PROPOS RECUEILLIS PAR RAHARIMANANA
Hala Moughanie, publie ici, aux éditions Project’îles, son premier roman : Il faut revenir. Née au Liban, elle a choisi d’y retourner vivre après une quinzaine d’années en France. Auteure bien connue du théâtre, elle a reçu plusieurs distinctions littéraires, Prix RFI Théâtre en 2015 avec Tais-toi et creuse (Dar Arcane, 2013), Prix du quartier des auteurs du Tarmac, La mer est ma nation (inédit, 2017), Prix du théâtre de la Colline pour l’ensemble de son œuvre dramatique. Nous l’avons rencontrée et l’avons interrogée sur son écriture, ce lien puissant avec un pays, le Liban, ses personnages, ses paysages, son génie, ses contradictions, sur la violence de la guerre et la paix toujours, sans cesse rêvée, renouvelée, explosée, infatigable phénix qui renaît de ses cendres. Une écriture poétique, tendre et violente à la fois, avec une touche récurrente de drôlerie qui parfois vire, dérive vers l’absurde. Une écriture renouvelant le regard sur le Liban et sa littérature.




PROJECT’ILES : Pourquoi il faut revenir ?
Hala Moughanie : Vous voulez dire, pourquoi faut-il revenir après avoir raconté, sur près de trois cents pages, la folie, la souffrance, le désespoir ? Eh bien, par amour. Ça a l’air dingue comme ça, c’est déraisonnable, c’est irrationnel, c’est vrai. Mais en vérité, la seule et unique raison pour laquelle il faut revenir, c’est parce qu’il y a une possibilité d’amour.
PROJECT’ILES : Quel est ce Liban dont vous parlez ?
HM : Je parle de plusieurs Liban. Je raconte avant tout mon Liban intérieur, celui qui nourrit mon imaginaire depuis toujours, tant durant les périodes où je n’y étais pas que durant celles où j’y ai vécu. Ce pays-là est fait de guerre et d’exil – en tant que Libanais, on ne peut échapper à ces réalités constitutives de notre vécu commun –, mais aussi de mythes que nous nous racontons pour donner forme et sens à notre présence aléatoire sur cette terre. Comme par exemple, la grandeur du Liban, son aspect biblique, le fait que ce soit « le plus beau pays du monde », poncif récurrent et en même temps on ne peut plus questionnable etc. Toutes ces croyances, je les relate et je m’amuse à les dépoussiérer en espérant contribuer à leur renouvellement.
Mais je raconte aussi l’histoire d’un pays en mutation, en prise avec un processus de délitement. Je raconte le chaos, le tourbillon que nous traversons envers et contre tout, en restant debout coûte que coûte. Je me refuse de l’expliquer. Je le montre, simplement. Par touches. Et c’est là le grand défi. Il nous est souvent demandé, à nous, auteurs « non métropolitains » de langue française, d’expliquer nos pays et nos sociétés, comme s’il fallait les rendre compréhensibles pour ceux qui ne les connaissent pas. En réalité, nos sociétés ne sont pas saisissables par cette approche pour la simple raison qu’aucune société ne l’est ! Toute société est multiple et donc floue, c’est tout son intérêt. Or, en tentant de rationaliser et de comprendre par le biais de l’intellect, nous fragmentons la variété des expériences qu’offre un lieu, nous le fractionnons, le fragmentons. Ce faisant, nous contribuons au fantasme qui non seulement consiste à se représenter ce lieu de manière figée, mais qui nous force aussi à nous mettre dans une position assez improbable où nous devons légitimer notre existence en même temps que la trahir, puisque nous ne pouvons la transmettre entièrement.
Il s’agit alors d’appréhender les nuances inhérentes à toute vie, celle-ci étant désordonnée, fluctuante, mouvante, indéfinie. Et pour y parvenir, je suis convaincue qu’il ne faut pas de grands discours, ni même de belles intentions, et surtout pas d’études socio-économiques ; il faut simplement tenter de mettre en lumière ce que j’appellerai des « singularités sentientes » qui permettent de défier – voire de court-circuiter – la raison pour nous obliger à ressentir.




PROJECT’ILES : Il faut revenir est un roman sur le paysage, l’architecture, les villes, les routes, les camps et les grandes étendues. Comment avez-vous mis en place ces longs et fréquents passages sur le paysage ?
