PAR NASSUF DJAILANI
Au cœur du Salon International du Livre de Rabat au Maroc, le pavillon des éditeurs africains n’a pas désempli peu importe l’heure. Durant plus d’une semaine, le livre était au centre dans la puissante capitale africaine de la culture 2022 : Rabat. C’était la 27e édition et de l’avis général, c’était un bon cru. Le SIEL normalement se tient à Casablanca, mais la décentralisation vers Rabat n’a fait qu’en renforcer l’aura, l’image, et donc la fréquentation du salon. On ressent cela quand la mayonnaise prend, que le public est au rendez-vous, que l’attente est comblée, malgré les désirs changeants, divers.

Sur place, ce qui impressionne, c’est la place réservée aux éditeurs, l’organisation du salon de manière générale, une sécurité visible à l’entrée qui rend les entrées et les sorties fluides. L’accueil aussi est un vrai succès à souligner. Le Maroc est un pays organisé, où l’accueil de celles et ceux que l’on invite est une affaire sérieuse. Il y a des enseignements à prendre de ce point de vue, c’est indéniable.
Les auteurs, les éditeurs, les professionnels du livre sont au centre. Et régulièrement dans la journée des cars scolaires déversent ces futur.es lecteurs, lectrices que les auteurs, les éditeurs attendent, espèrent.
Des moyens colossaux ont été investis pour l’évènement, rapporte la presse marocaine : « concernant le budget alloué pour l’organisation de l’édition 2022, il est de 20 millions de dirhams (c’est-à-dire 1 889 904,91 euros), dont 12 millions de dirhams approuvés par le Parlement dans la loi de Finances, auxquels s’ajoutent les 8 millions prévus par la Région Rabat-Salé-Kenitra », rapporte Maroc Hebdo du 30 mai 2022.
Sur le taux de fréquentation, ça a été un franc succès. Qu’en sera-t-il du chiffre d’affaires des libraires, des maisons d’édition ? Il est encore tôt pour le dire, mais c’est certain que beaucoup ont tiré leur épingle du jeu. Ce salon a aussi été l’occasion de nouer des contacts. Il a beaucoup été question de coédition Sud-Sud, Sud-Nord. Une prise de conscience sur la nécessité de rendre disponible les œuvres africaines d’abord aux africains eux-mêmes. La plupart des écrivains du continent sont publiés en France. Des livres hors de prix sur le marché africain. La question des cessions/achats de droits a d’ailleurs été l’objet de débats lors des nombreuses conférences.

Un autre débat sur l’écriture africaine au féminin a été l’occasion d’un intense débat entre la romancière zimbabwéenne Lucy Mushita, la chercheuse et professeure de Littérature Soundouss El Kettani et le professeur de littérature Moustapha Hamil. Un débat qui a pris un tour intéressant quand la romancière zimbabwéenne a voulu prendre le contrepied de la thématique du jour. Soundouss El Kettani a rappelé la démarche d’une écrivaine comme Hélène Cixous pour qui l’écriture au féminin est systématiquement contestataire, dans la transgression, avec ce qui s’apparente à un féminisme de l’injonction dans la prise de parole, dans lequel on décèle un côté prescriptif, dans un féminisme de l’universel. Elle fait un détour vers Judith Butler, pour parler du « trouble dans le genre », et « la défense des groupes qui subissent ». Elle sourit en disant qu’on parle d’écriture quand il s’agit des femmes, et de littérature quand on parle des hommes qui écrivent. Elle note que les critiques parlent de « sensibilité féminine, et de la raison masculine », mais ce qu’elle remarque c’est « qu’il y a une écriture de la puissance chez les femmes aujourd’hui ».
Le problème s’est interrogée Lucy Mushita, « c’est qui définit que ceci est une écriture féminine ou masculine ». Pour elle la question du genre est une impasse. Ce qui importe pour elle, c’est le texte. Elle a rappelé son trouble à la lecture du roman Photo de groupe au bord du fleuve d’Emmanuel Dongala. A la lecture de ce roman dont le personnage principal est féminin, elle s’est demandé : est-ce que Dongala a une sensibilité féminine ou pas ? « Ce qui m’importe quand je lis un roman, c’est plutôt est-ce que je suis bousculé ou pas ».
Dans le cadre d’une autre rencontre le chercheur Mustapha Hamil, il faut parler de l’intermédiaire entre l’éditeur et le lecteur, c’est-à-dire le critique, qui lui est obligé de contextualiser pour donner du sens. Pour lui l’écrivain doit pouvoir écrire librement sans être à chaque fois ramené à son origine, à son identité.
L’Afrique et son devenir a été l’objet de courtois mais vifs échanges entre les poètes Nimrod (Tchad) ou encore Hawad (du Niger, même s’il dit ne reconnaître aucun Etat né des indépendances. Il se définit comme Amazigh).
Pour lui, le mot Afrique est le synonyme d’un viol, celui de la colonisation des peuples d’Afrique. En tant que poète, Hawad rappelle être « comme une aiguille qui fend la page pour échapper à toutes les frontières nées de ce viol ».
Ces « débats de postures » fatiguent un peu Nimrod. Il a une vision plus pragmatique et ne se pose pas au niveau des Etats, mais des êtres africains qui se sentent appartenir au continent. Au sujet de la langue française qui est sa langue d’écriture, là aussi, il remarque qu’il n’y a pas le français qui domine et puis le reste, mais il y a des parlers français qui n’ont rien à voir entre eux. Ce qui constitue déjà une victoire sur ce qui est considéré comme le centre.

