« La littérature sert à réparer et réhabiliter les êtres autant qu’on se répare soi-même», confie Gaëlle Bélem

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

En lice pour le prix des Cinq Continents 2020, Un monstre est là, derrière la porte de Gaëlle Bélem est un roman tranchant, le récit d’un enfant, une jeune fille un peu teigne, qui examine les gaucheries, les renoncements, les ratages du monde des adultes. Nous sommes à La Réunion, dans une famille cafre. Un roman naturaliste qui cherche à échapper aux clichés habituels et qui explore le destin d’une famille : les Dessaintes. C’est sans concession, avec une langue qui a un côté un peu précieux, un peu désuet. C’est voulu. C’est un parti pris admet l’auteure. Un point c’est tout. La formule rythme d’ailleurs le roman de part en part.

Gaëlle Bélem est née à Saint-Benoit à l’île de La Réunion en 1984. Elle admire Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Sans doute des souvenirs qui remontent à ses études en classes préparatoires aux grandes écoles, au lycée Pierre de Fermat à Toulouse. Enseignante d’abord en Ile-de-France, puis à l’île de La Réunion, elle continue d’exercer son métier de professeure de Latin et de géographie au collège, puis au lycée. Un monstre a été couronné en 2020 par le Prix du Roman Métis à La Réunion.

Le prix des Cinq continents a été finalement attribué le 27 janvier dernier à Beata Umubyeyi Mairesse pour Tous tes enfants dispersés (éditions Autrement, 2019).

Ambitieuse et modeste, Gaëlle Bélem confie que « ces jolies reconnaissances de mon travail d’écriture sont surtout des invitations à poursuivre le travail commencé. »

Rencontre.

PROJECT’ÎLES : Pour la romancière que vous êtes, est-ce qu’écrire c’est distraire ou déranger ? A vous lire on a l’impression que c’est sans doute la seconde réponse, n’est-ce pas ? Pourquoi ?

Gaëlle Bélem : Un texte réussi peut très bien distraire et déranger. En littérature comme dans les autres arts, ces deux vocations ne sont pas forcément aux antipodes l’une de l’autre.

Mon petit monstre est un gourmand doublé d’un ambitieux qui veut les deux : distraire i.e. détourner de l’ordinaire, détendre et faire rire. Déranger i.e. ébranler suffisamment le lecteur pour qu’il se souvienne longtemps du texte. Il bouscule la sérénité du lecteur autant qu’il le distrait. C’est un roman constitué de deux parties. La première est indéniablement caustique et drôle ; le glossaire très décalé qui accompagne et clôt le roman est la preuve par excellence de cette vocation distrayante et en même temps pédagogique.

La seconde partie du texte est plus sombre, quoique ponctuée de lumineux éclats d’humour. En vérité, l’écriture a des buts multiples qui ne se contredisent pas mais se complètent : distraire, bouleverser, réverbérer ce que l’on est et ce que l’on a au fond de soi. Pour ce qui me concerne, écrire ce texte a été l’occasion de fous rires et d’ébranlements de l’âme que je n’ai peut-être jamais connu avec personne. Si un texte laisse son auteur indifférent, c’est qu’il est perfectible.

PROJECT’ÎLES : Vous glanez des indices, des clés de compréhension dès le titre, vous écrivez un monstre est là, derrière la porte. Comme si dès l’entame du roman vous vouliez installer une atmosphère étrange pour indisposer, capter l’attention. Ce monstre c’est un peu vous, c’est l’enfant, l’observateur aux commentaires impitoyables sur ses parents. Pourquoi ce parti pris ?

Gaëlle Bélem : Un roman ne commence pas à la première page mais dès le titre. Ce titre, je l’ai voulu énigmatique, polysémique et métaphorique. Capter l’attention oui, installer une atmosphère étrange, oui aussi ! Indisposer, absolument pas !

La porte, c’est aussi la page-couverture du livre derrière laquelle se cachent divers monstres et que j’invite les lecteurs à ouvrir. Il y a un jeu entre le mot écrit et la chose signifiée.

Ce monstre n’est pas le moi de l’auteur toutefois, mais bien celui de la narratrice. Je n’éprouve pas la nécessité d’avoir vécu les choses pour avoir une légitimité à les raconter.

