« Il y a dans ce roman de construction solide et parfaitement originale une sorte d’envolée prolongée par la magie des mots»

Par Noureddine Bousfiha. Écrivain.

Œuvre de grand mérite. Aussi bien avons-nous affaire ici à un talent déjà mûr faisant que tout être soit voyant, entendant, parlant, posant les questions qui savent résonner dans le secret des cœurs. Véritable fresque à laquelle nous convie Kebir Mustapha Ammi dans des pages encore toutes fraîches de son nouveau roman : À la recherche de Glitter Faraday.

La lecture de ce roman demande un effort d’attention peu ordinaire en raison du sujet et de sa matière. L’auteur quête et enquête et sa démarche est tantôt en spirale, tantôt en paliers, procède par retours en arrière et par étapes successives dans le temps et l’espace. Avec force et clarté, il cherche, se recherche, s’interroge, répond en essayant de modifier toute certitude acquise, reprend par un autre bout son récit jusqu’au vertige. Ainsi, mêle-t-il l’imaginaire au réel, le romanesque à l’histoire sans se demander si les personnages qu’il campe sont bien des individus qui courent une même aventure. Certains vivent une déchéance molle dans des zones où les aspirations démissionnent. D’autres s’enfoncent obstinément là où le mal puise sa force cancéreuse.

Beaucoup plus élaboré et ambitieux, À la recherche de Glitter Faraday cerne aussi un petit nombre de grandes figures du mouvement des Black Panthers. Menacés dans leur combat quotidien aux États-Unis, le racisme, l’ostracisme, le dégoût, la persécution, les agressions, les éliminations, l’aridité du non être, les rêves de pétrification leur étaient revenus avec une insistance signification. On a beaucoup épilogué sur les circonstances qui les avaient conduit hors des ghettos où ils étaient parqués et où chacun n’avait que soi à regarder avant de se prendre en dégoût. Ils ont choisi de fuir, et ce qu’ils fuyaient, d’abord dans l’espace, c’est leur isolement, leur marginalisation. Le Black Panther Party reprenait vie de l’autre côté de l’Atlantique, bénéficiant du soutien des autorités algériennes. Ces seules têtes à couper pensaient trouver asile dans un pays fraîchement indépendant, pays qui servait dans les années soixante de base arrière pour les anticolonialistes, les antifascistes et les militants afro-américains.

Les événements les avaient broyés. Mais pas assez pour qu’ils ne restent, envers et contre tout, des hommes et des femmes aspirant à l’égalité des droits civiques. Ils quittèrent l’Amérique discriminatoire pour fuir l’horreur, le harcèlement et la violence des forces de l’ordre. Ils s’engagèrent sur la route qui sera leur route, progressant vers eux-mêmes le poing toujours levé, incapables de complaisance ou de connivence avec l’espoir de ranger l’angoisse d’exister et oublier la fureur sacrée qui les habitait. D’autres damnés de la terre les avaient rejoints, très proches par les tendances qui les entraînent et les réactions qu’ils suscitent.

Dans des pages solidement plantées, l’auteur pose des interrogations, tente de s’élever à une vue panoramique du chaos orchestré par des apparatchiks aux nerfs malades; portiers hargneux d’une cité interdite aux visiteurs indésirables. Nous voilà invités à regarder promptement ce pan de l’histoire d’un regard autre : celui de Glitter Faraday, un afro-américain, personnage clé du récit qui nous donne un tout autre éclairage sur cet exil violent tiré du plus profond de sa pensée, s’évertuant à nous rendre l’atmosphère peu à peu discernable.

