La revue DO KRE I S est une revue d’ascendance haïtienne mais qui a faim du monde, des mondes créoles. L’un des inspirateurs de ce bateau ivre, c’est Jean-Erian Samson. Un homme qui court, à pied ou à vélo mais qui sait prendre le temps. Le temps de l’écoute, d’une cigarette, de la conversation. Nous nous croisons régulièrement dans les rues d’une ville du Limousin où il poursuit des études de Lettres tout en animant la vie de ce port où viennent accoster des voyageurs aux semelles de vents. Une association appelée Vagues littéraires héberge les activités liées à la revue, et est composée d’un comité de lecture chargé de la sélection des textes à paraître. C’est d’ailleurs la thématique de la trace, des trace(s), Mak (en créole) qui structure le dernier et quatrième numéro. Une revue disponible sur abonnement ici : https://www.associationvagueslitteraires.org.
Rencontre.
PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI
PROJECT’ÎLES : Ce qui caractérise ce dernier numéro de DO KRE I S, c’est l’abondance, d’ailleurs le mot est présent dans l’éditorial d’Estelle Coppolani. Quelle est la volonté de la revue ? « Faire archipel » écrit-elle, mais c’est beaucoup plus que cela, n’est-ce pas ?
Rédaction DO KRE I S : En effet, l’idée même du projet DO KRE I S était de « faire archipel », en offrant un espace de réflexion et d’épanouissement aux voix indociles, isolées, marginalisées par un système qui n’a de cesse d’ériger des murs, creuser des tranchées de plus en plus profondes. Dans les colonies plantationnaires, les populations déportées ont été dispersées afin d’éviter toutes formes de contacts, d’entrelacement où pourraient naître des effervescences qui mettraient à mal le système esclavagiste. Contre toute attente, ces populations, lassées de subir d’atroces violences et d’être le rouage du système esclavagiste marchand, ont réussi à se serrer les coudes, à se lier en créant une langue (le créole), à s’organiser en marge et à l’intérieur de la plantation. Ce qui aura pour conséquence de dégager une prise de conscience générale de leur situation d’opprimé. Il a fallu à ces corps esclavagisés la nécessité de se lier. L’urgence était et sera toujours dans le lien.
Au mitan et à la fin du XXème siècle, plusieurs tentatives d’enlienage entre les pays créolophones de la Caraïbe et de l’océan Indien ont été inhibées par la métropole française en vue d’atténuer la verve anticoloniale qui animait les actuels départements français d’outre-mer pour reprendre les termes institutionnels de la bibliothèque coloniale française. Des tentatives qui se sont manifestées notamment dans la création des revues anticoloniales. Ces dernières se sont constituées en espace alternatif, en laboratoire artistique et réflexif autour d’une matrice commune qu’est le créole – lieu de cohésion et subséquemment l’expression de la lutte contre l’oppression occidentale. Nous pouvons donc recenser dans ces revues maintes contributions plastiques et littéraires subversives.
Pour contrecarrer ces mouvements, de vieilles pratiques, chères au système esclavagiste ont refait surface, notamment la dispersion. L’ordonnance Debré de 1958 en est l’exemple probant. Nombreux.euses étaient ces militant.e.s anti-coloniales des DOM TOM qui ont été exilé.e.s, assigné.e.s à résidence surveillée en métropole sous prétexte qu’iels troublaient la paix publique. Quelle paix publique ? Évidemment celle utile à un bon fonctionnement du système colonial au détriment de ces îles. Parmi ces militants arrachés à leur terre natale, le poète réunionnais Boris Gamaleya, à l’honneur dans ce nouveau numéro, en faisait partie.
La revue revendique cette forêt dense où l’on s’entrelace, se croise, s’entremêle, où les lianes s’épanouissent : un maelström d’imaginaires qui agite le monde. La métaphore de la liane, par extension lyennaj, chère à Dénètem Touam Bona, résume bien la sensibilité de DO KRE I S. Dans Sagesse des lianes[1], Dénètem nous dit que « Le lyennaj est une façon de composer les forces et les formes […], [puisque] Le mouvement de la liane est à la fois philosophique et poétique, il obéit au principe du détour et de la correspondance : tout en variations créatrices, en zigzags, ici et là, […] la ligne de fuite du lyennaj parcourt tous les étages de la forêt, sans priorité ni hiérarchie, enchâssant des formes de vie a priori sans rapport. » D’où cette profusion, teintée de diversalité, qui irrigue tout le projet DO KRE I S et en filigrane ce nouveau numéro dédié à/aux Trace(s).
