‘Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier’ de Davina Ittoo, dans la sélection du Prix Ivoire 2022

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI & MAGALI DUSSILLOS

Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier de Davina Ittoo, figure dans la sélection du Prix Ivoire 2022, comme son précédent roman Misère (éditions Atelier des nomades).

Le 14ème Prix Ivoire pour la Littérature Africaine d’Expression Francophone, sera décerné le samedi 26 novembre 2022, à Abidjan.

Le prix est promu par l’Association Akwaba Culture, présidé par Isabelle Kassi Fofana  en Côte d’Ivoire. L’heureuse ou l’heureux lauréat bénéficie de la somme de 3000 €. Djaili Amadou Amal, Khalil Diallo, Netenon Noël Ndjekery, Michele Rakotoson, et Sami Tchak font partie de la sélection.

PROJECT’ÎLES : Pourquoi ce parti pris d’écrire un roman sur trois générations de femmes ?

Davina Ittoo : Peut-être qu’inconsciemment, j’ai refait le parcours de ma propre lignée familiale. Tenter de voir ce qui a été perdu, au fil du temps. Voir ce qui est demeuré sur une île dont les visages n’ont pas cessé de muter. À travers cette chaîne générationnelle, j’ai tenté de sonder la nature du désir féminin, celle qu’on ne peut pas toujours dire devant une société éminemment patriarcale. Ai-je voulu cristalliser cette lente libération de la parole au fil des générations ? Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’avais pas envisagé un tel cheminement. Mais parfois, on est saisi par l’envie de poursuivre la chaîne, de voir jusqu’où on peut porter les personnages, de s’interroger sur la perpétuité d’un certain « karma » familial. Une démarche un peu naturaliste en somme ! Suivre le parcours de ces femmes, c’est également suivre les mutations de ma belle île depuis l’indépendance jusqu’à maintenant.

PROJECT’ÎLES : Comment naissent les personnages dans votre œuvre ? A partir de quel moment êtes-vous certaine qu’ils ont assez d’épaisseur pour faire partie du roman ?

Davina Ittoo : Ils naissent de certains souvenirs, je crois. Un pan de sari qui flotte, un rire qui éclate, une épaule qui s’affaisse sous la lourdeur de la faucille, un dos voûté par sous le poids des ballots de thé… Ils naissent d’un élan d’amour, d’une vague reconnaissance… La mémoire garde des traces de ce qui l’émeut, de la beauté fugitive. Lorsque j’écris, je pense d’abord aux paysages. Et ces derniers se peuplent lentement…Je ne sais pas si je réfléchis consciemment à l’épaisseur psychologique des personnages. Je sais qu’ils sont habités par un tourment quelconque qui finit par rejoindre la mélancolie diffuse s’accrochant à nos cœurs dès la naissance. Leurs tourments finissent par révéler le vide, le manque, l’absence… Parfois, la quête d’amour les mène au néant. Parfois, l’assouvissement du désir est contrarié par des facteurs externes, ils vivent difficilement sous le regard des conventions sociales qui sont parfois tenaces. Je pense que j’aime les porter jusqu’au seuil du grand brouillard, là où ils en viennent à s’interroger sur leur nature profonde, sur leur rapport à une éventuelle divinité, sur la valeur du monde qui les entoure, sur le destin et les limites de leur liberté…

PROJECT’ÎLES : Quand on referme le roman, on a l’étrange sentiment que malgré le recul du temps, les violences sociales, économiques, politiques subies par les femmes sont loin d’être terminées. C’est un peu votre intuition en écrivant ce roman ?

Davina Ittoo : Oui. La société mauricienne est pétrie de nombreuses cultures, influences, religions. On ne peut pas dire que les femmes soient vraiment libres. Sans s’en rendre compte, elles s’enferment dans des schémas répétitifs, ceux qu’accomplissaient déjà leur grand-mère, leur mère, etc. Elles perpétuent les mêmes gestes et sont persuadées que c’est dans l’ordre des choses. Certaines croient vraiment à l’infériorité de la femme. Elles pensent vraiment que celle-ci ne possède pas les mêmes capacités intellectuelles de l’homme. C’est ancré. D’autres se disent que l’émancipation, c’est rouler en voiture et accéder à un poste valorisant. Mais la liberté est à conquérir à chaque instant. Le conditionnement religieux et social nécessite du temps pour s’en défaire mais rien ne peut se passer si les femmes elles-mêmes ne sont pas conscientes que l’inégalité subsiste à plusieurs niveaux. À l’île Maurice, le drame est qu’on manque cruellement de modèles de femmes brillantes et libres qui n’hésitent pas à parler, à endosser la responsabilité de leurs actes même dans des situations difficiles. Les jeunes n’ont pas de repères quant à une éventuelle figure féminine qui pourrait les inspirer. Et c’est là le drame.

PROECT’ÎLES : Un mot sur la langue de vos romans, comment alliez-vous poésie et prose ?

