Le Doigt, le dernier roman de Dalie Farah couronné par le Grand Prix de l’Héroïne 2021 Madame Figaro

PAR MAGALI DUSSILLOS

Il semble indécent d’affubler le dernier roman de Dalie Farah d’une note de lecture, d’un commentaire littéraire, tant il est sincère, violent, nu.

            Comme ce doigt dressé.           

            C’est une force de vitalité, jouissive, qui suscite les larmes comme les éclats de rire,  à la manière de ces rires qui peuvent nous secouer au cœur des moments les plus riches en émotions.   

            En 2018, le mardi ce n’est pas son jour de chance. Un mardi pluvieux, il y a eu les essuie-glaces qui tombent en panne sur l’autoroute ; un mardi, il y a eu les menaces, elle veut divorcer, il veut mourir, la tuer, tuer quelqu’un, quelque chose, n’importe quoi qui change les choses ; un autre mardi, il y a eu l’accident de sa sœur, la mort de Jacky, elle l’a su un mardi aussi ; ce mardi, il y a eu l’homme à la voiture rouge. Quand elle a entendu le klaxon, son corps a pressenti l’agacement d’un homme au volant, ça l’a énervée. Elle ne s’est pas retournée, c’est le mécanisme de la peur qui refuse de se montrer ; elle déteste qu’on lui fasse peur, surtout qu’un homme lui fasse peur. Le geste est né, une évidence réflexe.

            Elle lève la main droite, un poing, déplie le doigt, le majeur, et elle brandit. Fort et haut. Raide. Elle bande. De son bras et de son doigt. D’honneur.[1]

            En refermant le livre, les mots se bousculent parce que la lecture du Doigt de Dalie Farah publié dernièrement chez Grasset, appelle un écho, une réaction. Avec ce geste, la narratrice se dresse et ne s’arrêtera plus de parler, ni n’acceptera plus de baisser les yeux désormais. Pour mettre « fin à la peur[2] ». Elle entraîne le lecteur dans un récit qui va montrer comment le refus instinctif de courber une fois de plus l’échine a bouleversé le cours de son existence. Sa vie, elle la déconstruit alors, et sa narration se débarrasse de la trame chronologique pour évoluer en cercles concentriques plus ou moins proches, plus ou moins éloignés, des origines de la violence.

            C’est l’histoire d’une femme, une prof et, bientôt, d’une écrivaine. Le doigt d’honneur appelé par la violence d’un homme, un matin pluvieux alors qu’elle se rendait au lycée où elle enseigne, lui fait tomber les masques et laisser s’exprimer ce qu’elle nomme sa sauvagerie. Elle va alors sombrer dans une remise en cause nécessaire et salvatrice. Cette agression réveille celles qu’elle a subies en tant qu’enseignante, et au-delà, en tant qu’enfant. C’est l’histoire d’une femme qui a essayé de construire sa vie de façon ascensionnelle : main levée bien haut de la bonne élève, échelle sociale, gradation des diplômes. Au plus haut. Perfection. Avec humour et ironie, la narratrice procède à une analyse fine des traumatismes et de la façon qu’ils ont de ressurgir, à travers des sujets-écrans qui leurrent l’individu, tout en le mettant en mouvement. Comme le taureau qui s’attaque au chiffon rouge, lui explique-t-on en salle des profs. Il faut donc remonter vers le centre de la spirale pour mettre le doigt sur les racines de la violence.

Ils n’ont pas de chance ceux qui la frappent, elle ne leur donne que provisoirement puissance. Même la peur la ramène à la vie, la jette dans une énergie folle. Pour elle, vivre est une urgence permanente. C’est pour ça qu’elle les attire, qu’elle plaît . Elle est irrésistible dans sa force désirable de vie, c’est pour ça qu’elle est frappée. Sa puissance, c’est sa vitalité, sa vitalité est une violence ; sa résistance est une violence faite aux autres et surtout aux hommes, c’est son système de sécurité, elle en a besoin. C’est sa maman qui lui a appris ; bien avant sa naissance elle lui a tout expliqué, c’est une bonne mère.

Ma petite fille, je peux te tuer, trouve à me survivre.

Écoute ce que je dis, la mort est la racine de ton souffle.

