Ce roman : « un hommage aux guerrières qui se sont mises au service d’une cause » Yasmina Aouny

Propos recueillis par Soidiki Assibatu et Jary Jarre Askandari

Mayotte inaugure ce 1er décembre la troisième édition du SALIMA, le salon du livre de Mayotte porté et financé par le département. L’occasion de donner la place ici à la jeune génération d’auteur et d’autrice qui marque cette littérature qui se cherche, s’affirme et se distingue. Rencontre avec Yasmina Aouny, qui publie aux éditions du Signe son premier roman qui oscille entre le roman historique, anthropologique… et la politique.

Dès l’ouverture de votre roman, le lecteur est interpellé par le narrateur qui s’adresse directement à son personnage principal. Pourquoi avez-vous choisi de dérouler l’histoire de Rose par ce biais-là ?

Yasmina Aouny : En vérité, il s’agit d’un choix qui s’est imposé de lui-même. Il ne me semblait pas envisageable de procéder autrement, au vu du rapport particulier que je souhaitais créer entre le lecteur et le personnage principal. Je voulais que le deuxième se sache observé, analysé par le premier. Il était indispensable que Rose se sente « fliquée ». Ça donne un peu cette impression d’une émission de télé réalité où le téléspectateur pénètre dans l’intimité des protagonistes, qui agissent cependant comme si personne ne les voyait.  Et finalement, cela renforce le fort tempérament de feu de Rose et montre que peu importe les personnes qui l’observent et la jugent, cela ne change rien, elle reste fidèle à elle-même.

Le choix de la deuxième personne donne l’impression au personnage d’être transparent,  » dénudé  » pour le lecteur. Êtes-vous d’accord ? Partagez-vous cette lecture ?

Yasmina Aouny : Oui, je la partage. Effectivement, ce choix est de nature à inviter le lecteur à prêter une attention particulière au parcours de vie singulier de Rose. Et il instaure un climat de proximité et d’intimité avec le personnage principal. On a l’impression qu’elle nous fait visiter sa réalité toute entière.

Le lecteur peut également être interpellé par votre héroïne, « une grande travailleuse », « la troisième et dernière de [s]a fratrie, mais certainement la plus rebelle », une femme iconoclaste dans une société mahoraise traditionnelle. Pouvez-vous nous parler davantage d’elle ?

Yasmina Aouny : Elle se distingue effectivement par le fait qu’elle est socialement incorrecte. Elle ne se conforme pas aux normes sociales. Elle ne devient pas cette femme que la société attend qu’elle devienne. Donc, elle finit par irriter, aussi bien les personnes de sa génération que ses aînés. Elle dérange parce qu’elle met à mal l’équilibre entier de la société en n’en faisant qu’à sa tête. Elle n’attend pas qu’on lui choisisse un mari, elle le fait elle-même. Consciente qu’elle sombre dans la dépression, elle fait le choix de l’infidélité pour reprendre goût à la vie et, surtout, elle ose avoir un enfant hors mariage ! Tout le monde a peur que les jeunes générations veuillent suivre sa voie. Mais des êtres aussi libres, aussi sûrs de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils ne veulent pas et si peu sensibles aux pressions sociales sont rares et exceptionnels. Donc cette crainte est restée infondée puisque, finalement, la vie de Rose n’a été qu’une parenthèse, qui a rapidement laissé place « au rétablissement de l’ordre », après sa disparition.

Vous avez intitulé votre roman La Chatouilleuse. Qui y porte la figure de la Chatouilleuse ? Est-ce que Rose, le personnage principal ou bien  » La Dame Zena » ?

Yasmina Aouny : La dame Zena reste à ce jour la plus célèbre des Chatouilleuses. Mais elle n’a été que la meneuse d’une troupe bien garnie. Il s’agissait de faire un focus sur un état d’esprit qui était aussi bien celui de la meneuse que de sa troupe. Il faut rappeler que Zakia Madi, Martyre du Combat Mayotte-Française, en était à son deuxième mariage, et, qu’à sa disparition, à 25 ans, en 1969, n’avait eu aucun enfant. La Dame Zena, elle-même ne s’est jamais trop longtemps encombrée d’époux et a, souvent, dans ses récits, expliqué qu’elle n’était pas du genre à supplier un époux qui faisait le choix de la quitter. Elle aimait sa liberté autant que ses « Sorodas ». Au final, la figure de la Chatouilleuse est donc portée par Rose, le personnage principal, mais sous le regard bienveillant de sa « commandante ».

Comment indexer, classer votre livre ? Est-ce un roman historique, un récit anthropologique ou tout simplement de la fiction avec une dimension historique ? Quelle plus-value votre livre apporte sur le plan historique ? Nous avons l’impression qu’il va dans le sens de l’histoire commune, admise et validée par tous… Qu’en pensez-vous ?

