« La création a besoin de deux combustibles indispensables : l’exil et la nostalgie » postule Nimrod

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

« La nostalgie, pour tout créateur, est le nom du désir » confie le poète, essayiste et romancier Nimrod. Toute son œuvre est empreinte du suc de ce royaume d’enfance perdu il y a près de soixante ans. Croisé pour la première fois dans les allées d’un salon du livre à Bordeaux, Nimrod a des allures de dandy, toujours bien mis, le verbe soigné, élégant. Né au Tchad en 1959, il est l’auteur du très beau roman Les jambes d’Alice aux éditions Actes Sud (2001). Il a reçu le Prix Pierrette Micheloud en 2016 pour son recueil Sur les berges du Chari, district nord de la beauté (paru aux éditions Bruno Doucey. A signaler également la publication dans la prestigieuse collection Poésie/Gallimard de J’aurais aimé un royaume en bois flottés. La traversée de Montparnasse est son dernier roman paru dans la collection Continents noirs chez Gallimard. Petit éloge de la lumière nature, un titre emprunté à Rimbaud est bouleversant de sincérité. Il vient de paraître aux éditions Le Manteau&LaLyre – Obsidiane. Au fond, le poète oscille entre nostalgie et révolte. Courtois, il ne veut éclabousser personne, mais en s’adressant à ses confrères il prévient « qu’une dictature, lorsque les littérateurs s’en complaisent, corrompt l’âme du peuple. »

Rencontre.

Ce recueil il faut l’emporter dans les bois, chercher un tronc d’arbre sous un ciel bleu pour bien y goûter. © Nassuf Djailani

PROJECT-ILES : Ce recueil c’est un bouquet avec des poèmes épars ou est-ce que le poète que vous êtes l’a imaginé comme faisant partie d’un tout ? On remarque qu’il y a plusieurs époques, plusieurs cahiers.

Nimrod : Ce recueil-ci comme les précédents est le fruit d’une élaboration qui remonte à 1990. J’y ai travaillé jusqu’à l’année dernière. L’aborder en termes d’« époques » et de « cahiers » est fort pertinent. L’étalement temporel est aussi conditionné par la recherche d’une cohérence. Petit éloge de la lumière nature s’ouvre avec les notes de 1990 et s’achève avec celles de 2013. Entre ces deux dates, bien de poèmes sont nés auxquels il fallait donner un contour ou les intégrer à une « famille ». Le titre lui-même a fait l’objet de deux publications partielles en 2012 et 2017 – la dernière étant un livre d’artiste avec les dessins de Serge Bouvier (éd. Henry des Abbayes). J’ai repris moins du tiers des poèmes dans la présente édition, qui me semble enfin correspondre au vers que j’ai emprunté à Arthur Rimbaud pour en faire mon titre. Dans ce recueil, on traverse donc la Côte d’Ivoire où j’ai vécu (jusqu’en 1991) aussi bien que mes arpentages de la campagne française.

PROJECT-ILES : Petit éloge de la lumière nature s’ouvre sur ce poème magnifique, J’ai perdu la langue. On parle ici de la langue maternelle, et vous écrivez cela en français. Quelle est cette langue innomée ? Y a-t-il un dilemme insoluble là que le poète ne parvient pas à résoudre ?

Nimrod : La langue innommée est la langue kim. Elle est parlée par une peuplade minoritaire au sud du Tchad. La déchirure et la nostalgie contenues dans le poème soulignent mon incapacité d’écrire, et même de rêver dans cette langue. Certes, je rêve encore dans ma langue maternelle, mais ces rêves sont l’espace où je me débats avec l’impossibilité de cette langue, comme si j’en étais à jamais exilé. Ce ne sont pas des rêves, ce sont des cauchemars. Je souris toujours de ceux qui nous enjoignent d’écrire dans nos langues. En ce qui me concerne, avec qui partagerai-je mes poèmes kimois ? Car ma langue dispose d’une littérature écrite grâce à la traduction de la Bible. Mais les miens, ces croyants étroits, regardent la littérature comme un « blasphème contre le Saint-Esprit », un orgueil satanique. Où que je me tourne, je bute à un mur. Ma langue m’est interdite pour le commerce qui m’importe le plus : la littérature. Tel est peut-être le sens de la détresse qui s’exprime dans ce poème.

PROJECT-ILES : Vous parlez de cette langue perdue, et on imagine ce village bruissant dans le Tchad de votre enfance. Qu’est-ce qui vous manque le plus, l’enfance ou le pays ? Les deux à la fois ?