Oui, maman.[3]

            C’est l’histoire de ceux qui se reconnaîtront parmi les mal-aimés de l’enfance. De ces enfants seuls qui ont tout tenté pour plaire au parent mal aimant alors que celui-ci ne renvoyait que déception et violence. On pense reconnaître avec tendresse la fillette de l’Impasse Verlaine qui ne pouvait ni combler ni panser les blessures de sa fascinante et brutale mère, Vendredi. Lorsque ces enfants seuls  deviennent adultes, ils essayent de réparer les autres. Et de plaire. Dès lors, professeure. Malentendu initial. Quel pire endroit que l’Éducation nationale pour chercher une reconnaissance ? La bête est une machine froide. L’enseignant, tout  comme l’élève, est une statistique.

Vingt-deux ans avant le doigt d’honneur et onze ans avant les coups du gitan, l’école est son sanctuaire. Convertie à la République, elle est la liberté guidant le peuple, se découvre le sein, porte un bonnet phrygien, avance puis écrase Mouloud-Gavroche qui a évidemment échoué, il est mort, il n’a même pas le CAP et pointe au chômage à vingt-et-un ans. Pas elle. Membre d’une Éducation Nationale, quartiers nord de Clermont-Ferrand, la prof arrive au collège très tôt le matin et le quitte le plus tard possible : c’est sa maison, le lieu de sa mission. Reconnaissante d’avoir été sauvée, elle lèche la main qui l’a nourrie. Son existence est la démonstration d’un système vertueux et elle devient la vertu, un produit social de première qualité. Pas un avatar discount ; elle donne de l’espoir, elle est l’espoir, un chef-d’œuvre de la République. Applaudissements.

            Jusqu’à ce que le chef-d’œuvre républicain ait un énorme bleu au cul. Quand elle se met à boiter, elle devient triste, d’une tristesse poisse.[4]

Alors la prof est là debout, menton relevé et doigt dressé, parmi les blessés de l’enfance ou ceux qui méconnaissent la violence. Les élèves, les collègues maltraités eux-aussi par l’Institution. Mais aussi les amis, figures de résilience qui empêchent de sombrer tout-à-fait. Dalie Farah a beau lever le poing, elle baisse les armes et n’a pas peur d’émailler son récit de tendresse. Et la bienveillance n’est pas un vain mot. Le Doigt, c’est le roman du corps, celui qui conserve la mémoire des coups, de la « faim » née du manque d’amour, mais c’est aussi le corps qui réchauffe et accueille. Au sein du « gynécée » d’amies. Et à la fin du roman, celui de la femme, de l’écrivaine qui accueille dans ses bras l’enfant seule. Et c’est encore la chaleur du groupe et du corps … enseignant.

Ce jour-là, on caresse les pauvres dans le sens du poil. La gamine du tiers-état a tout fait très bien comme on lui a dit, elle est punie quand-même. Sa dignité fout le camp quelque part en Moldavie car elle chiale un truc républicain sur elle ne mérite pas ça, son parcours, liberté, égalité, fraternité, Allah ou Akbar. Parle à ma main. La décision se profile. C’est trop dangereux pour John de retourner dans le lycée Jean Zay où des sales putes risquent de le vouvoyer alors qu’elles ne l’ont pas en classe. [ …]

            En sortant, nuque baissée, la prof se voit au volant de sa voiture en Moldavie à la recherche d’un mur épais. Elle ne comprend pas que l’Institution allergique au désordre choisit toujours son propre intérêt.

            En face du rectorat où l’attendent quelques collègues sauveteurs-pompiers-mèreTeresa-heureusementqu’ilsétaientlà, elle boit bière et larmes et renonce provisoirement à la Moldavie.

            Le directeur s’appelle Henri.[5]

            Et c’est tellement drôle.  C’est le rire de la vie, de la lucidité et des apparences qui tombent les masques. Ce tragi-comique du dialogue populaire, le bon sens bienveillant d’une salle des professeurs en ébullition face à l’événement. S’il s’agit là d’un chœur venu commenter les actes de la tragédienne en train de sombrer volontairement et vaillamment de son piédestal, c’en est une variante dialoguée ouverte à la controverse, alternant l’expression attendrissante des obsessions pragmatiques des enseignants, mêlant bon sens populaire, commentaire burlesque et vérité profonde.