Yasmina Aouny : Je qualifierai La Chatouilleuse de roman historique parce que le cadre dans lequel se déroule le récit n’est pas une fiction, il a bien existé et fait partie de l’histoire de Mayotte. J’estime que la singularité du livre réside dans le fait qu’il est un récit de bouts de vies de femmes écrit par une femme. Il y a une sensibilité, une empathie, mais aussi une sororité entre moi et les personnages du livre, mais aussi avec les chatouilleuses réelles. Pour ce qui est de la version de l’histoire que j’ai choisie d’épouser, il s’agit de celle qui me parle le plus. Je suis moi-même petite-fille de chatouilleuse et il me semble que cette version est fidèle aux aventures qui m’ont été transmises par les membres de ma famille. Je m’y suis retrouvée et j’ai été même, durant un temps, l’incarnation de la nouvelle génération de chatouilleuses. Je dirai donc que c’est un parti pris que j’assume pleinement et qui est, pour moi, le choix du cœur et de l’hommage aux guerrières qui se sont mises au service d’une cause en laquelle elles ont cru et consacré, pour certaines, toute leur vie.

Le récit se termine sur une note moralisatrice et triste : Rose regrette sa vie menée à la marge des injonctions de sa religion et des hommes : Que doit-on comprendre ?

Yasmina Aouny : Je ne dirai pas que c’est son choix de vie qu’elle regrette. Je dirai plutôt que sur son lit de mort, elle en veut à son fils à qui elle a voué une admiration sans commune mesure et à son compagnon de ne pas être à ses côtés pour le dernier au revoir. C’est avec amertume qu’elle réalise que le dernier visage qu’elle verra, la dernière personne à qui elle s’adressera avant de quitter ce monde sera celle-là même qu’elle a le plus négligée et à qui elle a donné le moins d’amour et le plus d’indifférence. C’est le manque de réciprocité entre elle et ses hommes qu’elle regrette dans le fond, pas ses choix. Après, il est vrai qu’elle se pose quelques questions sur l’enfer et le paradis et se demande à quelle adresse dieu décidera finalement de la domicilier. Ce sont des interrogations communes à toute personne se trouvant à la porte de la mort. Dans le fond, si Rose devait tout refaire, je suis convaincue qu’elle n’aurait rien fait différemment.

Rose a trouvé sa place en étant à la marge, en devenant celle qui prête son corps au tromba… Difficile d’être une femme (épanouie) dans une société musulmane, n’est-ce pas ? Et quelles places peut-elle espérer dans cette société ?

Yasmina Aouny : Lorsque l’on est une femme, il est effectivement difficile d’être épanouie dans notre société musulmane. Et Rose a refusé de sacrifier son épanouissement au nom de la religion et de Dieu. Elle a des amants et divorce puis se remarie autant de fois qu’elle le juge nécessaire. Á croire que la seule solution pour accéder au bonheur dans la société mahoraise reste de s’affranchir des règles, religieuses notamment. Oui, elle prête son corps au tromba et fait semblant parfois pour dire à ses « clients » ce qu’ils veulent bien entendre. Il s’agit d’un accord gagnant-gagnant. Elle en sort aussi gratifiée que ses tromba. J’ai ici voulu rendre hommage à ces hommes et femmes qui servent, quelque part, de psychologues et de coachs de vie dans cette société où il est jugé inutile d’aller « consulter » et où il n’existe même pas un mot pour désigner la dépression. Avec la place de Fundi qu’elle a désormais acquise, grâce au tromba, mais aussi à la transmission de la science religieuse, elle devient la sage, celle que l’île de Mayotte toute entière vient consulter. Á travers ce rôle, elle acquiert un prestige considérable et devient finalement la mère de tous ses « patients » et disciples. Il s’agit d’une position puissante !

En lisant le roman et en suivant l’itinéraire de Rose, on ne peut ne pas s’empêcher de l’associer à un personnage libertin au sens classique du terme. Partagez-vous cette lecture ?

Yasmina Aouny : Je dirai plutôt qu’elle a voulu accéder aux mêmes privilèges que les hommes mahorais. A sa manière, Rose a œuvré pour l’égalité des sexes !

On est saisi par les relations de Rose avec les hommes, notamment avec ses différents époux. En tant qu’épouse dans une société mahoraise très traditionnelle, elle n’a pas hésité à sortir de la voie tout tracée pour les femmes, si bien qu’elle a été mariée plusieurs fois. Comment expliquez-vous cela ?

Yasmina Aouny : Effectivement, elle a été mariée plusieurs fois, et si elle avait pu vivre plus longtemps, peut-être, aurait-elle encore divorcé pour encore se remarier. Elle n’était pas dans la comptabilisation du nombre de mariages. Elle était dans l’instant présent et dans la quête permanente de l’amour idéal, parfait, qu’elle n’a jamais trouvé, peut-être, parce qu’il n’existe pas. Elle n’accordait pas au divorce cette connotation négative. En somme, je dirai qu’elle avait un courage et une sincérité envers elle qui ont pu résister à l’épreuve de la stigmatisation et du regard moralisateur du village.

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