PAR MAGALI DUSSILLOS

Avec Fardo, publié en octobre 2020 aux éditions Cambourakis, Ananda Devi nous entraîne dans le maillage complexe qui relie les êtres et interroge l’acte de création. L’écrivaine s’est prêtée au jeu du « Récit d’objets » proposé à des auteurs par le musée des Confluences de Lyon. Le fardo est le tissu dans lequel est « entombée » une momie de la société Ychsma, l’une des deux femmes dont les sépultures1 vont permettre à la poétesse de se « réinventer » : En renouant avec le fil de sa voix d’écrivaine qu’elle craignait de perdre face à l’acte de commande et au doute qui saisit « parce que l’on arrive à l’âge où la mère est partie, et soudain, l’on sait que ce fil d’équilibre que l’on a si patiemment construit ne surplombe que le vide »2 ; En suivant le fil ténu de l’humanité tendu entre les pensées de ceux qui ont précédés et de ceux qui nous suivent ; Et en interrogeant ce qui relie, pour le meilleur et pour le pire, les femmes entre elles depuis des millénaires.
Le face-à-face avec ces corps prisonniers du temps isole et protège pour un bref instant l’auteure de l’impudence d’un siècle autodestructeur où les mots mentent de trop monopoliser les espaces médiatiques, ou les réseaux sociaux auto-centrés nous plongent dans l’illusoire.
Chacun se prend pour le centre du monde. Une conviction renforcée par les outils de communication modernes, ces miroirs narcissiques du Soi, qui font de chacun le héros de sa propre narration, et dont la fonction, proche du pain et des jeux de la Rome antique reviendraient à générer des besoins artificiels et éphémères, pour faire oublier la réalité […] Quelle est l’origine de cet engourdissement livide, de ce repli frileux, ce cette boursouflure matérielle et de cet abandon de la compassion qui aujourd’hui constituent la prison où nous nous sommes volontairement claustrés ? 3
Ce siècle est victime du vice ultime : la certitude, « Car notre époque a libéré une parole de violence qui a efficacement coupé leurs ailes aux bons sentiments : les masques sont tombés, et les gueules s’ouvrent sur leurs hallalis4 ». En passant la porte du musée des Confluences, Ananda Devi s’est offerte toute entière à l’incertain5 frère de « l’émerveillement », celui qui naît de la rencontre avec l’inconnu, l’autre.
Toute ma vie j’ai vécu sur des frontières ; culturelles, linguistiques, géographiques. J’ai toujours cru en l’énergie créatrice des points de rencontre et des lignes de faille, cette tension nourricière des identités multiples. L’idée même d’une identité monolithique me semble absurde, car toute identité est, à mon sens, hétérogène, inscrite dans un état de féconde hybridité.6
A l’heure où la littérature et la culture sont mises-à-mal, Ananda Devi rappelle que la poésie relie les êtres et parvient à dire « La myriade d’émotions, de passions, de fourvoiements, d’illusions, de désillusions, de grandeurs, de terreur, d’abomination et de splendeurs que sont les êtres humains7 ». Et c’est aussi un acte poétique, donc de résistance, que d’entrer en dialogue avec ce qui se devine de ces momies, ce qui se lit dans les interstices des lambeaux de chair, des cheveux pris aux os portant encore leurs ornements. Dans ce texte Ananda Devi nous offre une réflexion sur la mémoire, la nostalgie, la création. Qu’est-ce que ce miracle d’écrire qui demeure « comme l’éclat d’une étoile morte » bien après la désagrégation du corps ? La poétesse tisse alors des liens entre ses pensées et celles des auteur-e-s, créateurs ou créatrice qui l’ont précédée. En commençant par la belle endormie du peuple Koban et cette fileuse au fardo du peuple Ychsma. Le dialogue mené avec ces femmes dont la lumière a traversé les âges, rejoint celui qu’elle entretient avec les écrivains qui ont éveillé des échos en elle. Ananda Devi cite notamment René Char, J M. Coetzee, Edmond Jabès, Camus. Ce n’est donc pas trahir l’auteure que de laisser le fil de nos pensées se tisser à celle d’autres poètes car c’est bien là le miracle que ces deux corps de femmes souligne. Ainsi son texte Fardo, tout en clair-obscur à l’image de la scénographie du musée des Confluences nous a-t-il fait penser, à l’écoute d’un passage de Paul Auster8.
Tu aimerais savoir qui tu es. Avec si peu ou rien pour te guider, tu acceptes l’idée que tu es le produit de vastes migrations préhistoriques, tu acceptes l’idée que le long et tortueux cheminement de la cohorte de tes ancêtres s’est étendu sur de nombreux territoires et de nombreux royaumes. Et tu n’es pas la seule personne à avoir voyagé. Après tout, des populations entières se sont déplacées autour de la terre durant des dizaines de milliers d’années parce que tu ne sais absolument pas d’où tu viens, tu as décidé depuis longtemps de supposer que tu es un mélange de toutes les populations, le creuset de nombreuses civilisations contradictoires à l’intérieur d’un seul corps. C’est avant tout une position morale, une façon d’éliminer la question de la race, à ton avis une question stupide, une fausse question qui ne peut que déshonorer celui qui la pose. Et pour cette raison, afin de pouvoir être toi-même le plus pleinement et le plus librement possible, tu as décidé en toute conscience d’être tout le monde, d’englober chacun en toi. Tu n’es pas le seul à avoir voyagé, des populations entières se sont déplacées autour de la terre durant des dizaines de milliers d’année et aujourd’hui, encore, fuyant les guerres les massacres et les désastres, des femmes, des enfants et des hommes errent à travers les terres et sur les mers, à la recherche d’un refuge.
