L’écriture pour conjurer le Li Fet Mat chez Azouz Begag

Mémoires au soleil, le très beau roman d’Azouz Begag vient de paraître aux éditions du Seuil (le 1er mars 2018). L’écrivain revient pour la revue PROJECT-ILES sur ce texte fort, et exigeant. L’oeuvre de la maturité, comme l’explique l’écrivain, dans cet entretien.

Begag © Astrid di Crollalanza-10

Copyright photo : Astrid Di Crollalanza

PROJECT-ILES : D’abord, quelle est la genèse de ce livre Mémoires au soleil ? L’hommage au père ? La quête des origines ?

Azouz Begag : C’est un roman sorti de moi comme une source d’eau. Une sorte d’autofiction. Mes deux parents sont morts et enterrés à Sétif en Algérie. Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à eux. Toute leur vie, ils n’ont fait qu’effleurer leur histoire devant nous, leurs enfants, sans entrer au fond. Alors, j’ai ressenti l’immense besoin, il y a quelques temps, de replonger dans les trous qu’ils ont laissés en héritage. Mon père, vidé de sa mémoire, me permet de remplir la mienne, à 60 ans. Et à chaque question posée dans le roman, un souvenir me revient et permet de rallumer « la lumière à tous les étages de mon père ». Ainsi, j’ai retrouvé la trace de mes grands-parents dans le site « Mémoires des Hommes » du ministère de la défense ! Sans ce roman, je n’y serais jamais allé. Ils étaient Tirailleurs algériens, morts pour la France ! Mais qui s’en souvient ? QUi a gardé la trace de Begag Abdallah, mort à l’hopital-Hospice de Villeurbanne en 1917 ? A part mon roman, personne… Ce roman est magique. Il dormait en moi. J’ai l’impression d’avoir résumé les méfaits de la colonisation dans cette petite histoire de mémoire humaine… Mes parents et mes ancêtres doivent s’en réjouir, là-bas. Là-haut.

PROJECT-ILES : La maladie d’Ali Zaïmeur qui frappe votre père semble être le déclencheur de l’écriture. Vous semblez prendre le parti de l’humour pour parler d’un sujet grave. Pourquoi ce choix ? N’aimez-vous pas l’esprit de sérieux ?

Azouz Begag : Nabil, le frère d’Azouz dit : « la vie il vaut mieux en rire qu’en vivre ! » C’est bien dit. Mais, moi, je pense qu’il faut mêler les deux visions. J’adore l’humour. C’est mon carburant. Et, chose bizarre, je sais que nous sommes en 2018, mais mon esprit gambade déjà en 2218, 2318… Je me projette très loin dans le temps et je vois à quel point une existence humaine n’est qu’une misérable étincelle dans l’infini. Alors,  je vis chaque jour comme si c’était le premier et le dernier en même temps.

PROJECT-ILES : L’enfance du personnage narrateur est remplie de scènes d’humiliations, plus ou moins cocasses. Le roman propose un regard distant et plein de bienveillance pour vos personnages mais on a l’impression de lire une histoire actuelle. Plusieurs générations d’Algériens ou de populations d’origines maghrébines se sont succédé en France et on a l’étrange impression que l’histoire se répète. Y avait-il une urgence à raconter cette enfance qui ressemble, à s’y méprendre à la vôtre, à celle de l’écrivain que vous êtes ?

Azouz Begag : Ce roman est aussi un hommage à tous les « migrants » des années 60-70 qui sont venus offrir leur bras à la France. Maghrébins, Espagnols, Portugais, Italiens… Leurs enfants constituent un même peuple. Ces travailleurs du BTP ont été des héros de la reconstruction de la France. J’ai beaucoup d’admiration pour eux. Je les aime. Ils en ont bavé, leurs femmes aussi. Mémoires au Soleil est un hommage à ces héros oubliés que le personnage de Bouzid et les clients du Café du Soleil incarnent. L’Humanité déborde en eux.