Davina Ittoo : J’ai toujours été éprise des métaphores, des allégories, des symboles… cet autre langage qui est caché derrière la langue apparente, derrière les mots. Je suis de celles qui pensent qu’un voile subsiste derrière toute chose et qu’un écrivain doit pouvoir aller au-delà du voile…Je pense que la poésie s’insère naturellement dans ma prose car je crois profondément dans la beauté du monde…Cette beauté fugitive qui ne cesse de nous traverser et qui est toujours proche, même en étant loin… Je m’émerveille de ce ciel suspendu au-dessus de nos têtes, je suis fascinée par le vent invisible, l’agencement de nos organes à l’intérieur du corps, toute cette création qui se déploie dans ce monde. La reconnaissance que j’éprouve pour cette terre qui nous a été donnée, se traduit en poésie, je crois. En même temps, je cherche la vibration du désir, les mots doivent s’entrechoquer pour se rapprocher de l’autre réalité… Les monologues de mes personnages sont souvent poétiques car ils sont agités par cette mélancolie qui les tenaille sans cesse…

PROJECT’ÎLES : Il y a une certaine noirceur, une violence qui sont sous-jacentes dans vos romans ou nouvelles, c’est le lieu d’où peut émerger une certaine vérité sur le mal-vivre mauricien ?

Davina Ittoo : Oui, je pense qu’il y a des caillots de noirceur au cœur de l’être humain dont on ne peut deviner la profondeur. C’est fascinant de porter le jour et la nuit en même temps. Je ne sais pas si cette violence qui imprègne l’œuvre et les personnages découle de l’impuissance que je ressens face à ce mal-être mauricien, de l’incapacité à cerner la source de ce grand malaise. Des pans de notre histoire ont été gommés, des secrets sont toujours ensevelis dans nos archives, des vérités sous-jacentes délibérément ignorées par de nombreux mauriciens qui ne veulent pas qu’elles sortent au grand jour car cela risque de détruire toute la structure sociale, un système de castes, de notre pays. Mais comment un pays peut-il progresser en dépit de tant de mensonges et de dissimulations ? Nous rafistolons l’histoire au gré des convenances, des humeurs politiques du moment. La violence découle peut-être de ce constat d’ignorance, de la tristesse de voir naître des enfants qui ne s’interrogeront sans doute jamais sur leur provenance, sur leurs origines, sur les tensions entre chaque communauté. Beaucoup de gens pensent que l’île Maurice est un pays paisible, peu secoué par des drames, que rien ne s’y passe vraiment. Mais ce n’est pas vrai. Le communalisme latent qui rôde dans toutes les sphères est une véritable gangrène pour ce pays. Nous avons nos propres maux et si nous ne crevons pas les abcès, ils finiront par engendrer une guerre civile, un jour.

PROJECT’ÎLES : Votre roman est dans la sélection du Prix Ivoire 2022, au-delà de la fierté d’être dans une shortlist, qu’est-ce que cela dit de la jeune génération d’écrivain.e.s mauricien.ne.s ?

Davina Ittoo : J’ai toujours pensé que le nom de l’auteur importait peu. Ce qui me rend heureuse, c’est avant tout de voir le nom de mon pays associé à mon œuvre. C’est cela la véritable fierté, de me dire que même si on est perçu comme étant un petit caillou au milieu de l’océan Indien, on peut figurer parmi des grands noms. J’aimerais que les jeunes s’en inspirent. Je ne connais pas beaucoup de jeunes auteurs mauriciens mais ceux et celles que je connais possèdent un véritable potentiel. Je leur dis toujours que la sève de l’écriture provient de notre terre, que l’énergie première vient de notre lave, de l’immensité de l’océan qui nous traverse. Il y a une relève, c’est ce qu’il y a de plus important.

PROJECT’ÎLES : Vous avez été l’invitée du salon du livre Athena il y a quelques mois pour la promotion de ce roman, quels sont les retours des lecteurs et lectrices ? Qu’est-ce qu’ils et elles vous disent ?

Davina Ittoo : J’ai reçu des courriels de certains lecteurs réunionnais qui ont trouvé que le roman leur ouvrait les portes d’une île Maurice dont certains visages leur étaient jusqu’ici inconnus. Ils m’ont beaucoup parlé de la langue qu’ils qualifient volontiers de « sensuelle » et « violente ». Ils aiment également les multiples influences qui parsèment le texte : les allusions aux dieux hindous, les références au catholicisme, les versets soufis, etc. C’est peut-être une façon pour eux d’embrasser plusieurs univers à la fois… Ils me disent qu’ils se « perdent délicieusement » dans les désirs des personnages, qu’ils éprouvent un certain vertige devant les paysages et qu’ils ne soupçonnaient pas l’existence de tant de drames dans ce pays…

*

Liste des œuvres finalistes

Djaili Amadou Amal (Cameroun), « Cœur du Sahel », roman, éd. Emmanuelle Collas, 2022, 252 p ;

Khalil Diallo (Sénégal), « L’Odyssée des oubliés », roman, éd. L’Harmattan Sénégal, 337 p ;

Davina Ittoo (Ile Maurice), « Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier », roman, éd. Project’îles, 202,146 p ;

Netenon Noël Ndjekery (Tchad), « Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis », roman, Hélice Hélas Editeur, 2022, 349 p ;

 Michele Rakotoson (Madagascar), « Ambatomanga, le silence et la douleur », roman, éd. Atelier des Nomades, 2021, 268 p ;

Sami Tchak (Togo), « Le continent du Tout et du presque Rien », roman, éd. JC Lattès, 2021, 314 p.

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