PAR FREDERIC L’HELGOUALCH
‘Pur Sang’ est le dernier recueil de Makenzy Orcel, figure de proue de la littérature francophone et haïtienne. Romancier et poète, figure majeure désormais mais toujours atypique de la littérature en France, il privilégie la force émotionnelle première des mots aux explications littérales qui assèchent et enferment. Comment dès lors traiter de son livre sans en trahir l’idée ? En disant peut-être que ‘Pur Sang’ est le regard porté par le poète sur son parcours personnel, un parcours inextricablement lié au destin d’Haïti, cette île en convulsion actuellement (dans une indifférence tricolore aussi habituelle que coupable). Prenons donc une large inspiration puis lançons-nous à présent dans les foulées du pur sang.

Céphalée galopante, à coups précipités le sang afflue aux tempes, les mots suivent la cadence, se cognent contre les parois du temps, les barrières de la langue « poignards fous dites-vous des mots pourtant sans bornes ni états d’âme » Limites mortelles indépassables – disaient-ils – explosent à présent « au-delà des courants et des mises en scène du temps les arides extrémités de l’innocence les fictions du sang impur de l’Agneau le film de ma résurrection… » Rage et ruades, tel un étalon bridé, étalon noir sûr de sa force, animalité fauve : arracher la longe, démolir les manèges.
Emballement fureur, cafards trois pièces écrasés « à cause de vous vos nuits dont vous êtes si ravis pourris jusqu’à la moelle du hasard tout à truster quitte à border le vent l’immense », île bradée, charognards domestiques, rampants polyglottes. Accélérer encore, thérianthrope briseur de masques : homme debout, rien à perdre. Plaie béante. Le sang gicle, se répand, ni bleu ni noir, poignard planté profond, invisible. Foulées louées : il se vide sous leurs yeux, sanguin solitaire, ultime course ivresse, chevauchée vierge, mais ils applaudissent, ne comprennent rien, jamais, se croient dans une arène. Baudets ! « pseudo-être autorisé par la proximité épidermique de la mort la rêverie les ambiances de gare paysages de cuite murs de cellule inhumaines peurs orgies de pestiférés promenant leur puanteur comme des chiots ouap ouap avoue la puanteur remuant sa longue queue » Accélérer sans frein, enjamber les latrines, plus vite que les pensées, rejoindre, nommer les éclairs, les bribes du passé : piétiner les harnais et dépasser les horizons, ces dictées pour enfants. Du territoire perdu de l’innocence et des caresses aimantes aux appels du cor, meutes jamais rassasiées : apparitions simultanées, comme un trop-plein. Terre traîtresse, quête du sens, accélérer : jusqu’aux bordures du gouffre. S’il chute, ils crieront « hourra ! Virtuose ! Il mérite un prix ! » Le souffle fort de l’amant qui s’abandonne, bande ses muscles, montre sa puissance, sang maître « le voilà prêt à la chevaucher à peine s’estompe la brume il nous commande des blondes sans soutifs avec des rondelles de lune » Les halètements compulsifs du fils, vieil enfant qui fait ses adieux, trébuche, hésite à se relever « pleurer devant son corps dont émane une froide aura une déchirure sa voix sur fond de nuit que devient le vent vagues à l’agonie chants essoufflés » Le même cœur battant chamade, homme-nitroglycérine, sueur et larmes se confondent. Pulsions de vie, pulsions de mort : cravaches impitoyables. Mère se retire au loin sans faire de vagues, la noyade guette pourtant « loin une bougie s’endort sur sa parodie de lueur » Coup de sang, vampires intouchables « les immondes châtiments de tous sur un les forts dévoués au mal les armées sanguinaires les magnats de pur sang de l’abominable » piétinent « frères de fiasco crève-coeur mots désarçonnés par tant de blues » dans les quartiers condamnés « que de pages agonisant sous les fardeaux de l’ennui avant même qu’un fétu de forme chemine jusqu’à elles une malheureuse fête ou quelque chose comme l’incurable pudeur des bibliothèques que de solitudes englouties dans leur vocation de mer — je suis la porte et celui qui entre à vous peuples inconnus perceptibles par les prismes de vos pus il vient vend impose ses mirages ses éclats de triomphe son immortalité slame ses litanies de pluies et leurs pulpes amères sa thèse huilée d’humanité sculpte un soleil cuit » Martissant., La Saline : plasma festin. Ils applaudissent encore, de loin, se lèchent les babines : tant de résilience voilà qui est admirable ! Odeur de cadavres empilés, vision d’existences ferrées : nausée du rameur fantôme qui poursuit sa nuit, « au passage des vents chacals » Même plus besoin des chiens de sang mais les laisses servent toujours.
Céphalée galopante, à coups précipités le sang afflue aux tempes, drames intimes et communs. Les limons riches de souffrance et de force donnent naissance à un fleuve sacré : Hâpy veillera sur la source promesse. Lui le pur sang poésie accélère encore. Les cités du monde, les traits d’une vie, les cris d’une terre qui avale ses enfants et la présence diffuse d’un loa impur dont on ne parle pas assaillent, ressurgissent et rendent folle la plume ou au contraire la guident vers la vérité intime, ubiquité et accouchement du recueil-hommage, douloureux, souffle monstre empli de grandiose. La transe féconde défie la mort, libère la puissance cachée de la langue, tandis que les ombres cannibales grandissent et que le monde détourne le regard
« l’aube repue des relents de dévoyés nous enveloppe comme une chape de plomb vivre devient un acte de rébellion les arbres des rides les enfants trempent leur doigt dans le vieux sang et se dessinent des barques sur le front dédiées à la jambe gauche du dieu échu accrochée à un poteau au bout d’une ficelle pour empêcher le fantôme d’errer dit mère »
– ‘Pur Sang’, de Makenzy Orcel, ed. La Contre-Allée –