HM : C’est un truisme de dire que le Liban est fait d’une diversité de paysages. C’est le cas de tous les pays du monde, l’homogénéité n’existe pas. Pas même dans le désert, si on sait regarder ! Mais il me fallait le dire et il me fallait le donner à voir. J’avais envie de raconter ce que ces paysages évoquent en moi, qu’ils soient naturels ou urbains. Alors je leur ai donné une grande place, non pas en « mettant en place » des passages sur le paysage, mais en reconnaissant sa présence et en le laissant traverser le texte, en lui permettant de devenir le personnage principal du roman. En cela, il est vivant : il façonne autant qu’il est façonné ; il fait écho à la trame romanesque en disant l’absence de politiques publiques ou la voracité capitaliste ; il décrit la grandeur de nos vestiges archéologiques et la mémoire des guerres, il démontre à quel point les murs sont capables de parler. Il est stratifié, à l’image de notre histoire, mais aussi, il évolue, ce qui fait qu’au fur et à mesure qu’on assiste au délitement du pays, le paysage se délite aussi.
PROJECT’ILES : Vos deux personnages, Lila et Rim, sont sœurs. Le roman commence avec les dérives de Lila et finit avec la descente aux abîmes de Rim. Du personnage de Lila qui tente constamment de s’effacer, faisant d’elle un être insaisissable, on se retrouve face à celui, monstrueux, de Rim. On parle beaucoup de sororité en ce moment. En est-il question dans votre texte ?
HM : Rim et Lila sont sœurs donc oui, il y a une sororité de fait, celle du lien de sang. Mais aussi, même si elles s’opposent en tout, ne se rejoignent sur rien, elles forment à deux une sorte de communauté qui a son propre langage. Elles communiquent par la musique ou par signes, elles se comprennent dans le silence, connaissent intimement les états intérieurs de l’autre. Leur lien est au-delà des mots. Surtout, elles sont présentes l’une pour l’autre, chacune à sa manière, elles prennent soin l’une de l’autre, se soignent, la douleur ou la joie de l’une devient celle de l’autre. C’est selon moi la définition de la sororité, non pas dans le sens socio-politique prédominant dans les luttes actuelles, mais dans le sens de la conscience évidente de l’autre, de celle (mais ce pourrait être « celui » !) qui est différente de soi mais qu’on ressent de manière intime et avec laquelle on reconnaît partager une condition commune.
Cela étant dit, il y aurait un autre niveau de lecture, qui est que ces deux personnages sont les deux faces d’une même pièce. Lila tente d’avoir une vie sociale, professionnelle, amoureuse, essaie de se trouver des engagements ; elle veut aller à la rencontre du monde qui l’entoure. Rim, au contraire, a été privée de cette expérience-là et est entièrement tournée vers elle-même. Son corps, que vous dites monstrueux, n’est que le symbole de son rejet dans une société qui ne peut incorporer le corps de la femme sacrée que devient Rim : entièrement lovée en elle-même, elle développe un mysticisme qui est moulu dans un syncrétisme religieux. Elle use d’un langage différent du langage social puisqu’elle parle en images, symboles, paraboles, elle cite les textes saints et les dictons de sagesse populaire ; elle renoue avec la sacralité de cette terre où nous sommes nés. Ce personnage n’existe pas en dehors de lui-même, contrairement à Lila qui est une tentative de vivre à l’extérieur de soi. Autrement dit, Lila et Rim sont deux manières contradictoires et pourtant concomitantes d’être au monde, deux possibilités d’existence.




PROJECT’ILES Le roman se passe avant l’explosion au port de Beyrouth du 4 août 2020, on a pourtant l’impression qu’elle est là, à chaque page.
HM : L’explosion en tant que phénomène physique, non, elle n’est pas dans ce texte que j’ai terminé en juin 2020 et qui par ailleurs se déroule entre 2003 et 2019. Elle est dans un autre récit qui est encore dans mes tiroirs ! En revanche, en retravaillant ce roman, en 2022, j’y glisse un clin d’œil subreptice, parce que cette explosion monumentale, on ne pouvait la prévoir dans la forme, mais on pouvait l’attendre dans le fond, en tant que symbole de l’explosion d’un système politique et social. Ce que vous percevez dans le texte, ce n’est pas la préparation de l’explosion du port, mais bien celle du système, qui arrive après des décennies, que dis-je, après des siècles de tensions, de conflits, de guerres, d’occupations ou de malversations politiques. L’histoire du Liban a, à mon sens, produit une société magnifique, marquée par son refus de l’abdication et par sa capacité à aller de l’avant mais qui, structurellement, a toujours la sensation d’être au bord du gouffre. Ce qui, selon moi, n’est pas un drame en soi, je suis convaincue que les Libanais sont capables d’inventer un autre mode de fonctionnement sociétal et politique, pour la simple raison qu’ils y ont finalement toujours échappé, dans le sens où on l’entend communément, du moins.
PROJECT’ILES : Comment expliquer le mutisme de Lila ? On a l’impression que les pensées affluent en elle mais qu’au fond, elle s’empêche de parler.
