« La réconciliation passe par la capacité d’entendre l’autre discours, celui qui ne nous appartient pas » confie Alexandra Badea

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

L’histoire des réunionnais de la Creuse est au centre du dernier volet de la pièce d’Alexandra Badea en création actuellement à la scène nationale d’Aubusson. Véronique Sacri comédienne réunionnaise a rejoint la troupe pour ce dernier volet. Rencontre avec la metteure en scène en marge des répétitions.

PROJECT-ILES : La création du troisième volet du spectacle à la scène nationale d’Aubusson est une belle opportunité pour ré-ancrer et ré-interroger l’histoire du Limousin par rapport à la déportation des enfants de la Creuse ? Est-ce que l’histoire des enfants de la Creuse, cette histoire manquante, a surgi dans le spectacle du fait de la collaboration avec Aubusson, ou est-ce qu’il était déjà intégré dans votre pièce avant, au moment de l’écriture ?

ALEXANDRA BADEA : J’ai commencé la création de cette trilogie en 2016 avec une histoire liée au massacre des tirailleurs sénégalais de Thiaroye, et en parlant autour de moi, quelqu’un m’a rappelé le déracinement des enfants réunionnais dans la Creuse. Comme le deuxième volet était axé autour de la répression violente de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961, ça m’a paru évident de traiter ce sujet dans ce dernier volet.  C’est une histoire qui m’a troublée et qui avait toute sa place dans cette trilogie qui interroge les récits manquants de la colonisation et de la post-colonisation. Je me suis donc rapprochée de Gérard Bono l’ancien directeur de la Scène Nationale d’Aubusson, qui connaissait bien mon travail, pour organiser une résidence et pouvoir rencontrer des personnes ayant été confrontées à cette réalité. J’ai fait la même chose à l’Ile de la Réunion. C’est comme ça que les premières lignes de ce récit ont pu s’articuler.

PROJECT-ILES : Le fait que la jeune fille dans ce dernier volet est un fantôme, est-ce le révélateur d’une histoire encore cachée, douloureuse franco-réunionnaise ?

ALEXANDRA BADEA : Une des choses qui m’a le plus émue c’est la séparation des fratries et le nombre impressionnant de jeunes filles qui se sont suicidées ou qui se sont retrouvées dans des hôpitaux psychiatriques. Il y a aussi l’impression que j’ai eu en me retrouvant devant le foyer de Guéret. Il y avait quelque chose d’une maison hantée. C’est comme ça que l’idée de cette présence fantomatique est apparue. Je ne sais pas si c’est un fantôme ou une image souvenir que chaque personnage convoque dans son inconscient en se retrouvant vingt ans après dans ces lieux où ils ont vécu leur traumatisme. En tout cas c’est elle qui leur permet d’affronter la vérité, de la raconter pour la première fois et de la partager avec les autres.

Véronique Sacri, comédienne réunionnaise rejoint la troupe dans le dernier volet de la pièce Points de non-retour © AgencesArtistiques.com

PROJECT-ILES : Les souffrances sont encore perpétuées aujourd’hui à cause du silence et des mensonges, est-ce que le fait d’amener ces histoires au théâtre est une façon de réparer ?

ALEXANDRA BADEA : Pour moi la question de la réparation est essentielle. On attend la réparation de la part de l’État, mais je pense qu’elle peut aussi venir de la part des artistes, de celles et ceux qui racontent des histoires et qui ont la possibilité de (de)construire l’imaginaire. C’est en passant par le sensible qu’on peut aussi apaiser ces blessures. Le théâtre est un espace public et faire entrer ces récits dans cet espace est fondamental pour pouvoir atteindre cette résilience dont on parle beaucoup ces derniers temps. Boris Cyrulnik dit que pour la victime d’un traumatisme le travail de résilience peut commencer au moment où quelqu’un qui ne fait pas partie de ce groupe est prêt à écouter son récit, car cette personne représente quelque part la société entière. Il y a cette belle phrase du poète Paul Celan que j’ai découvert pendant l’écriture de la Diagonale du vide : « Je serai témoin pour le témoin. »

PROJECT-ILES : Comment on travaille aujourd’hui sur la matière historique comme celle des réunionnais de la Creuse avec des personnes concernées encore vivantes qui vivent sur le territoire ?

ALEXANDRA BADEA : Moi je passe par la fiction. Je ne fais pas un théâtre documentaire. Je pars à la rencontre de celles et ceux qui veulent me parler, sans forcer la parole, je les écoute, je pose des questions avec délicatesse. Je lis beaucoup d’écrits historiques, sociologiques et psychologiques et ensuite je me détache de tout ça et j’articule une histoire, où tout est fictionnel, même si certaines choses sont inspirées de cette matière. Je me donne le droit de me tromper, mais j’ai besoin de passer par ma sensibilité pour comprendre. 

Kader Lassina Touré, Sophie Verbeeck dans Points de non-retour © Velica Panduru et Christophe Raynaud de Lage

PROJECT-ILES : Quelle horizon d’attente envisagez-vous pour votre pièce, dans les volets précédents et dans celui-ci ?  Vous parlez de réconciliation à un moment donné…

ALEXANDRA BADEA : Je veux ouvrir un débat, essayer de comprendre ce qui s’est passé, faire entendre des histoires, regarder ces endroits ou l’Histoire a abîmé l’intime et voir comment ça pourrait être réparé. Je n’ai pas la prétention de réparer quelque chose moi-même. Ce sont celles et ceux qui regardent le spectacle qui pourraient réparer quelque chose, chacun à son endroit et à sa manière. La réconciliation passe d’abord par la capacité d’entendre aussi l’autre discours, celui qui ne nous appartient pas, avec lequel on peut pas s’identifier. Juste s’asseoir et écouter et passer par le filtre de l’émotion. Sans peur ou culpabilité. Rester ouvert, recevoir et analyser après, quand on sort du théâtre. 

PROJECT-ILES : On sent que l’optimisme est plus présent dans ce dernier volet de la trilogie. Est-ce que c’est faux de penser cela ?

ALEXANDRA BADEA : Non, c’est vrai. Je suis devenue peut-être plus optimiste. Il y a eu l’expérience que j’ai vécu pendant ces confinements. Je crois que j’ai compris dans mon corps que je n’ai pas beaucoup d’emprise sur ce qui se passe autour, que parfois on ne peut pas faire grand-chose, qu’il faut lâcher un peu ce besoin de contrôle. Il y a quelque chose qui s’est apaisé en moi, alors ça s’apaise aussi dans mon écriture. Sans tomber dans la naïveté, j’ai besoin aujourd’hui de me dire et de dire sur un plateau que même si on ne peut pas changer fondamentalement ce qui nous dérange dans cette société, on peut changer des choses en nous et dans le rapport à l’autre, dans l’intime, dans la manière dont on regarde autour.

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