PROJECT’ÎLES : Cette revue c’est un voyage dans les mondes créoles, qu’est-ce vous mettez derrière ce mot valise ?
Rédaction DO KRE I S : Au prime abord, ces « mondes créoles » renvoient à des territoires où d’une manière brutale, des civilisations se sont rencontrées. Bien évidement on fait référence ici à la période esclavagiste durant laquelle des franges d’une population ont été déportées. Les cultures et les langues créoles propres à ces populations résultent de cette dynamique mortifère. Il s’agit ici de toutes les îles créolophones de l’archipel des Antilles (Sainte-Lucie, Dominique, Haïti, Guadeloupe, etc.) ainsi que deux territoires continentaux, la Louisiane en Amérique du Nord et la Guyane en Amérique du Sud. On peut citer également les pays de l’archipel des Mascareignes : les îles Maurice et Rodrigue, La Réunion et Les Seychelles. Il existe aussi, des poches créoles à Cuba, au Brésil, à Sainte-Croix, au Venezuela et à Trinidad. Il est à préciser que cette liste n’est pas exhaustive.
Au-delà de cette première acception qui est pour nous fondamentale pour comprendre notre propos, la question créole aujourd’hui n’est plus l’apanage de ces îles exotisées et folklorisées à outrance. Puisqu’il y a créole dès que les cultures se croisent et s’enchâssent, nous pouvons dire comme Glissant que le monde est en perpétuelle créolisation. C’est inéluctable. Ce sont ces lieux communs où les pensées se croisent, sans prétentions d’orthodoxie. Ces lieux où des identités multiples se rencontrent dans le partage et l’échange. En somme des lieux de dialogue. Nous pouvons conclure en reprenant les mots d’Evains Wêche dans l’éditorial du premier numéro de la revue DO KRE I S consacré à la thématique « Voyage » : « Le créole témoigne à sa manière de l’humaine condition. Écoutons-le. »[2]
PROJECT’ÎLES : On y rencontre des auteur.es confirmé.es et des plus anonymes, il n’y a pas de hiérarchies chez DO KRE I S. C’est parce que les voix, vous les envisagez en dialogue, n’est-ce pas ?
Rédaction DO KRE I S : Toute démarche qui se veut être en accord avec les cultures créoles doit selon nous récuser l’idée de hiérarchie qui renverrait à une configuration où il y aurait des voix valant plus que d’autres. Si l’on part de l’étymologie de ce mot, il apparaît évident que se trouve entreposée dans son sens une volonté de fonder un commencement et d’établir une filiation – qui est de l’ordre de la subordination – entre ce commencement et ce qui lui succède. Nous dirons avec Glissant que les cultures créoles n’ont pas cette prétention des commencements et par conséquent se prêtent davantage à une vision rhizomatique de la création : cela suppose d’être attentif à la singularité de chaque voix, à ce qu’elle porte comme trace et livre comme enseignement. En ce sens, l’idée d’une voix unique qui surplomberait et irradierait les autres nous semble incompatible avec la philosophie qui sous-tend ces cultures. L’hommage rendu à Boris Gamaleya doit être davantage perçu comme une attention à son œuvre et comme un effort pour mieux le rattacher à ce faisceau de voix dont il est l’une des lianes.
Notre idée est de faire trace, d’être le relais complice de ces voix créoles fulgurantes pour reprendre les mots d’Estelle Coppolani … Cela ne peut se faire qu’en instaurant le dialogue qui relierait toutes ces voix…
PROJECT’ÎLES : On pourrait penser qu’il s’agit d’un numéro hommage à Boris Gamaleya, disparu en 2019. Comment son poème éclaire-t-il notre présent pour vous ?