HM : Lila arrive au Liban mue par l’objectif de comprendre. Sérieusement ? Quel objectif illusoire ! Mais elle s’y attache, elle imagine que c’est en comprenant ce pays incompréhensible (comme s’il y avait des pays compréhensibles !), qu’elle trouvera sa place. Le fait est qu’elle est en prise avec une société faite de tensions, de frictions, de contradictions. Pire, de multitude. Tout s’oppose, rien ne se rejoint. Du moins en apparence. Face à cela, Lila ne juge pas, ne prend pas position. Non pas parce qu’elle n’a pas d’avis, mais parce que sa manière de voir le monde est en totale inadéquation avec ce qui se joue devant ses yeux. Le mutisme lui permet donc de continuer à exister dans ce monde-là. Et surtout, de ne pas avoir peur du paradoxe, ni même de l’incohérence, car l’humain est incohérent, soyons honnêtes, la cohérence est un mythe, la linéarité de la pensée et du devenir aussi ; or c’est bien l’humain, dans sa complexité, qu’il faut pouvoir être capable d’embrasser.
Mais ce n’est pas parce qu’il y a mutisme qu’il y a silence et, à l’intérieur de Lila, existe un monde foisonnant, d’autant plus nourri qu’elle peine à l’exprimer. Et c’est dans cet espace en elle que se déploient les possibilités de rêve, d’espoir, de beauté, d’érotisme. Ce qui renvoie à une question que je pense être essentielle : en tant que Libanais, que nous permettons-nous de dire de nous-mêmes ? Le regard qui est habituellement posé sur nous est soit exotisant, soit misérabiliste. Mais enfin, nous ne sommes pas cela, nous sommes la vie qui se fait, dans un mouvement qui peut être aussi joyeux que sa violence peut être forte. A-t-on droit à la vie ? Au rêve ? A-t-on le droit de l’exprimer haut et fort, ou devons-nous rester confinés dans les catégories de malheur qui nous ont été assignées – ou que nous nous sommes assignés, d’ailleurs, parfois -, par confort, par paresse intellectuelle ou par altération du désir d’altérité ?




PROJECT’ILES : Quid de l’exil ?
HM : Il y aurait trop de réponses à cette simple question. Trop de pistes à explorer. Comment allier le fait que l’exil soit tant un mirage douloureux qu’une opportunité incroyable d’aller sur les routes du monde ? Ou le fait que l’exil soit inscrit dans l’ADN des Libanais depuis des générations mais qu’en même temps, ils le vivent comme un déracinement et une fatalité ? Comment dire qu’on ne se défait pas d’une terre ? Comment dire que ceux qui délaissent ce pays qu’ils considèrent être invivable sont massivement remplacés par d’autres pour qui le Liban est un lieu d’accueil plus rassurant que celui qu’ils quittent ? Comment dire que dans ce pays à l’émigration tentaculaire, on peut regarder l’étranger avec dédain, voire racisme ? Vous voyez, il n’y a pas vraiment de réponses à votre question, il n’y a que d’autres questions. L’exil est une source et un puits sans fond. Ce que je peux dire, c’est que dans « Il faut revenir », je tente de toucher du doigt toutes ces pistes de réflexion en donnant à voir différentes modalités de départ et de retour au pays. Mais au final, toutes amènent à se demander où et comment s’inventer un « chez soi ».
PROJECT’ILES : C’est votre premier roman. Vous êtes connue comme auteure de théâtre, pourquoi ce basculement vers un autre genre ?
HM : Ce n’est pas un basculement de genre. C’est un basculement de désir, et le désir impose le genre. Je m’explique : mon théâtre a pour ambition de démontrer les dysfonctionnements des systèmes socio-politiques, de les décortiquer. Mes pièces ne sont pas contextualisées, ou si peu, pour la simple raison que ces systèmes, nous les avons en partage avec le reste de l’humanité ; ce qui fait que, lu n’importe où dans le monde, mon théâtre peut devenir – c’est du moins comme cela que je l’imagine -, un support pour l’imaginaire des autres, un carcan sur lequel peuvent venir se greffer d’autres expériences du monde. Alors que pour le roman, j’ai pris le parti très clair d’inscrire l’écriture dans un espace géographique et historique précis qui est le Liban. J’en fais le centre du monde, je l’explore, je dérive, je dévie. Le territoire du roman est un territoire tangible, existant, dont j’élargis le périmètre pour lui faire épouser celui, plus large et diffus de l’imaginaire. Alors que le territoire du théâtre est purement métaphorique.
PROJECT’ILES : Comment voyez-vous la suite ? Entre roman et théâtre ?
HM : J’ai un récit sur l’explosion du port dans mes tiroirs. J’ai un autre roman en gestation. Je ne ressens pas l’urgence du théâtre, pour l’instant, mais elle peut me revenir d’un coup, je ne sais pas, j’aime l’idée d’être surprise par moi-même. Ou par la vie. Nous verrons bien.
Pour suivre l’actualité de Hala Moughanie :
sa page Instagram https://instagram.com/hala_moughanie?igshid=MzRlODBiNWFlZA==
Suivre nos publications sur : http://www.editions-projectiles.com