PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI
Louis-Philippe Dalembert (Prix Goncourt de la poésie Robert Sabatier 2024), signe chez Bruno Doucey en cette rentrée de septembre, L’obscur soleil des corps*, un magnifique recueil tissé, irrigué d’une belle sensibilité qui touche au coeur. Il est rare qu’en temps que lecteur on se sente à ce point privilégié en lisant ce qui s’apparente à un ensemble de poèmes épars, mais qui forment un beau bouquet. C’est tendre, généreux, mordant, gourmand, sensible.
« j’ai faim
du vent violent
de ta peau contre la mienne
cette lumière ton corps
qui emplit le silence
tes foulées qui ondulent
courtes et langoureuses
avant de se presser
à la rencontre de nos sangs
et se changer en flammes
au rendez-vous de la viej’ai si faim
de toi »
Qui donc se cache derrière ce « toi » du poème ? La femme aimée, un amour perdu, contrarié ? Une métaphore d’Haïti brûlée chaque jour par un réel insupportable ? Serait-ce la tendresse reçue de l’enfance ? C’est peut-être tout cela à la fois, c’est le mystère du poème. Le poète ne veut pas enfermer le sens, libre court au lecteur, à la lectrice d’écrire sa part de poème. Rencontre.
Project’îles : L’obscur soleil des corps, votre dernier recueil publié en cette rentrée de septembre 2025, accorde une large place à la sensualité, au corps, à l’amour. Pourquoi ce dispositif ?
Louis-Philippe Dalembert : Tout simplement parce que le corps, la sensualité, l’amour méritent d’être chantés, en ce sens qu’ils sont constitutifs de l’humain, voire, en ce qui a trait au plaisir physique, d’autres êtres vivants comme les animaux, par exemple. Ils n’ont d’ailleurs jamais cessé d’être chantés, même dans les moments les plus pudibonds de l’histoire de l’humanité.
À ce titre, l’un des modèles les plus anciens dont nous disposons est le « Cantique des cantiques ». Un des poèmes du recueil, « dit de sable et de lune », s’en inspire. Pour reprendre l’idée de dispositif, il est placé au milieu du recueil, comme un pont entre l’amour physique et l’amour rêvé, idéal, presque platonique.
On y trouve une sensualité retenue, au contraire des autres textes du recueil, à l’érotisme plus transparent, comme dans les poèmes « la peau que j’aime », « j’ai faim » ou encore « petit conte licencieux ».



Project’îles : On voyage beaucoup dans ce recueil, comme une cartographie de vos pérégrinations. Est-ce qu’à travers ces voyages littéraires, vous avez tenu à faire l’éloge de la différence pour faire société ?
Louis-Philippe Dalembert : L’amour est fait de rencontres, souvent inattendues. Ce sont, en tout cas, celles qui ont ma préférence. Ces rencontres peuvent amener très loin. Comme d’ailleurs les fantasmes qu’il nous arrive de projeter sur l’objet de notre désir.
Dans le recueil, il s’agit à la fois de vécu, de rencontres manquées, de fantasmes, comme dans les poèmes « hommage » ou « luciole ». Ce qu’il y a d’intéressant dans la plupart des fantasmes, c’est de ne pas savoir s’ils sont partagés ou pas. Parfois, il vaut mieux ne pas les réaliser, car le vécu n’est pas toujours à la hauteur. Et les rencontres, eh bien, elles peuvent être ratées, parce que l’autre ne s’est pas présenté au rendez-vous, ou que les corps ne se sont pas trouvés. Tout cela déclenche un tourbillon d’émotions, de sentiments contraires à l’origine de la poésie ; à celle, en tout cas, de L’Obscur Soleil des corps.




Project’îles : Vous faites allusion à plusieurs endroits à l’enfance, est-ce l’expression d’une certaine forme de nostalgie pour un pays perdu ?
Louis-Philippe Dalembert : L’enfance participe de ce que je nomme le pays-temps. J’ai développé cette idée en épilogue à mon roman Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme. Parti sur les traces d’un personnage de son enfance, le narrateur prend conscience de l’impossibilité de remonter le temps. De réhabiter l’enfance, cet autre pays de lui-même, comme on se réinstallerait sur une terre laissée des années auparavant. Et encore ! Quand on rentre d’un long départ, on a souvent l’impression que le paysage, les choses ont changé par rapport à un illo tempore qu’on a gardé en mémoire. Ce décalage entre le réel et ce que notre mémoire en a retenu, commun à ceux qui ont migré d’un espace géographique à un autre, est propre aussi à ceux qui ont migré dans le temps. Le narrateur du Crayon finit par en déduire qu’on n’habite pas un espace géographique, un pays, une ville, mais le Temps. Ce Temps est fait de pays successifs qu’on n’habite jamais qu’une fois. Chacun de ces lieux correspond à des sensations, des odeurs, des découvertes personnelles de la vie. L’enfance est l’un de ces pays. C’est le lieu de toutes les découvertes, dont le corps, la sensualité. C’est le lieu du plaisir originel.
Project’îles : Ce recueil est en écho avec une certaine forme de déliquescence haïtienne, pardonnez le terme s’il est impropre. Depestre parlait il y a longtemps d’une certaine forme de passion pour l’auto-bousillage.
Louis-Philippe Dalembert : En fait, il y a très peu d’échos, dans le recueil, de la situation catastrophique d’Haïti. À part, peut-être ici et là, quelques rares résurgences de la thématique couplée « éros et révolution », présente dans certains de mes poèmes de jeunesse. L’une des ambitions du recueil est justement d’échapper à l’espace-temps. Cela étant, Haïti y est sans y être, mais pas forcément au niveau politique, au sens étroit du terme. L’érotisme dont il est question ici me vient pour une grande part de mon enfance et de mon adolescence haïtiennes.
Project’îles : On pense beaucoup à René Depestre, en vous lisant. Depestre qui vient de fêter ses 101 ans, habite-t-il votre panthéon littéraire ? L’érotisme qui peuple toute son œuvre est-ce la part qu’il vous a légué ?
Louis-Philippe Dalembert : Depestre habite mon panthéon depuis l’adolescence. Je n’avais pas tout à fait vingt ans quand j’ai écrit « poème-lettre à un poète », paru dans mon recueil et le soleil se souvient, dédié à « rené depestre et à son fond d’haïtianité à toute épreuve ». J’ai rédigé mon mémoire de maîtrise sur « la représentation du vaudou » dans son œuvre et lui ai consacré une partie de mon mémoire de DEA. Lui, m’a fait l’honneur de me dédier son autobiographie Bonsoir tendresse, paru en 2018 aux éditions Odile Jacob.



Il m’a légué bien plus que l’érotisme solaire et l’éloge du réel merveilleux féminin. Il est en partie à l’origine de mon éveil politique, au même titre qu’un Anthony Phelps. Ce sont les deux poètes haïtiens qui ont le plus marqué mon adolescence. Le « legs », pour reprendre votre mot, est de loin plus fort sur le plan politique : Che Guevara, Fidel Castro, Malcolm X, Lumumba… C’est dans sa poésie aussi que j’ai découvert les noms de Gramsci (un des fondateurs du parti communiste italien, emprisonné par Mussolini de 1926 jusqu’à sa mort en 1937), Matteotti (assassiné par les fascistes à Rome en 1924)…
Comme beaucoup de poètes et poétesses de ma génération, je connais nombre de ses textes par cœur, notamment « je ne viendrai pas », paru dans son tout premier recueil Étincelles, et où il est déjà question d’érotisme.