Nimrod : L’enfance et le pays, je les retrouve aisément à l’occasion des vacances au Tchad. L’un et l’autre, vu mon grand âge, sont devenus méconnaissables : ils ne revivent que dans mes souvenirs. L’exil accroît et approfondit leur présence. C’est en son sein qu’ils sont mythiques. En dépit des soucis légitimes qu’on peut se faire en la matière, le commerce social ne se perd jamais. À dire vrai, il compte peu dans la mesure où le poète peut le reconstituer. La nostalgie qui sans cesse me frappe de sa dague vénéneuse est l’absence d’une littérature kimoise.

PROJECT-ILES : Est-ce qu’écrire c’est réparer, s’apaiser ?

Nimrod : Écrire, c’est réparer. Incontestablement. N’être bon qu’à ça, comme l’affirmait Samuel Beckett, c’est reconnaître que l’acte d’écrire se situe au-delà du hobby et de la manie. Il est thérapeutique. Mes premières années à Montparnasse, en proie à une multitude de ruptures, lorsque je parvenais à écrire six lignes au bout d’une heure, un étrange apaisement s’installait en moi. Les fureurs du Tchad me laissaient un peu de répit, mon esprit se concentrait enfin sur la thèse que j’écrivais à l’époque (1992-1998). En marge de ce travail académique, il m’arrivait d’écrire un poème ou deux. L’écriture créatrice restaure les neurones, aère le sang, leur apporte un calmant digne de l’amour et de l’espérance.

PROJECT-ILES : Il y a ce poème caché, intitulé La fleur anonyme, qui est au fond le poème essentiel de ce recueil, s’il ne fallait en retenir qu’un ce serait ce poème qui évoque la tombe du père. On a tort de penser cela ?

Nimrod : Ce poème n’est pas le seul de son espèce, et il n’est pas « anonyme » comme le proclame son titre. Ce nom épithète a sa propre économie qui le soustrait tout ensemble à l’invisibilité et au silence. Il concentre tous les paradoxes. Vous êtes le troisième critique à l’avoir remarqué. Et pourtant, sa modestie, sa brièveté, son effacement (il n’a que quatre vers) auraient pu lui donner un autre destin. Il réussit à nous faire voir l’absence, je comprends pourquoi il vous touche tant. C’est une mini pièce musicale réglée sur le mode mineur – aussi crée-t-il en nous un effet majeur.

Et ce rêve de fleurs sur la tombe disparue

fleurs séchées

leur absence persistante

Et moi qui refuse l’évidence

D’un rêve de fleurs sur la tombe disparue

PROJECT-ILES : La nostalgie du pays perdu, est-ce une blessure dont on ne guérit jamais ? Est-ce pour cela que le poète continue d’écrire « ce rêve de fleur sur la tombe disparue » ?

Nimrod : Si l’on en guérit, l’œuvre s’affadit. (La maladie peut également contribuer à son altération.) La création a besoin de deux combustibles indispensables : l’exil et la nostalgie. Le premier creuse le nécessaire écart, qui ravive la blessure originaire. La seconde, le souvenir de la perte. L’écriture agit en leur sein comme le restaurateur suprême. La création est la seule instance capable de créer le réel et de nous le faire éprouver. La nostalgie, pour tout créateur, est le nom du désir. Non, on ne guérit jamais de la nostalgie du pays perdu, tel serait mon credo.

Son cri s’évase

mais nul ne l’entend

de son point de rougeoiement

à son impact en mon coeur

la haute science des âmes

PROJECT-ILES : Les fulgurances sont légions dans ce recueil, on pense au poème Le Rônier, par exemple, au Coquelicot ou encore Matin de la lune. Le rythme, l’image forte sont la caractéristique de votre verbe. C’est ça pour vous un poème réussi ? Ça semble couler, comme si c’était sans effort que les images viennent…

Nimrod : La « coulée » qui fait oublier l’effort est le fruit d’un labeur considérable. Au moment où je donne le bon à tirer, je ne sais même plus combien de versions a eu chaque poème. D’où le petit nombre de mes recueils de poèmes, qui est la conséquence du temps passé à les élaborer. L’image se remarque parce que j’en use avec parcimonie et parce que dans la « coulée » en question, elle apporte souvent le mouvement, le rythme. La tonalité de mes poèmes étant réglée sur le mode mineur, c’est à l’occasion des images (ou l’usage de certains vocables – brefs, de préférence, rarement accentués) que je procède à des ruptures ou des modulations qui enrichissent le vers de vibrations et de couleurs qui prolongent le rythme d’échos imprévisibles.

PROJECT-ILES : Malgré la gravité de certaines thématiques vos poèmes ne manquent pas d’humour, vous maniez les paradoxes, comme « l’éclat olive noir de ma peau », « enfant du fleuve » qui s’extasie pour une fontaine en Ardèche, fils du « pays de bois qui inaugure des lumières fossiles ». L’humour est-elle une forme de résistance ? Une élégance ?

