Julien Delmaire ou l’indépassable condition humaine

PAR ANNIE FERRET

Au sommet de son art dans Delta blues, son précédent roman, la Joie de l’ennemi, cinquième roman de Julien Delmaire, laisse se profiler dès ses premières pages le décor et l’ambiance si particulière d’un univers que le lecteur désormais reconnaît et attend d’un texte à l’autre : un lointain vaguement étasunien, plus ou moins contemporain, mais toujours légèrement décalé dans un passé proche, une atmosphère familière mais subtilement étrange, un western entre passé et présent, propice à l’émergence du mythe, teinté de mélancolie et peuplé de personnages qui, eux aussi, se retrouvent et se ressemblent au fil des histoires, des êtres troubles, écorchés, traversant leur vie comme de pâles ombres d’eux-mêmes, à l’exemple de Jeffrey, paradoxal héros qu’une scène liminaire précipite dès l’enfance dans la haine en lui arrachant dans un même geste tranchant son innocence et sa personnalité :

Le crépuscule colorie l’horizon d’un pastel gras. La jument galope jusqu’à un chemin de crête et Jeffrey la laisse s’ébattre librement. Il se retourne avant que toute lumière soit digérée par l’ogre derrière la montagne. Les lueurs de la ville sont une nichée d’étoiles. Jeffrey veut mettre à distance les artifices des hommes. Il met pied à terre et cherche une surface plane pour reposer sa nuque. (…) 

Il sombra et se réveilla dans une salle mortellement éclairée. Autour de lui, un conciliabule de médecins aux becs acérés, aux ailes noires. Soudain, à travers sa moelle, un séisme si violent qu’il aurait préféré mourir. Les séismes se multiplièrent, et il mourut tant de fois que désormais vivre lui fut indifférent. (p. 14-16)

Devenu adulte, retiré volontairement à la bordure de la ville et inguérissable de ses blessures passées, plus que tout autre, le personnage central de la Joie de l’ennemi porte en lui les stigmates d’une société violente et masculine où les forts ne se maintiennent qu’au prix de la brutalité et où les faibles tombent. Rien depuis le départ de Kathleen ne semble en mesure de le sortir de la lente destruction qu’il s’inflige à coups de paradis artificiels et de le ramener parmi les hommes. La citation en exergue, tirée du Livre des lamentations et qui donne au roman son titre, ouvre à une lecture radicale du texte : le chaos s’abat non seulement comme châtiment des fautes et punition divine, mais aussi de manière plus fataliste encore, parce qu’aucune innocence ne saurait durer. Dans ces conditions, aucune rédemption n’est valable. C’est ce sentiment chargé d’ombres qui frappe de plein fouet à mesure qu’on avance dans la lecture : quelque chose de la masculinité et de ses habituels codes saute et vole en éclats, comme les démons explosent sous le front de Jeffrey, figure décidément ténébreuse et combustible, produite par un milieu qui a distribué les rôles sans nuance et une fois pour toutes : pas de sensiblerie inutile, si tu veux être un homme, mon fils ! 

« Dans une langue empreinte de ce désespoir qui évoque encore une fois le douloureux Livre des lamentations, le roman fait ainsi marcher jusqu’au bout le lecteur sur une corde tendue »

à propos de la joie de l’ennemi, Grasset

La force du roman de Julien Delmaire, c’est précisément de renverser la perspective et de ne pas adopter avec une trop grande facilité le point de vue des femmes, ne pas faire naître la lumière uniquement d’elles, ne pas les réduire seulement à des victimes. Au contraire, elles ne font que de simples apparitions, des silhouettes filigranées plus que de véritables personnages, au point que l’on peut se demander comment une société donnée peut continuer une fois les femmes parties, parce que aucune d’entre elles ne prend le pas sur une autre – que ce soit Kathleen, la petite fille du marshal Riley Fox ou surtout celle qui reste innommée pour mieux représenter et venger toutes les autres, et que, translucides dans le regard des hommes, toutes sont vouées à disparaître. Ignorées, violées, voire vendues, elles peuvent cependant, quand elles s’en sortent encore, s’effacer volontairement et non par la contrainte d’un monde qu’elles ne comprennent plus, et parce qu’elles sont aussi capables de porter le sang, l’univers que construit le romancier échappe à la simplification et à la caricature :

Quand elle est lasse de ressasser l’éternité, Kathleen accepte de revenir à sa condition humaine, à ses plis, ses rides, sa beauté de fête foraine, elle revient à la pesanteur de ses hanches, au sang clair de ses menstrues ; elle réactive son pouls, et son premier regard va vers son amour, ce danger qu’elle assume. Même au plus effrayant d’une crise, quand Jeffrey n’est plus qu’un pauvre fou, recroquevillé sur une enfance dont rien ne pourra le guérir, quand ses paroles sont des appels à en finir, elle est là. Elle s’endort à ses côtés, au flanc de sa folie, accueillante jusqu’à l’imprudence. (p. 138)

De l’épreuve initiale jusqu’à l’ultime, la décisive, à force de sombrer, on ne peut s’empêcher pourtant d’attendre avec une avidité fébrile le retour du soleil. Seymour, l’alter ego manqué de Jeffrey, incarne cet espoir avec détermination, lui qui, parce que noir, doit affronter le racisme en plus des autres démons combattus par les deux hommes et qui a parfois lui aussi du mal à rester droit. L’alcool, la drogue, la prise de risque comme la capacité à recevoir et à rendre les coups font partie des tentations obligatoires auxquelles doivent se soumettre les hommes dans un code destructeur, qui a perdu toute valeur morale et n’a plus rien de celui de l’honneur, au point que la police elle-même – l’État – est impuissante ou corrompue, remède pire que le mal. C’est l’amitié, l’amitié virile entre hommes ou celle faite d’affection et de respect entre homme et animal, mieux en tout cas que l’amour entre homme et femme, qui a déjà fait la preuve de son échec aux yeux de Jeffrey, qui pourrait ainsi sauver le monde, en dernier recours, mais fragile et précieuse, elle demande beaucoup d’efforts et de persévérance, qualité que Jeffrey craint de ne plus posséder du tout. 

Dans une langue empreinte de ce désespoir qui évoque encore une fois le douloureux Livre des lamentations, le roman fait ainsi marcher jusqu’au bout le lecteur sur une corde tendue, celle qui soutient à grand peine un personnage dont chaque pas est un pas au bord du vide, sur « une terre où se tordent des couleuvres, où l’eau s’est évaporée, où même la poussière a soif », une terre où les destins sont scellés et où, malgré tout, à l’image de notre condition humaine faite d’éternel recommencement, l’écorce des arbres repousse sans fin…

Annie Ferret, juin 2025

Julien Delmaire, La Joie de l’ennemi, Grasset, 27/08/2025

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