Sellam, singulière figure dont les manies font de lui le symbole trop visible d’une révolte permanente, du défi d’une conscience exaspérée par la dérive que prend son pays et la lâcheté des gens. Dans un poème irrévérencieux où coule la vertu de l’acier, il crucifie les nouveaux maîtres, criant haut et fort « que la vraie révolution devra être un jour de se débarrasser des soudards et de leur clique, qui ont confisqué les idéaux de tout un peuple ! » On le marginalisa. On lui abîma les mains pour l’empêcher d’écrire. Rien n’y avait fait. On le mutila pour ne plus parler. Sa haine à l’égard de l’oligarchie militaire n’est nullement abstraite. C’est donc une plongée dans le plus bas de l’homme où on sent certes de la pitié, mais une pitié sans cruauté pour toutes les faiblesses naïves. Le rêve qu’avait Sellam de fêter avec Miriam Makeba son retour au pays s’était évanoui.

Glitter avait connu Sellam, vivant dans une cave délabrée, émaillant ses propos pour donner plus de vérité au combat qu’il livrait pour ses croyances et pour ses convictions. Glitter ne pouvait s’empêcher de lui parler de Paddie qui avait écrit de belles pages sur l’Algérie. Témoin d’un crime dans une rue, Glitter vit son ami Sellam se faire massacrer jusqu’au sang par des hommes armés. Témoin oculaire, le juge lui intima l’ordre de quitter le sol algérien. Glitter Faraday partit sans demander son reste, porteur d’un manuscrit que lui confia Sellam juste avant de mourir.

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Les faits d’abord, en amont dans le nouveau monde : une bagarre à Covington avec les frères Connaught le conduisant au mitard, puis les menaces d’être lynché pour avoir aimé une blanche : Ashley Kidmorris ont décidé de son destin. Il prend donc le large un 24 décembre 1975. On le retrouve arpentant les rues d’Alger avec un point de chute comme lieu de ralliement : le bar « les exilés », face à la mer, à deux pas de la basilique Notre Dame d’Afrique qui était devenue le QG des hommes libres, après le départ du colon. À cette époque, Glitter loge dans une pension. Houria la patronne y a vu défiler Bobby Seale, le couple Eldridge Cleaver, Stokely Carmichael, Ericka Huggins, Huey Newton, Angela Davis et bien d’autres avant qu’ils soient chassés. La saga des Black Panthers en Algérie n’a duré que quelques années. Nul, pensons-nous, n’ignore les détails de leur détention en résidence surveillée. Le jaillissement de sève neuve qu’on espérait était-il une illusion? Alger demeure une partie capitale dans le roman. On y déchiffre les espérances et les cauchemars. Dans cet univers en miettes, il y a tout de même des éléments négatifs, mais centraux. L’auteur ne manque pas de donner ici et là, une idée sensible du peuple algérien embrigadé par une junte militaire sans foi ni loi.

L’histoire ne nous tient pas quittes. Voilà qu’un écrivain téméraire va se projeter, à la demande de Sellam, de retrouver ce manuscrit qui habite sa mémoire, non pour assurer le relais, mais pour « mériter de vivre ». Tout va s’organiser autour de cette idée. Mais par où commencer ? Quels points de repère choisir dans ce glissement tectonique d’une rive à l’autre, d’un continent à un autre ? D’un état à un autre ? Dans cette perspective, on doit savoir gré à l’auteur de nous entraîner aussi bien dans le temps que dans l’espace. Tout son être se trouve mis en branle et nous avec, entraînés dans le mouvement à la recherche de Glitter Faraday dont le portrait qui s’y dégage est tantôt saisissant de vérité, tantôt irritant d’autant plus que K. Ammi fait mouche à tout propos mais n’offre jamais de prise à l’adversaire. La sympathie qu’on peut avoir pour ce héros malgré lui va croissant à mesure qu’on approche du but de la quête. On avance jusqu’à proximité d’une tonalité peu prompte à emporter la conviction où à fabriquer même une passagère vérité. On découvre que l’homme noir n’a pas fini de se démener comme un diable, parqué, vivant d’expédients, éprouvant un sentiment d’isolement et de faiblesse.

