« Le nom des rois » de Majdalani dans la sélection du Goncourt

PAR ANNIE FERRET

La portée d’un récit, réaliste ou pas, se mesure souvent à la capacité qu’il démontre d’intégrer la petite histoire à la grande, à la manière dont il les fait jouer ensemble l’une avec l’autre, dans une imbrication qui en reproduit les froissements, les fantasmes, les capitulations, et plus encore la manière dont elles s’alimentent réciproquement en un système de vases communicants, travail d’équilibriste où la narration risque à chaque page de sombrer, si l’archive plate et froide finit par l’emporter, ou bien c’est le livre dans son entier, corps et biens, fond et forme, qui s’écroule dans l’anecdote et le banal. Et puisqu’il est impossible de donner une seule et unique définition de la littérature, en voici au moins une, qui vaut ce qu’elle vaut, mais enfin, il me semble qu’on devrait attendre notamment du roman qu’il fasse autre chose que nous divertir, qu’il nous raconte une histoire en se souciant des conditions sociales, géographiques, culturelles, historiques qui l’ont produite ou fait éclore.

Dans la plupart de ses romans, en tout cas, Charif Majdalani s’est toujours attaché à rendre compte de cette articulation, de ce questionnement, mettant en scène le plus souvent des dynasties familiales au moment où elles sont au bord de leur chute, du chaos, saisissant le drame ou la tragédie, comme le font opportunément le théâtre ou l’opéra, c’est-à-dire au tout dernier moment, 

le point de rupture où il n’est plus possible de faire machine arrière, 

le moment où le monde 

(ou tout) s’effondre. 

Mais bien sûr, le romancier, à la différence du dramaturge, a tout loisir, s’il ne peut se projeter dans un futur qu’il juge perdu, de reculer dans le passé et d’y chercher à tout le moins une chronologie implacable, sinon un éclairage pour comprendre le présent.

Pourquoi tout à coup, dans Le nom des rois, son dernier livre publié chez Stock en cette rentrée, a-t-on l’impression que cette fois, c’est son histoire personnelle que raconte le romancier ? 

Le Journal d’un effondrement, écrit à la suite de l’explosion sur le port de Beyrouth en 2020 et dont ce mois d’août marque le cinquième anniversaire, avait, d’une certaine manière, préparé le terrain, peut-être la vie qui passe également, l’écriture de Charif Majdalani, toujours ample et généreuse, semble gagner en intimité au fil des années, ou nous faire croire à cette intimité, sans perdre pour autant cette mise en perspective qui fait toute l’épaisseur de la littérature. 

C’est même le sujet entier du livre cette fois, récit initiatique d’enfance, d’un enfant qui se cherche, pris entre ces deux envies contradictoires, être regardé comme un homme mais ne pas grandir trop vite, profiter autant que possible des avantages des deux âges, ce monde entre-deux, éducation sentimentale où l’autre sexe obsède et reste intouchable. Il y a de tout cela dans Le nom des rois, un récit drôle et sensible, qui est celui de la dernière saison de l’enfance, concomitante à la perte d’innocence dans un monde où la guerre et la violence grignotent petit à petit l’avenir, où il n’est plus possible de garder les yeux clos ou seulement tournés vers le ciel, sans entendre le grondement des bombes ou sans voir les gerbes d’explosions et de mort qui le défigurent. Sous un prétexte en apparence futile, à défaut peut-être d’être issu lui-même d’une lignée assez remarquable pour laisser son nom dans l’histoire, le petit garçon rêve aux dynasties royales et princières, en mâche les noms imprononçables, se délecte de toutes les images d’or et de pourpre qu’elles font naître dans son esprit, mais sous ce prétexte donc, c’est aussi une merveilleuse réflexion sur la rêverie et sa capacité à nous mettre à l’abri, qui est proposée : 

Ma vocation vint de ce plaisir que j’éprouvais à feuilleter les pages des noms propres d’un Larousse de 1970 que nous avions à la maison. Ce dictionnaire était ma bible, j’y vérifiais sans cesse le détail des informations que je glanais dans mes lectures sur les batailles napoléoniennes ou sur les affaires du monde antique. Le nom d’un héros ou d’un général de la Grande Armée que mon Larousse ne cautionnait pas d’une notice me semblait dépourvu de réalité et sujet aux plus graves suspicions, et j’étais en cela semblable au disciple zélé qui a besoin d’en référer à ses livres pour s’assurer de l’orthodoxie de toute information et de tout savoir. C’est au sein de cet immense et minutieux répertoire du savoir humain, parmi les innombrables noms de villes, de pays, de chefs d’État, de sculpteurs, de peintres et d’écrivains, que je repérai un jour de l’été 1971 ou 1972, le premier de mes rois.

À l’heure où certains se déclarent incapables d’allumer encore la radio pour écouter les nouvelles du jour, 

à l’heure où l’effondrement du monde occidental paraît inéluctable, voire, pour d’autres, souhaitable, 

il n’est pas inutile de se pencher sur ces mondes artificiels, ces paradis, produits non par l’usage de substances, mais par la magie de la lecture, de se demander s’ils sont des substituts de l’enfance et combien de temps ils peuvent le rester, du moins quand on a la chance, justement, de pouvoir ne pas grandir trop vite. 

Et puis d’un seul coup, le monde qui servait de décor à tout cela s’écroula. J’en avais été un témoin distrait, mais le bruit qu’il provoqua en s’effondrant me fit lever la tête et ce que je vis alors n’était plus qu’un univers de violence et de mort, et c’est de celui-là que je suis devenu contemporain.

Chaque petit monde, évidemment, tombe d’autant plus bas qu’il est situé plus haut, dans un univers aristocratique de privilégiés, où l’on gagne de l’argent, où l’on parle placements et diversification financière, où l’on a souvent plus d’une langue et plus d’une nationalité, où les rejetons fréquentent le lycée français et peuvent au besoin se réfugier ailleurs. Dans cet univers où la littérature et l’art ont du sens, ce qu’ils n’ont pas partout, le narrateur leur confère un pouvoir extraordinaire : à défaut de changer ce qui nous environne, se transformer soi-même en héros.

Annie Ferret, le 5 août 2025,

(extraits cités p. 28-29 et 117, extrait lu p. 13-14)

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