
Originaire de Mayotte, Jarre Jary Ascandari n’est pas un si jeune homme que son portrait, saisi par son ami Rambi sur le rabat de couverture, le laisse penser, mais il est pourtant un jeune poète de 39 ans. Clin d’œil aux ténèbres est son premier recueil et il est de ces recueils débutants qu’on ne peut comparer qu’aux grands, ces textes qui, à peine nés, sont déjà des fulgurances. Dans ces pages dangereusement aiguisées comme la lame et troubles comme les premières années de la vie, enfance rime avec violence. Progéniture mise au monde « par le bas » (p.15), ce qui est tout dire. Et encore tout de suite faut-il souligner une autre obsession, celle du retour, du revenir, du pas en arrière. C’est ainsi dès les premiers mots, les tout premiers vers :
« lever le voile
de l’enfance
pour y retourner »
Et puis, tel un refrain, cela se répète encore et encore, comme une cadence lancinante au cœur du poème : « y retourner ».
L’enfance, donc, ou le passé, au sens large, le temps d’avant le temps, toujours vécu avec mélancolie, regret, idéalisé par la noirceur du présent. À première vue, on ne peut pas dire que la poésie de Jarre Jary Acscandari soit tissée d’images de douceur, « mère / encerclée / par une meute / acculée / jusqu’à avorter » (p.28), « des visages sonnés /par la détonation » (p.29), des « fusillés à bout portant », « un crime de sang fut / commis aux yeux de tous » (p.30), être un « enfant / désabusé » (p.31), une « plaie » (p.34), contempler des « vies brisées» (p.35), la liste est longue des peines et des douleurs, et pourtant ce n’est nullement une lecture désespérante, bien au contraire, c’est une lecture que l’on s’offre lentement, que l’on mène parfois à contre-courant, comme on aimerait toujours avoir envie de lire la poésie, aller et revenir, « y retourner » justement, pour comprendre, affiner, goûter l’âpreté, la verdeur, la pertinence des images, être troublé aussi : quel intérêt aurait en effet une poésie qui ne dérangerait pas ?

Il y a une maîtrise impressionnante dans les mots de ce court recueil, mais on pouvait s’en douter, tant les éditions Project’îles qui les accueillent ne récoltent pas au hasard, une lumière qui s’offre aussi à la patience, et tout de même, à tout prendre, on comprend pourquoi le jeu en vaut la chandelle. C’est que tenter le retour vers l’enfance, c’est au moins se donner une chance de recommencer, de repartir à neuf :
« nous sommes ressortis
des palétuviers soldats
avec la légèreté de l’enfance » (p.41).
Ainsi « redevenir fœtus » peut-il être synonyme d’ « être en lieu sûr » et « soustrait aux sévices » (p.43). C’est dire que le chemin emprunté par le poète échappe à tout fatalisme. Il n’y a pas de répétition inéluctable et aucune raison de revivre toujours le même cauchemar. L’enfance, le revenir sont des voies de sortie. Il faut certes « libérer les ombres, libérer les muqueuses, déshabiller les ombres », c’est-à-dire aussi s’en défaire pour « une renaissance féconde » et pour « voir renaître l’innocence ».
C’est donc une poésie de la formation et de la transformation qu’écrit Jarre Jary Ascandari, une poésie charnelle de l’amour enfin physique, qui réapparaît comme une promesse dans la dernière partie du recueil, mais une promesse teintée de provocation et de blasphème. Soudain alors, parler d’amour, même humain, c’est parler de religion :
« Le vieillard
me témoigne
toute l’affection de son âge
prétendant aguerri
au crépuscule
de sa fougue
mes veines réclament
du soufre
mes doigts
la fureur du forgeron
ma bouche
l’infini
déversement de l’Okavango. » (p.69),
c’est être « amante de Dieu », comme le souligne le titre de cette avant-dernière section. De cette provocation-là à la provocation politique et contestataire, il n’y a qu’un pas et la dernière section sait se faire féroce, dénonçant même l’ennemie en creux, « celle qui fut nobélisée », rappelant tout de même qu’ « avec le Prix / on n’arrêtera / ni / le récital des machettes / ni les gazouillis des oiseaux de passage ». De fait, les tout derniers poèmes en kibushi sont eux-mêmes une déclaration d’amour à la langue, mais très certainement aussi et de l’aveu du poète un « geste à la fois intime et politique ».
Le retournement s’accomplit. De la violence subie au début du recueil ne reste alors qu’une force tellement emmagasinée et compressée, tellement pleine, qu’elle ne demande plus qu’à (se) retourner elle aussi. Et voilà qu’on comprend, qu’on revient, précisément là où voulait nous conduire le poète, on déroule les pages à l’envers et tout devient logique : refaire enfance, faire naître une génération neuve, non pas pour bégayer les mêmes souffrances, mais pour lutter et sortir vainqueur. Le clin d’œil aux ténèbres ne signifie que ce qu’il est : un regard jeté vers l’arrière, en vitesse, mais aussi vite rattrapé pour se tourner de nouveau vers l’à-venir, vers la lumière.
Annie Ferret, le 20 mars 2025,
Jarre Jary Ascandari, Clin d’œil aux ténèbres, éditions Project’îles, 2025