PAR ANNIE FERRET – © PHOTOS Christophe Raynaud de Lage

Sa passion pour l’histoire aura probablement été à l’origine d’un de ces spectacles que l’on n’oublie pas, pas seulement parce qu’on y est emporté jusqu’à l’émerveillement, mais parce qu’on y apprend énormément et qu’on a le sentiment d’en sortir un peu moins naïfs.
Si beaucoup de Français n’oublient pas que 1871 marque la fin de la Commune de Paris, qui s’achève par la Semaine sanglante et la déportation de près de 4000 communards en Nouvelle-Calédonie, bien davantage ignorent sans doute que la France a condamné au même sort entre 1864 et 1921 des prisonniers de droit commun, Algériens pour la plupart, mais aussi Tunisiens ou Marocains. Parmi eux aussi, des prisonniers politiques, tels que les chefs combattants kabyles révoltés autour d’El Mokrani contre l’État colonial cette même année 1871.

Abdelwaheb Sefsaf, dramaturge, metteur en scène, interprète et directeur du CDN de Sartrouville, illumine les Zébrures d’automne à Limoges avec son flamboyant Kaldûn.
C’est donc à des milliers de kilomètres de chez eux, après un voyage de 150 jours enfermés dans des cages communes où il est impossible de tenir debout qu’Abdelwaheb Sefsaf, par la magie du théâtre, imagine cette improbable rencontre entre Louise Michel et le frère de Cheikh El Mokrani, Bou Mezrag El Mokrani, qui a pris sa suite, a été fait prisonnier puis déporté. Il ne rentrera en Algérie qu’en 1905, peu de temps avant d’y mourir.

Et à cette rencontre en succède une autre, confluence d’une troisième lutte, qui culmine quelques années après leur arrivée, en 1878, celle des Kanaks, incarnée notamment par le grand chef Ataï de Komalé. Ce dernier, chassé de ses terres avec les siens et réduit à cultiver une zone pierreuse et aride, ose tenir tête et se présenter devant le gouverneur français Léopold de Pritzbuer, déversant à ses pieds d’abord un sac de terre : « voilà ce que nous avions », dit-il, puis un sac de cailloux : « voici ce que tu nous as laissé ». Il répond encore à celui qui lui conseille de mettre du fil barbelé autour de ses cultures de taros pour éviter que le bétail du gouvernorat ne les piétine que quand ses taros iront saccager ses bêtes, alors seulement il mettra une barrière autour de ses taros. Bien entendu, rien n’y fait et la révolte kanak est réprimée dans le sang. Le 1er septembre 1878, Ataï est abattu par un traître kanak et sa tête sera transportée dans le formol et exposée à l’Exposition universelle avant d’être conservée au Muséum d’histoire naturelle et au Musée de l’Homme à Paris, restituée seulement en 2014 :
« Que partout les traîtres soient maudits ! » s’écrie Louise Michel dans ses Mémoires.
Les Algériens eux-mêmes seront amnistiés, « prisonniers libres » sortis du bagne mais à qui l’on interdit de quitter l’île, après avoir contribué à mater l’insurrection des autochtones.

Mais la magie du théâtre, c’est de pouvoir raconter l’Histoire par un autre bout, le point de vue des petits, des opprimés, des vaincus, c’est de faire se chevaucher ces luttes pour la liberté, de souligner leur sens, de tordre le cou enfin à l’écriture tronquée des vainqueurs.
Ces trois luttes aux accents brechtiens qui se donnent la main sur la scène sont sœurs, elles se ressemblent, elles se murmurent d’une bouche à une oreille et se répercutent dans les chants qui sortent des lèvres dans toutes les langues : on entend le drehu, la langue de l’extraordinaire danseur et slameur Rémy Hnaije, qui est l’une des vingt-huit langues parlées en Kanaky, on entend l’arabe, on entend le français, toutes avec les mêmes accents de révolte. Les images d’archives qui apparaissent sur un écran en fond de scène, montrent des danses traditionnelles qui emportent la salle entière, la narration qui vient discrètement soutenir, quand c’est nécessaire, la chronologie des années qui s’égrènent, projetées sur le rideau de scène, les couleurs somptueuses, les décors tellement magnifiques, presque trop beaux pour contenir la misère qu’ils racontent, mais pas encore assez pour souligner la dignité de ces êtres, tout est dosé, intelligent et juste, pas un seul artifice, pas un effet de trop, simplement un spectacle parfait, au sortir duquel il est impossible de dormir tranquille.
Annie Ferret, le 28 septembre 2025.