Rédaction DO KRE I S : La poésie de Boris Gamaleya éclaire peut-être notre présent, avant tout, grâce à son émanation d’une région du monde bien précise. Nous désignons évidemment l’île de la Réunion et, par résonance, l’océan Indien dans son ensemble. La poésie de Gamaleya est profondément marquée par la singularité de l’insularité dont elle se réclame. Non pas une circularité fermée mais bien plutôt un endroit où se sont imprimés tant de passages qu’il est difficile d’en tracer l’historique sans en arriver à occulter quelques pans. Cela, nous le croyons, peut retentir dans notre présent de façon signifiante – nous qui avons tendance à penser que la « mondialisation » est un phénomène récent et que les connexions entre l’organisation des migrations et le hasard des migrations sont à devoir aux deux siècles derniers. La voix tonitruante de Gamaleya est aussi une voix de mystères, une voix dialogique où les inflexions de tant de personnages divers prennent corps. Là aussi, sans doute, nous pouvons y voir un indice pour penser notre propre actualité fourmillante, où nous ne savons souvent plus où donner de la tête ni qui écouter. Il nous semble que Gamaleya interroge fondamentalement le phénomène d’abondance, la richesse invisible, les voies souterraines. C’est-à-dire qu’elle s’attache à mettre en lumière ce qui existe et auquel nous ne prêtons pas forcément une attention concentrée. Là encore, nous y voyons une main tendue, dans une époque que d’aucuns qualifient de malade. Main tendue vers des possibilités de conciliation et d’apaisement et vers un avenir, aussi, qu’il doit nous être possible d’imaginer sans renoncer à une forme de grandeur.
PROJECT’ÎLES : « Les chemins nous racontent » écrit le poète réunionnais Patrice Treuthardt. De quelles traces témoigne ce recueil des cinq continents que vous avez tenté de rassembler ?
Rédaction DO KRE I S : Pour aller vite, nous dirons d’autant de traces qu’il y a des contributeur-rice-s. Pour ce nouveau numéro nous avons reçu des contributions provenant de vingt-cinq pays. Et chaque contribution résonne d’une manière singulière sans pour autant trahir – on l’espère – l’unité recherchée par la revue. Si notre parti pris est de faire un grand faisceau avec les voix issues de ces sociétés qui ont fait l’expérience du gouffre, nous sommes également curieux des alternatives qui éclosent dans les anciennes puissances coloniales. Est-ce pour cela qu’on retrouve diverses contributions provenant des pays comme la France, l’Espagne ou Belgique. Ce qui au final donne un objet atypique où se côtoient des réflexions sur le rastafarisme à l’île Maurice et des poèmes de Hugo Fontaine, un article sur le déboulonnage d’Estelle Coppolani illustré par un dessin de Diane Aubrun.
PROJECT’ÎLES : Les genres se mêlent, entre poésie, nouvelles, analyses, photographies et sculptures tissent le contenu de cette dernière livraison de DO KRE I S, sur papier glacé en quadrichromie. On picore dans les univers des uns et des autres, on va de surprise en surprise, de continents en archipels. Comment avez-vous travaillé au sommaire pour donner une cohérence d’ensemble ?
Rédaction DO KRE I S : On pourrait dire qu’on résiste à l’idée d’un ordonnancement des voi(e)x : on ne sait pas toujours quel dessin va illustrer tel article et parfois on pourrait même croire que l’alchimie se fait toute seule, les voix se trouvent et s’entremêlent, pour, au final constituer cet objet indiscipliné, cette caisse de résonance qui prendra la forme d’une revue.
L’ouverture à différents genres et disciplines, et à de nouvelles zones géographiques, est effectivement au cœur de ce nouveau numéro. En plus des essais littéraires, de la poésie, des analyses, on retrouve dans ce numéro plus d’ouvertures à la sculpture, avec des œuvres du béninois Achille Adonon et des sculpteurs haïtiens Dubréus Lhérisson et Céleur, et au design avec l’interview du duo de designers dach&zephir qui travaille sur la réappropriation des objets traditionnels créoles. La complexité est de lier ces approches en formant un ensemble cohérent et lisible pour le lecteur. De manière générale, les articles d’essais et d’analyses du DO sont comme les piliers de la revue et la structurent, donnant les principales clés de compréhension du thème de cette année : MAK. Les œuvres visuelles et les textes poétiques sont ensuite associés par deux ou trois afin de créer des dialogues ou des contrastes de points de vue percutants.
La conception de la mise en page et du graphisme joue un rôle fondamental pour la lisibilité de l’ensemble. Nous avons choisi une présentation et une typographie assez classiques pour les articles du DO, tandis que les poèmes et créations visuelles du KRE ont des agencements plus libres, une police plus frappante, invitant le lecteur à naviguer entre les images et à créer ses propres associations d’idées. Tout en structurant certaines parties, nous voulions avant tout garder cet aspect foisonnant et maintenir la richesse et la subtilité des réponses apportées au thème de cette année.
[1]Bona, Dénètem Touam. Sagesse des lianes. France: Post-éditions, 2021.
[2]https://www.associationvagueslitteraires.org/1-vwayaj