PROJECT’ÎLES : Parlez de ce ton un peu tranchant, à hauteur d’enfant. Une forme de fermeté radicale à l’égard de l’adulte. Pourquoi cette tirade « un point c’est tout » parsème-t-il votre roman ? C’est la question du rythme que vous creusez ici ?

Gaëlle Bélem : C’est précisément ce qui me plaît chez les enfants et dont j’ai la nostalgie. Leur radicalité, leur intégrité. L’enfant est un être entier, encore à distance des compromissions, des tiédeurs, des ni oui ni non des adultes. Il aime, il le dit. Il n’aime pas, il le dit aussi.

Mutatis mutandis, l’enfant de ce texte n’est pas un enfant comme les autres. C’est un enfant prématurément vieilli par la brutalité du monde. Il est donc capable d’émettre un jugement d’adulte puisqu’il voit le monde avec deux organes : un cerveau d’adulte juché sur un cœur d’enfant.

La tirade « Un point, c’est tout » est l’antienne du texte. Il parsème le texte autant qu’il a parsemé mes voyages, et mes trois décennies d’existence. Autrement dit, c’est un poncif que j’ai souvent entendu dans la bouche de moult parents acculés contre le mur de leur méconnaissance, de leur ignorance. C’est une manière lâche et paresseuse de guillotiner une curiosité d’enfant. À travers ce leitmotiv, je creuse surtout le tombeau des parents qui n’écoutent plus leurs enfants. Offrir des cadeaux, ce n’est pas éduquer ni même aimer. Offrir ou allumer un écran (de télévision, de téléphone, d’ordinateur ou de tablette) et se laisser hypnotiser par lui, ou laisser son enfant l’être, ce n’est pas éduquer. À travers ce texte aussi brutal que l’indifférence de ses parents reçue par l’enfant, c’est un appel à la réconciliation i.e. à la véritable rencontre parents-enfants que je lance.

PROJECT’ÎLES : Est-ce qu’on peut parler du style de votre texte, parce qu’on a le sentiment de lire un texte dont la langue interroge. Ce n’est pas une langue que l’on a l’habitude de lire dans la littérature réunionnaise, sans tomber dans une forme d’essentialisme. C’est à dire qu’on a affaire à une langue très marquée, très précieuse, avec cette impression de lire une langue du XVIIIè. Que recherchiez-vous à faire?

Gaëlle Bélem : C’est une écriture dix-neuvièmiste entièrement assumée, avec une coloration tropicale et antique introduite respectivement par l’usage du créole et du latin classique. C’est la conjugaison très inhabituelle, je l’admets, des trois qui contribuent à ce style. Avec cela, j’ai voulu une littérature faite à coups de marteaux et sombre comme ces nuits durant lesquelles j’écrivais. Je cherchais à faire du différent avec de l’existant. Prendre des risques, écrire un texte que je voudrais moi-même lire, voilà ce que je souhaitais tout simplement.

PROJECT’ÎLES : Le portrait que vous brossez des parents n’est pas des plus flatteurs pourquoi ? Comme si vous insistiez sur leur laideur, leur gaucherie, pour en montrer quoi, une certaine beauté dans la laideur ?

Gaëlle Bélem : Je n’ai aucun problème avec la laideur, la gaucherie, l’inavouable. Ce sont des sources d’inspiration potentielles. Ces Dessaintes qui se donnent à lire sont effectivement pleins de ratures. Et alors ? ai-je envie de dire. C’est un parti pris. J’ai fait le choix de peindre les gens que l’on n’aime pas voir. Pas pour se moquer d’eux. Mais pour essayer de les comprendre. Après, tous les orpailleurs et Baudelaire lui-même vous le diraient : il faut pétrir beaucoup de boue pour en tirer de l’or.

PROJECT’ÎLES : « Je l’avoue sans honte comme on ment avec audace, je peins la fatigue des hommes occupés à combattre » écrivez-vous. Est-ce que pour vous la démarche de l’écriture est une façon de réparer les êtres ?

Gaëlle Bélem : Oui. La littérature sert à réparer et réhabiliter les êtres autant qu’on se répare soi-même. Merci d’avoir retenu ce passage. Toute la justification de mon écriture est là. C’est pour moi un des passages les plus importants.

PROJECT’ÎLES : Mes livres racontent les atrocités et les splendeurs des Dessaintes », les mystères de leurs humeurs corses  » (p197), écrire pour vous est-ce qu’un acte d’amour ou une thérapie ?