– Je sais pourquoi elle a refait un doigt d’honneur. Un type, une chose, une institution, un chat, un poisson rouge, un requin qui se tient devant toi, debout, qui te regarde comme si t’étais rien, qui te dit que t’es rien et qui te parle depuis une morale qui sert à rien, qui te dit là avec ses yeux et sa bouche, de toutes ses forces que tu n’es rien, eh ben si ce type te demande de lui refaire un doigt d’honneur, c’est qu’il a aimé le premier. Quand on te redemande un doigt d’honneur, faut pas hésiter, ne serait-ce que par respect pour celui qui réclame.[6]

            Les masques, les capes de super héros, et les couronnes de laurier de pacotille, la narratrice les fait tomber un à un. Comme autant de claques. On dit « la narratrice » car elle tait son nom. Ce prénom justement on l’attend, on l’appelle, tout autant qu’on s’entend murmurer, Cesse de te faire mal, Arrête de te frapper. Le Doigt de Dalie Farah, c’est l’histoire d’une fuite pour échapper à la peur qui s’est parée de masques. L’autopsie du trouble de l’imposteur mis à mort par ce doigt dressé un matin brumeux. La narratrice a pris l’habitude que l’on nie son existence et elle reproduit sur elle-même cette violence. En effet, dans ce récit, tous les acteurs ont des prénoms. Cités en exergue, ou présentés en fin de chapitre, certains assoient leur identité sur les affirmations dont ils sont pétris ; d’autres semblent cités comme pour affirmer leur réalité, celle qui dépasse la fiction. Quant à la narratrice elle est morcelée, défaite, par la brutalité initiale de la mère, par le mensonge fait à elle-même dans la construction de son être social. Elle s’est modelée en hussard de la république, « a tout bien fait ». Elle est dépossédée de son récit. Par les contre-témoignages, par les récits de ses collègues, de ses agresseurs, des figures d’autorité. A la marge de cette foule bruyante, la narratrice a l’art d’exprimer la solitude : dans son univers, les êtres sont des voix et n’ont pas de visage, tandis que les choses expriment les émotions :

Le meurtrier devient meurtrier par leur mort, l’odeur de leur urine de trouille et de sang frais. Le tueur a besoin des victimes, il dépend d’elles. La violence est un totem. Être victime, c’est avoir de la valeur pour le criminel.

Seule, recroquevillée, dans son canapé, elle voudrait que le docteur Spencer soit son ami pour parler un peu de tout ça, qu’il lui donne un peu son avis parce qu’au cours de la sixième saison, il a peur d’être fou et de devenir un sérial killer.

Elle aussi. Comme les tueurs en série, elle a manqué d’amour, vécu des injustices, s’est habituée à la violence logique et prédictive de ses parents ; comme le profiler Spencer, elle aime la littérature du XVI° siècle et ses parents ; Porteuse d’un esprit criminel, elle a appris à aimer la valeur qu’on lui donne en la frappant.

Elle se lève, étale de nouveau la couette, puis réussit à la glisser méthodiquement dans sa housse. Quand elle enfile les taies d’oreiller, elle croise le regard apeuré du puy de Dôme.[7]

La peur est donc ce qui apparaît quand tombent les masques. C’est ce que le corps de l’enfant battu connaît de mieux. Et la narratrice s’interroge : « Mais si ce corps a toujours contenu 60 à 75% de peur, par quoi va-t-elle la remplacer ? ». Par le geste littéraire qui s’élève contre les mots qui mentent ou qui frappent : « La littérature ne supporte pas le mensonge ; qui veut la littérature devra passer par la vérité. L’écriture ne soigne pas. L’écriture déterre les corps pour les faire parler.» Alors avec ce doigt d’honneur littéraire, Dalie Farah fait fie des genres, de la chronologie et des classements. Le lecteur se surprend alors à en reparcourir les pages pour se lire, creuser en miroir les origines de sa propre soumission, et laisser germer les graines de sa force sauvage. Quand on est femme, quand on est prof, ou quand on est l’enfant seul, la mise à nue est tellement vive, la tendresse de l’écrivaine tellement profonde, qu’on relève le menton à notre tour, le rire déployé. Et le doigt dressé.


[1]P°25.

[2]P°166

[3]P°126

[4]P°53

[5]P°137

[6]P°79

[7]P°156

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