C’est ainsi qu’Ananda Devi lutte contre la haine de l’autre et la tentation actuelle d’ériger de plus en plus « de barrières, de barbelés, de barricades9». Mais le silence dans lequel sont plongées les restes de ces deux êtres évoque pour la poétesse un autre enfermement, celui du mutisme auquel sont condamnées les femmes. Il réveille l’urgence de réécrire une mythologie pour celles qui se sont tues, pour celles qui se taisent encore.
A voir ce corps accroupi, si infiniment triste, si terriblement seul dans son nuage de tissus effrités, il me vient à l’idée qu’un longue chaîne nous relie toutes, femmes, telles que nous sommes, ou que nous soyons, parce que le fardeau finit toujours par peser sur nos épaules10.
Héritage d’un nombre infini de destins tragiques oubliés, de violence faite aux femmes, ce lien est un poids11. C’est l’exigence de faire mieux que les femmes qui ont précédé, pour libérer les générations de femmes en devenir. Celle aussi de perpétuer leur force qui est une condamnation : Porter l’autre, l’enfant, la responsabilité, la culpabilité enfin de vivre recroquevillée sous le poids de « celles qui ont jalonné notre passé, notre héritage, notre douleur, de mère en fille », ou au contraire celle d’agir pour soi, en refusant son fardeau. Alors la poétesse nous offre ce cri : « Je ne suis pas assez forte ! »12. Ananda Devi porte son fardeau de femme et doute de son écriture alors qu’au fil de la lecture de Fardo des mots de ses précédents ouvrages, profondément ancrés en nous, continuent de raisonner et on a envie de s’en faire l’écho, à notre tour. Ainsi ceux de l’adieu à la mère dans Danser sur tes braises :
Je me dis que je ne vous ai pas bien servies, ni toi, ni les générations qui te précèdent, et qui avez suivi votre propre chemin de douleur et de mystère. N’aurais-je pas dû, moi, être de ces femmes qui n’ont peur de rien, qui vont de l’avant en franchissant avec aisance les barrières, faisant fi de l’opinion des autres et surtout de celle des hommes ? Si je suis allée de l’avant, c’est en me faufilant.
Si tu étais lionne en cage, je suis souris en liberté13.
Est-ce là une des beautés des femmes, de se charger de son fardeau de doutes et de remise-en-cause, comme d’une seconde peau ? Peut-être si il conduit à s’oublier soi-même pour s’émerveiller de l’autre en un acte créateur :
Je suis femme comme toute femme qui un jour a osé aimer une source une lumière me hante ce n’est pas la vie mais la mort que je porte dans mon ventre
Avez-vous aimé, vous les gisantes, les ensevelies ? Est-ce la vie ou la mort que vous avez portée dans votre ventre ? Étiez-vous femme comme toute femme qui a osé aimer ?
Je le crois, puisqu’une telle complicité s’est créée entre vous et moi que j’ai voulu tenter ce voyage dans vos limbes, dans les lumières qui vous hantent.14
Il y a donc quelque chose comme une consolation chargée de lumière dans ce texte écrit au fil de la déambulation au musée des Confluences. C’est un hymne qui s’oppose à celui, sanglant, des « conquérants ». C’est un hymne à la transmission par la compréhension et l’admiration, l’indulgence. Elles sont sources inépuisables de beauté et de dignité ces silencieuses, ces oubliées.
BIBLIOGRAPHIE :
1Ananda Devi nous présente elle-même ces deux femmes sur la chaîne Youtube des éditions Cambourakis : « Composant un magnifique chant de vie dans lequel elle rend hommage à ces destinées diverses et souvent contraintes, Ananda Devi en souligne l’étonnante convergence, questionne la notion d’altérité et rappelle la crucialité de la création, de sa transmission et de sa contemplation comme source de compréhension du monde et de ceux qui nous entourent. »
2Fardo, Ananda Devi, éditions Cambourakis pour le Musée des Confluences de Lyon, octobre 2020, P°10.
3Op. Cit P°19.
4Op. Cit P°52.
5Voir à ce sujet le « Ravissement de l’incertain » dans Six Décennies, publié aux Éditions Bruno Doucey en février 2020 qui interroge l’acte de création et la permanence du désir : C’est là le ravissement de l’incertain / Le reniement de tout ce qui nous encastre / Et nous empêche d’être / Le simple fait d’une joie / D’une tendresse / D’un orgasme rieur.
6Op. Cit P°14.
7Op. Cit P°42.
8Paul Auster, Chroniques d’hiver, cité dans la très belle émission, Sur les épaules de Darwin, Mémoires, 21 novembre 2020 : « Plonger dans l’invisible à travers l’espace et à travers le temps La présence de l’absence, ce qui demeure de ce qui a disparu »
9Op. Cit P°44.
10Op. Cit P°34
11Voir à ce propos l’entretien mené sur France 24, dans l’émission ActuElles, 27 novembre 2020.
12Op. Cit P°39
13Danser sur tes braises suivi de Six décennies, Ananda Devi, éditions Bruno Doucey, 2020, P°20.
14Op. Cit P°64.