Le romancier algéro-marocain, Kebir Ammi autre invité du SIEL a rappelé la nécessité pour lui de se réapproprier ce « Maghreb qui se déchire, avec des puissances qui se regardent en chien de faïence ». Il veut faire de ce « Maghreb une terre de partage, de fraternité, car il ne veut pas laisser ce débat aux politiques « . Le poème suivant qu’il nous confie ci-dessous est d’ailleurs né durant le salon.
Je suis africainS
Je suis africains
Par cette entorse plurielle qui me nomme
Plus fidèlement que les miroirs qui bâtissent des chimères sur la vanité de leurs empires
Je suis africains
Par la raison et le sang
Je suis africains
Par les larmes et le rire
Je suis africains
Par l’iconoclaste désordre qui court dans mes veines
Comme des astres insolents dans les ruelles de Bujumbura ou de Tunis
Je suis africains
Par les tumultes
Et les déchirements
D’une terre réconciliée
Avec ses horizons et ses orages
Avec ses ciels successifs
Tourmentés
impuissants et tendres
Avec l’orgueil de ses matins simples
Avec la lumière ardente qui n’abandonne jamais ses yeux
Avec les promesses et les gestes précis d’une mère
Qui se lève et marche d’un pas sûr dans les ténèbres
Avec l’odeur du pain
Que ses mains pétrissent pour nous avant le jour
Avec la course obstinée de ses fleuves
Et le poids de ses montagnes
Je suis africains
Par le masque et le cri dans les forêts
Je suis africains dans cette entorse où je bâtis mon seuil natal
Je suis africains
Pour me souvenir
De nos déchirements
Et de toutes nos espérances trahies
Je suis africains
Pour rendre gloire à mon âme d’avoir tenu bon quand tout en moi avait rendu les armes
Je suis africains
Pour renaître et être celui que je n’ai pu être
Je suis africains
Pour courir librement d’un bout à l’autre de mes rêves
Je suis africains
Pour accueillir ceux qu’aucune rive ne réclame
Je suis africains
Pour écrire sur les murs de la déraison l’amour qui nous unit
Je suis africains
Pour dire ma nostalgie de l’avenir
Je suis africains
Pour inaugurer un nouveau seuil
Je suis africains
Pour rappeler que ce monde n’est pas le monde
Je suis africains
Car tout est à réinventer
Avec de nouvelles routes qui jaillissent de la raison et traversent les plus belles saisons du cœur
Je suis africains
Pour inventer une mémoire plurielle
Qui ne se laisse pas guider par le premier venu
Je suis africains
Pour redessiner l’espoir sur les murs impatients d’une terre blessée
Je suis africains
Pour être avec les vaincus
Et destituer les vainqueurs de leur triomphe brutal
Je suis africains
Pour aimer le monde
Pour ouvrir les portes de ma demeure aux frères des autres rives
Pour aborder les seuils à venir et les jours qui nous unissent
Je suis africains
Pour dire
Avec l’orgueil des humbles
Que je suis vous dans les ténèbres
Et que vous êtes moi dans la lumière