BegagMemoiresausoleil

PROJECT-ILES : A propos de l’adage de « Li fet mat », vous semblez vous insurger contre une certaine forme de fatalité face à l’amnésie des peuples, face au rouleau compresseur de l’histoire. Le personnage dit au début du roman que pour lui ce qui est passé est vivant à chaque instant. Y a-t-il urgence à raconter aujourd’hui l’histoire douloureuse franco-algérienne?

Azouz Begag : C’est une expression chargée chez les Maghrébins : « Li fet met ! » Il ne faut pas s’encombrer du passé ! Diable. Les massacres de Sétif de 1945 perpétrés par l’armée française sont encore dans la mémoire franco-algérienne et doivent être exhumés des trous de silence pour qu’on en parle à nos enfants. La littérature vient ici à la rescousse de l’Histoire pour aider à cicatriser les plaies de la colonisation et réapprendre à s’aimer.

PROJECT-ILES : Les écrivains ont-ils endossé le rôle impérieux de l’historien, faute de chercheurs disposant de moyens pour interroger les sources, pour comparer, analyser, produire du sens, pour aider à comprendre le monde actuel ?

 Azouz Begag : Oui, bien sûr. Toutes les recherches sur ses parents que Azouz mène dans ce roman sont vraies. Je les ai écrites comme un romancier mais je les ai menées comme un chercheur. Je suis un écrivain-chercheur. Au CNRS, je suis dans la Section 39 des sciences sociales et Humaines, c’est-à-dire une section transdisciplinaire où sont associés architecture, urbanisme, société, environnement… Le monde de la complexité est mon monde. Je m’y sens à l’aise pour traquer le sens des choses.

PROJECT-ILES :  Et la vie domino est-il encore cours ? Ou est-ce devenu Mémoires au soleil ?

Azouz Begag : La vie domino est une courte nouvelle. Le décor en somme de Mémoires au soleil

PROJECT-ILES : Le père du narrateur est un poète, conteur, un raconteur de magnifiques histoires. Mieux que Céline, ajoute-t-il. Est-ce un clin d’œil au Voyage au bout de la nuit ?

Azouz Begag : Non. Disons que j’ai  utilisé Céline pour construire mon roman… le bout de La nuit, ça me plait !

PROJECT-ILES : Mémoires au soleil apparaît comme une forme de testament pour ses enfants écrit-il. Est-ce faux de penser cela ? 

Azouz Begag : On peut dire ça. Lire, en tout cas, est, pour les enfants, un bel accès à la lumière. Et connaître sa généalogie est une assurance pour la continuité humaine. Quand il est mort, mon père n’a rien laissé à ses enfants, à part ses propres valeurs universelles. Une chance.

PROJECT-ILES : Est-ce une façon, pour l’écrivain au sommet de son œuvre, après avoir barboté dans l’encre de l’écriture durant toutes ces années de lutte avec les 26 lettres de l’alphabet, de tresser un visage à ces migrants que personne ne voit, ne regarde, ne veut voir, malgré le Li fet mat ?

Azouz Begag : Assurément ! Les trois Begag tirailleurs algériens morts pour la France dans La somme en 14-18 vont s’en réjouir. Ce roman servira l’histoire de France, j’espère.

PROJECT-ILES : La scène finale est l’une des plus bouleversantes du roman. Un homme qui s’en va dans la paix de son sommeil avec un sourire aux lèvres, un cadeau à son fils venu recueillir sa parole. Vous créez une frustration supplémentaire à la fin de ce roman. Pourquoi ? Parce que vous ne voulez pas donner de réponse définitive à la détresse de ce père ? Pourquoi cette fin ? Si belle, si poétique mais d’une infinie frustration. 

Azouz Begag : La fin, c’est Le voyage au bout de La nuit. Toujours frustrant. Jeanne voulais en aucun cas nourrir une frustration. Je trouvais cette fin belle et c’est tout. Mais la scène précédente où le père enlace sa femme pour la première fois est encore plus belle, je trouve. Elle est venue au bout de mon stylo sans prévenir. Ce roman était magique.

Propos recueillis par Nassuf Djailani

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