L’écrivain finit par retrouver Glitter Faraday un 25 septembre 2017, à l’angle d’une rue, adossé à un mur, dans le quartier Union Square où grouillaient des similis, livrés à l’inertie et au dégoût d’expliquer. Son chemin de croix lui a été long et pesant avant de jeter ses amarres. À Biloxis comme ailleurs dans le Mississippi, on ne s’occupe de rien d’autre que de la violence. La vieille Rosa vit en tremblant, continue de nourrir une petite lueur de raison censée protéger son Glitter, vivant tous les deux dans une aile d’un garage infect, loué à un bienfaiteur Blanc. Ne voulant pas rôder à la périphérie du problème, l’auteur, les yeux dessillés, ausculte les entrailles de cette histoire, depuis le retour peu glorieux du Vietnam jusqu’aux retrouvailles par pur hasard de Billy Buck qui rêvait de devenir sénateur, puis de Paddie Mulholland, le rouquin esthète qui voulait rejoindre les Black Panthers à Alger. On apprend aussi que dès son retour d’Algérie, Glitter avait confié le fameux manuscrit à Billy, manuscrit qui était sur le point d’être publié. Aucune information ne put être donnée : Billy s’était craché, deux jours seulement après avoir rencontré Glitter dans une station-service à Eugène (Oregon). De son passé à Alger la blanche, ce dernier ne garde que l’altération qui noircit l’humeur, confirme ses échecs quotidiens. Il est dit que la mémoire s’accroche à la lumière à proportion qu’on lui garde quelques rayons. Faraday sombrait dans la flagrante nudité, à la fois ténébreuse et tragique, si dépouillée pour ne plus reconnaître que son ombre. Cet écorché vif est resté un damné qui avait compris que l’illusion de vivre était une allusion au néant.

On pourrait toutefois se demander si l’auteur, quand il mène ses personnages à une sorte de confession, ne leur donne pas, en fin de compte, l’occasion de leur plus intime élévation, et donc ne retrouve pas en chacun d’eux, sa spontanéité la plus profonde. Des tiroirs sont ouverts les uns après les autres. Kebir Ammi fait preuve d’une stupéfiante aisance. À cela s’ajoute une cascade de situations où l’imprévu est permanent portant par ricochet à la trame un degré subtilement ravageur. Dans la multitude des personnages, tous profondément analysés, se dégage la figure de Dustin Winsley, le neveu de Billy Buck qui aurait hérité du manuscrit. Puis il y a son fils, Will Mc Cord qui reçoit ce même parchemin des mains de Hejira qui se rappelle du séjour de ce dernier dans le désert en sa compagnie. Nous laissons au lecteur le soin d’explorer cette piste où l’on apprend que Will Mc Cord a réalisé un film sur les hauteurs d’Alger, inspiré du manuscrit de Sellam.

Il y a dans ce roman de construction solide et parfaitement originale une sorte d’envolée prolongée par la magie des mots où la part de la musique n’est évidemment pas absente. Et l’on se divertit au passage de voir cités des noms célèbres de jazz et des fragments authentiques. L’auteur, pour notre bonheur, ne se limite pas à égrener les événements devant lesquels l’on peut éprouver du vertige, il pose de façon claire des rapports d’hommes sur un fond de fatalité historique. Chaque personnage y est situé dans son contexte culturel et social, ce qui donne à l’ensemble une vérité et une épaisseur incomparables. Notons qu’à aucun moment ce roman ne donne une impression de décousu, il s’en dégage, au contraire, des portraits particulièrement émouvants. À dire vrai, sous la plume de Kebir Ammi tout s’exalte, car il possède une faculté maîtresse: une apparente facilité d’imagination. Son travail ne cesse de susciter des remarques propres à mieux le faire admirer. Et puis, pour finir et à mieux réfléchir, le lecteur, ne sera qu’agréablement surpris de tout ce souffle qui monte en haut pour donner une signification à cette histoire qui ajoute, par ses attraits, aux mérites de ce livre.

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Kebir Mustapha Ammi, À la recherche de Glitter Faraday, Éditions Project’îles, 2023. 280 p.

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