Faire récit du silence

PAR JOHARY RAVALOSON

On attendait ce livre.

Un livre écrit par une Malagasy, et non des moindres, sur l’objet de nos silences et de nos douleurs : la capitulation de 1895. Ambatomanga en est la personnalisation pour l’autrice. C’est son village d’origine, mais c’est aussi à l’époque la porte des Hauts-Plateaux pour les étrangers, une marche du Royaume. Tavao, esclave déporté de Zanzibar, qui a trouvé femme dans le domaine de son exploitation, doit partir à la guerre servir le fils de famille. Son dilemme : mourir pour un pays qui l’a mis en esclavage ou vivre dans un « pays (bientôt) mis en servage »*. On lui a promis la libération mais il ne trouvera l’égalité que dans la fuite face à l’ennemi redouté sur les flancs de l’Andriba. Il y est aussi question d’un officier breton à la recherche de grandeur et d’épopée mais qui ne trouvera qu’absurdité.

Nous resterons ici du côté malagasy, sur lequel pèse l’arrogance d’une France expansionniste.

Michèle Rakotoson en dédicace à la librairie Rideau Rouge à Paris.

« La douleur prend souvent la forme d’un silence, à Madagascar. » Michèle Rakotoson veut retrouver les mots enfouis et non transmis de cette époque tragique de l’histoire : l’invasion française qui sonna la fin du royaume malagasy et l’exil de Ranavalona III. Davantage que le déroulement des événements, elle nous livre l’atmosphère atone et craintive régnant d’Ambatomanga à Antananarivo et d’Antananarivo à Andriba. À la campagne comme à la ville, à la cour comme dans toutes les maisonnées, dans les palais des tractations comme face à l’armée expéditionnaire coloniale, la terreur seule régnait. La peur de la guerre mais davantage encore l’angoisse liée à la fin inéluctable d’un monde. Les prières et les lamentations n’y pourront rien. « Comment croire au dieu des Anglais ? » Ils ont apporté une religion d’amour mais pactisé avec les Français pour nous anéantir. Dans les soubresauts de l’agonie, l’ignominie et les vils égoïsmes se mêleront au désespoir et à la hantise de mourir, quitte à mystifier les autres et l’histoire.

Étonnamment – ou peut-être pas tellement – quand l’autrice caractérise l’époque, on dirait qu’elle parle d’aujourd’hui : « La corruption battait son plein, l’insécurité ravageait villes et campagnes, les paysans quittaient les campagnes et venaient se réfugier en ville, sans travail. […] Les femmes de la haute société étaient toujours aussi élégantes, et les marchés continuaient à proposer des produits inaccessibles. À la cour, ou plutôt dans les deux cours, celle du Premier ministre et celle de la reine, les courtisans rivalisaient de luxe. […] La Haute Ville se remplissait de majestueuses maisons, plus belles les unes que les autres. »

Depuis longtemps la France convoitait Madagascar. « Il fallait se battre, se réunir, ne pas accepter l’invasion. »

Il y eut en fait une première tentative française en 1884-1885 qui n’aboutit qu’à la signature d’un protectorat peu appliqué. Au bout de négociations houleuses et une fin de non-recevoir le 22 octobre 1894, la France procède à l’évacuation de ses ressortissants le 25 ; la guerre est déclarée. La marine française bombarde Toamasina, la défense bien organisée par le gouverneur Rainandriamampandry empêche les Français de pénétrer dans les terres. Ils se tourneront vers la côte ouest de Madagascar. 20 000 soldats débarqueront à Mahajanga, le 14 janvier 1895.

Le ministre de la Guerre, le prince Ramahatra, avait un plan : « laisser l’armée française s’embourber dans les marais qui entouraient le fleuve Betsiboka et l’attendre à Andriba, un pic de plus de mille mètres à mi-chemin entre Mahajanga et Antananarivo. »

Pour cela il fallait que le Premier ministre Rainilaiarivony, « un andrarezina, un grand arbre, un monument », vieillissant et trahi de tous côtés, « accepte de composer ». Il a tenu tête aux Français depuis les efforts d’abrogation de la Charte Lambert signée en 1857 par un Radama II naïf (ce qui lui vaudra sa déchéance et sa strangulation en 1863). De cette hantise d’un caprice royal, s’est fondé l’État bicéphale malagasy, un partage de pouvoir entre les Andriana et les Hovas. Aussi le Premier ministre craignait que les prouesses militaires d’un cousin de la reine redorent les blasons du clan royal et fassent s’écrouler tout l’édifice.

Par ailleurs, les populations sans forcément coopérer avec l’armée française ne manifestaient pas beaucoup d’enthousiasme pour sauver des terres trop récemment intégrées au royaume, souvent au seul bénéfice d’Antananarivo. L’élite malagasy mollissait dans des propriétés remplies d’esclaves. Les officiers ayant obtenu leurs grades grâce à leurs naissances plutôt qu’à leur bravoure ou leurs compétences partaient à la guerre sur des chaises à porteurs. L’historien Esoavelomandroso (« le Mythe d’Andriba », Omaly sy Anio, n°1-2, 1975), n’avait pas de mots assez durs pour évoquer « la cupidité et l’inconscience de certains ».

Les troupes commandées par Rainianjalahy, un banquier dont la fortune faisait des envieux à la cour, rapporte-t-il, « n’étaient ni homogènes, ni aguerries, ni bien commandées. » Des pauvres enrôlés à la place des riches, des esclaves libérés pour l’occasion, mal nourris, qui ne se battaient que pour éviter d’être brûlé vif, alors que parmi les officiers de parure, certains n’hésitaient pas à détourner les ravitaillements de l’armée ou comploter pour obtenir après guerre des miettes de l’ennemi

Le 22 août 1895, à peine un tiers du corps expéditionnaire français, affaibli par la fièvre, se trouva en dessous d’une position fortifiée, l’artillerie déjà bien en place, le long de la crête d’Andriba. Mais après un après-midi de combat à leur avantage, les Malagasy abandonnèrent, laissant béante la route d’Antananarivo. Dans la nuit, l’armée malagasy, corrompue et inorganisée, a fui devant l’ennemi, les officiers donnant l’exemple, abandonnant armes, canons, équipements divers et surtout une grande quantité de vivres. La débandade. La honte avant même la défaite.

Andriba représente davantage la cause du silence et la douleur que la capitulation inévitable d’Antananarivo. L’État malagasy, entre les mains d’une oligarchie divisée, corrompue et au fonctionnement prédateur, ainsi pas très populaire, ne put s’opposer à la France. Les douleurs de l’invasion se couvrirent du silence de la honte.

On tentera même de nier l’histoire. On propagea des mensonges qui se cristallisèrent dans un dicton célèbre. Tsy mafy noho ny tany Andriba, dit-on. « Ce n’est pas plus ardu que ce qui s’est passé à Andriba. » Un dicton censé montrer qu’une situation quoique difficile n’est pas insurmontable. Comme si Andriba représentait le comble du courage, le summum d’un combat où l’on a montré vaillance et détermination. Et pourtant sur ses flancs, en 1895, l’armée de la reine se dispersa et s’enfuit, épouvantée par l’explosion des obus à la mélinite de l’avant-garde de l’armée française. Quoique les forces dans l’absolu fussent inégales et que le Royaume eût dû tôt ou tard céder à une plus grande puissance, Andriba représente avant tout la défaite sans confrontation, la pire puisque laissant ouverte la plaie et empêchant une projection saine sur l’avenir.

C’est ce silence, sur les douleurs innommées, que perce avec son roman Michèle Rakotoson.


*    Les citations sans référence sont tirées de l’ouvrage

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