de notre goût ».

J’essaie de reconstituer le monde, de le rendre à mon goût après la destruction du sanctuaire.

« A la recherche de Glitter » est un prolongement de cette quête commencée il y a près de trente ans.

De quoi parle-t-il ?

D’art.

De musique.

De Charlie Mingus.

De fraternité.

Du respect des autres.

Il m’a fallu des années pour écrire ce roman. Car je voulais, pour des raisons précises que j’expliciterai, que la musique soit présente de bout en bout.

C’est sûrement la musique portée à son point le plus incandescent par Charlie Mingus qui est le personnage principal de ce roman.

La musique est un reflet du monde. Et le jazz est une dénonciation de l’ordre établi. C’est une arme.

Charlie Mingus a accompagné Martin Luther King et les mouvements de lutte pour les droits civiques.

Sa vie et sa musique ne faisaient qu’un.

Le jazz est la voix des vaincus et des faibles.

C’est pourquoi ce roman, « A la recherche de Glitter Faraday », nourri de musique, est comme la toile d’un peintre.

Il évoque des gens qui n’ont en apparence rien à voir entre eux mais qui sont profondément liés en vérité.

Il est bâti sur les destinées de trois personnages : un Noir, un Indien et une Blanche, des personnages de la marge, qui viennent rappeler au monde qu’il ne peut pas s’en sortir s’il s’obstine à exclure une partie des siens.

J’ai dit en commençant cette conférence que l’écrivain n’écrit pas avec une langue.

Ce roman, je l’ai écrit avec une mémoire déchirée, avec mon corps tout entier, avec ma tête et mon cœur.

Il m’a fallu des années pour écrire cette histoire

Cézanne a dit : la peinture est une drôle de chose.

Je peux reprendre le mot de Cézanne et le détourner pour dire que la littérature est une drôle de chose.

Cézanne était désespéré, mais il se battait.

Il savait qu’il devait se battre.

Son ami Zola a longtemps cru que Cézanne était un incapable et qu’il ne peindrait jamais.

Cézanne avait ses tubes de peintures, son chevalet, ses toiles, ses pinceaux…

Mais il lui a fallu attendre la fin de sa vie pour être le Cézanne que nous connaissons et que Zola n’a pas vu.

La littérature est une drôle de chose.

Un jour de juillet 1969, avec mon frère Kamel, nous avons sauté dans le train. La frontière était ouverte. Ça nous a pris un peu plus d’une journée depuis Taza, pour nous rendre à Alger. Kamel avait 19 ans et moi, 17. Ce fut le plus bel été de ma vie. Nous avons vu et écouté Archie Shepp, Nina Simone, Manu Dibango, Myriam Makeba… dans la splendide baie d’Alger.   

Nous étions comme deux frères jumeaux. Kamel était très sensible et il jouait tout le temps de la musique. Il n’y avait que cela qui comptait pour lui. Il aurait pu être un grand musicien.

J’avais une dette vis-à-vis de lui.

Je me dis qu’il doit être heureux là où il est.

J’aime penser qu’il m’entend lorsque je raconte cette histoire.

Il m’a initié au blues et au jazz surtout. Il m’a fallu plus de cinquante ans pour écrire cette histoire que j’ai commencée à Birmingham, dans l’Alabama, un mois d’août, il y a sept ans.

Ce roman n’est rien que ça. Une dette vis-à-vis de mon frère Kamel.

Oui la littérature est une drôle de chose.

Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’elle s’écrit avec une langue. Ne croyez pas aux apparences. La littérature s’écrit avec des blessures et des rêves, pour tenter d’expliquer le monde et le rendre un peu à notre goût.

Une réflexion sur “« La littérature s’écrit avec des blessures et des rêves » Kebir M. Ammi

  1. Kebir fait un commentaire émouvant sur la vie, son vécu d’artiste, son expérience. Le but de ce solitaire est de communiquer avec autrui, cet inconnu, établir un rapport avec le monde extérieur, et lui donner un sens, “le mettre à son goût”. Comme tout artiste, son outil est des plus modestes, des mots, des sons, des couleurs, des formes insufflés de vie et d’amour. C’est un travail de longue haleine au seul carburant est la patience, n’ayant comme seule boussole que sa mémoire.
    Ayoub A. Touzani

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