Avec ‘La peine de l’eau’, Monique Séverin fait sa rentrée littéraire

Propos recueillis par RAHARIMANANA

Au bord d’une piscine, Marie fait fermenter sept jus, autant que d’enfants nés du papa parti guerroyer, plus un pour le non-né. Elle, dont le propre père était engagé à Diên Biên Phu au moment de sa naissance, tente d’abolir chaînes et liens délétères au milieu de cette île de l’océan Indien, La Réunion. L’histoire singulière rejoint alors le récit collectif. Marie règle son compte à l’eau qui cerne et qui a propulsé sa mère en terre violente. Sisyphe assiégée par les préjugés, elle est condamnée à recommencer à chaque vague l’absurde de l’identité imposée. « Ni ni » qui se désire noire, refuse d’être prisonnière de l’apparence et du genre. Mais ni la société, trop lâche, ni la mère, trop saturée, ne l’entendent de cette oreille. Ses sept jus tour à tour acides, suaves, onctueux, aigres ou amers, révèlent la réalité d’une île qui existe autrement que par son volcan, ses requins et la beauté convenue de ses femmes.

PROJECT’ÎLES : La peine de l’eau. Généralement, l’eau guérit, purifie. Pourquoi La peine de l’eau, d’où vient ce titre ? 

Monique Sévérin : L’eau, comme les autres éléments, est ambiguë. Créatrice, guérisseuse, bien sûr, mais aussi destructrice, geôlière. La Réunion, comme d’autres îles, a servi jadis d’asile mais aussi de bagne et de lieu de déportation. La narratrice du roman fusionne poche maternelle peu accueillante et matrice océanique génératrice d’un monde « qui peine à se penser » (p. 110), voit en l’eau une eau noire, mauvaise. L’eau irrigue le roman et lorsqu’il m’a fallu trouver un titre, La peine de l’eau s’est imposé à moi et j’en ai vérifié la validité. Le titre était neuf, traînait dans ma tête, sûrement en lien avec un concept développé par Bachelard.

PROJECT’ÎLES : Le roman est sous-titré Sisyphe l’Africaine, quel est ce rocher que la femme africaine ne cesse de remonter vers les cimes ? Le roman se passe à la Réunion, département français, parle-t-on de l’Afrique ? 

Monique Sévérin : Département français, La Réunion fut une colonie, terre d’esclavage. Et ses habitants n’échappent pas à l’Afrique, terre fantasmée ou niée. Marie aurait voulu être africaine, noire-noire, même si l’Africaine, celle du continent ou de la diaspora, est une Sisyphe qui a fort à faire pour pousser son rocher vers le haut. Derrière ce désir se cache une difficulté à se vivre comme ni-ni, soucieuse de ne rien perdre des composantes de ce qui la fonde, l’africaine surtout. Marie envie la négritude et autres mouvements qui ont permis aux Africains, ou aux Afro-descendants, de se définir, quand elle, la bâtarde « biologique » et culturelle, cherche encore des repères propres à un univers encore impensé, fantasmé et exotisé dans le meilleur des cas.

PROJECT’ÎLES : Votre langue est extrêmement travaillée, d’une précision redoutable, vous êtes aussi linguiste et avez co-signé un le premier dictionnaire kréol-français, quelle place donnez-vous à la créolité dans votre roman ?  Qu’est-ce qui se joue dans vos œuvres quand se frictionnent ces deux langues, le français et le kréol ? 

Monique Sévérin : Avec d’autres, je milite pour la reconnaissance d’une identité, d’une culture. Assimilationniste, la France tient encore la laisse et, malgré quelques avancées, La Réunion demeure une œuvre incertaine. Parce qu’il véhicule ce qui nous fonde, le créole occupe une juste place dans mes ouvrages : j’écris de mon guétali réunionnais, pas d’une pointe bretonne ! Quand ma pensée est irriguée par l’universel, dire La Réunion avec les seuls mots français ne sert pas une démarche visant à faire résonner un monde spécifique, dont la décolonisation conceptuelle n’est pas achevée :

Zorèy koson dann marmit pwa !

Parenthèse pour émettre un regret : si mon amie écrivaine décide de présenter son monde en français seulement, elle l’amputera de sa sève. Ainsi, l’expression créole utilisée plus haut pourrait se traduire « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre ». Pour comprendre la mutilation, il faut savoir que le créole se réfère à une recette spécifique, oreilles de porc et pois du Cap : quoi de plus sourd qu’une oreille cuite ?

(p.107).

Le créole entre naturellement dans le tissu français, non pas enrichissement de la langue dominante mais affirmation légitime d’une différence, confrontation entre identité et altérité.

PROJECT’ÎLES : Des figures étranges parsèment le roman, comme Cimandef, qui sont-ils et pouvez-vous nous raconter un peu plus, comment ces personnages hantent le livre, et vos livres en général ?

Monique Sévérin : Cimendef, ou encore l’étrange Mme Joseph dans Femme sept peaux, font partie d’un panthéon personnel empli de gardien-nes. Ces personnages ont pour fonction de protéger le sacré, de placer des garde-fous là où nous sommes inconséquents. Ils m’aident à pointer les dysfonctionnements de la société réunionnaise, notamment dans les rapports frelatés qu’elle entretient avec la France :

“Notre Métropole nous spolie encore, nous dépèce encore, permanence de vieux schémas à peine modifiés, on prend les mêmes et on recommence, au fil de l’eau et de la chanson douce qu’Elle nous susurre :

Soyez mais soyez comme je veux que vous soyez et

Je vous aimerai de tout mon grand cœur,

vous enverrai des sbires pour vous apprendre beau et bien,

pour corriger vos tendances libertaires, incontrôlables,

qui fabriqueraient on ne sait quoi ! » (p.70)

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