Gaëlle Bélem : Les deux, j’imagine. Je suis entrée en littérature comme on entre en thérapie ou en religion, sans trop savoir ce que j’allais trouver. J’ai quitté le divan et l’autel mais l’amour est resté.

PROJECT’ÎLES : Est-ce que vous êtes une romancière qui lit pendant qu’elle écrit ? Et si oui, quels sont les auteurs dont les textes vous accompagnent et pourquoi ? 

Gaëlle Bélem : La lecture et l’écriture sont indissociables chez moi. Pline l’Ancien écrivait nulla dies sine linea (pas un jour sans une ligne). Pour moi, cela veut dire ‘pas un jour sans une ligne à écrire ET à lire’. Après, je suis d’une fidélité de cygne, ou d’albatros si ce signe ne vous parle pas. Par conséquent, depuis très longtemps, Cyrano de Bergerac reste mon grand livre, mon livre-remède. C’est le personnage qui me captive. À l’époque où il y avait encore des théâtres, à la Comédie française, quand on jouait Cyrano, j’étais une statue, figée d’amour. Après, je pleurais dans le métro parce que c’est beau comme l’antique. C’est beau et triste. Cyrano n’est que force, fraîcheur, subtilité et fougue. Paradoxalement, c’est un grand vaincu de la vie, et de tout ce qui en fait partie. Ses déboires me consolent. 

Ces derniers mois, j’ai découvert quelques textes qui m’accompagneront longtemps. Fille de Camille Laurens, Né d’aucune femme de Franck Bouysse, Bakhita de Véronique Olmi. Il se passe quelque chose de magique avec les livres. Ils ‘’m’arrivent’’ toujours au bon moment. Ce mystérieux phénomène dépasse mon entendement, comme un ami qui arriverait à point nommé. Ces trois livres racontés à hauteur de femme m’ont marquée par leur étalage subtil, sans déploration, des injustices, des formes de maltraitances, des violences psychologiques aussi que des femmes ont subies mais en gardant beaucoup de force et une très grande pureté, en vérité. Ce sont de belles leçons de vie.

Mutatis mutandis, je n’absolutise pas la littérature. Il y a toujours un essai philosophique, une revue économique, un journal sur mon canapé. Là, je lis entre autres ‘’La fabrique du crétin digital’’ de Michel Desmurget qui dénonce l’abêtissement de masse que la consommation addictive du numérique entraîne. Sa lecture devrait être obligatoire, à mes yeux.

PROJECT’ÎLES : L’humour est l’une des caractéristiques de ce roman, mais on rit souvent jaune en tant  lecteur. Est-ce que pour vous le rire est salvateur ?

Gaëlle Bélem : Le rire est l’arme de dédramatisation massive face à la dureté de ce texte et du monde en général. Les Français figurent parmi les plus gros consommateurs d’anxiolytiques et d’antidépresseurs de l’Europe. Le Covid, le confinement, les couvre-feux n’arrangent certainement pas les choses. Nos sourires, nos rires sonores sont bien planqués sous le bleu des masques. Plus que jamais, le rire est  nécessaire. Je suis persuadée qu’une bonne rigolade, une étreinte très affectueuse et des paroles d’amis consolants et un bon livre sont aussi salutaires que des médicaments parfois.

PROJECT’ÎLES : Votre roman est en lice pour plusieurs prix littéraires, comment vivez-vous cette reconnaissance ? Gardez-vous la tête froide ou cela vous effraie un peu ?

Gaëlle Bélem : Un prix, c’est comme un coup de massue. Ça vous tombe dessus sans crier gare. Une fois passée la surprise qui dure quelques heures, on reprend sa vie ordinaire.
Mon roman a obtenu le Grand Prix du Roman Métis et le Prix André Dubreuil du premier roman décerné par la SGDL. Il avait été sélectionné pour le Prix du Roman Métis des Lycéens, le Prix des Cinq Continents de la Francophonie et les Trophées FNAC Réunion. Ces sélections sont valorisantes mais je n’écris pas pour ça, et demeure humble et lucide. Tout reste à faire. Je mène aussi une existence extrêmement secrète qui me permet de garder la tête froide.
Ces jolies reconnaissances sont surtout des invitations à poursuivre le travail commencé.

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