Nimrod : L’humour est l’élégance suprême ! Les Juifs sont les maîtres en la matière, du moins, ce qu’il est convenu d’appeler « l’humour juif ». Il est gouverné par ce noble principe : l’objet de l’humour est toujours soi-même. C’est ce qui fait sa supériorité à tous les autres humours du monde, car il est facile de rire des autres – cela s’appelle l’ironie –, mais rarement de soi-même. Cette sorte d’humour auto-réflexif est tout ensemble élégance et humilité. On a pu dire que c’est l’humour des humiliés : c’est tout à fait vrai, à condition d’ajouter que tous les humiliés de l’Histoire n’ont pas appris pour autant à se moquer d’eux-mêmes. Ni même les minoritaires de l’Histoire.

À travers les fragments que vous avez prélevés à mes poèmes, vous me tendez le miroir où je me vois tel que me voient les autres. Je m’amuse de leurs images et de leurs jugements, sans doute parce que j’ai déjà traversé la douleur, mais aussi parce que mes stigmates soulignent mon insertion dans le monde, que j’en aie conscience ou pas.

PROJECT-ILES : Il y a ce très beau poème La rose III qui sonne comme un poème testament : « Quand je mourrai/ écrivez-vous, Qu’on m’enterre dans une roseraie sauvage/ clairsemée/ L’herbe sera verte autour/ Avec des bosquets de lilas/ en surplomb sur la colline/ avec cette chute surprenante : La tendresse des insectes/ me tiendra compagnie. » C’est ce genre d’épitaphe dont vous rêvez sur votre dernière demeure ?

Nimrod : Le poème le dit clairement, en effet, et tout poème, dans sa vérité, est le fruit de l’émotion d’un moment. Le moment, ici, est celui de l’arpenteur des chemins attentif à l’herbe et aux insectes qui le peuplent. Cela me bouleverse toujours ! Tant de fois j’ai vibré de l’énergie des insectes et de l’opulence de l’herbe ! En outre, les tombes tchadiennes, j’en ai pris conscience fort tardivement, sont des tumulus de poussière et d’herbes sèches. Souvent, elles n’ont ni stèle ni épitaphe. Le testament que vous releviez avec beaucoup de justesse, serait à rechercher de ce côté-là.

PROJECT-ILES : « Nos offrandes n’iront plus aux dieux mais à la patrie sans rivage où piano marchent les filles. », quelle est cette patrie sans rivage ? Celle des poètes aux sandales poudrées ?

Nimrod : Je vous l’emprunte volontiers ! « La patrie sans rivage » à laquelle je fais allusion est en effet celle « des poètes aux sandales poudrées » ! Pour ne pas faire la part belle à la métaphore, cette « poudre » n’est ni le talc ni l’or, mais la poussière des chemins. Chemins libres, sans entrave – consubstantiels à l’espace. Le poète sera toujours pour moi un marcheur, mais loin de la figure du « macadam cow-boy » qui sature de nos jours une poésie dite urbaine. Je suis un urbain ; cependant, c’est la poésie « champêtre » (telle que l’ont illustrée les Peuls des grandes plaines africaines, les poètes du grand Kongo, les Pygmées, jusqu’à Homère, Virgile, Péguy, Claudel, Pierre Oster, etc.) qui est mon espace nourricier.

PROJECT-ILES : Dans la Nouvelle chose française, vous écrivez que la pratique de l’écriture soustrait le français du giron de l’oppresseur (p. 57). Que pensez-vous de ce retour vers nos langues maternelles, pour créer, traduire d’autres imaginaires comme le fond Ngugi Wa Thiong’o ou encore Boubacar Boris Diop ?

Nimrod : Une littérature ne s’écrit jamais que dans une langue maternelle. Elle imprime nos neurones jusqu’à notre dernier soupir, lorsque nous suffoquons de ne pouvoir la balbutier avant de tirer notre révérence. Je ris presque une fois par semaine de l’absurdité d’écrire en français, lorsque remonte en moi un souvenir d’enfance avec son cortège de vocables intraduisibles. Et l’exil exacerbe mon rire, car, lorsque je suis en vacances au Tchad, je prends à témoin Agué et Mathias, deux amis d’enfance, pour leur faire remarquer que tel mot dans notre langue vient toujours avec sa saveur, sa sonorité, sa « terre » – je veux dire, sa matérialité, son arrière-monde ou ce que vous appelez son imaginaire. Quand nous prononçons de tels mots, un frisson nous parcourt, et nous y répondons par des grognements d’aise. La littérature a l’enfance pour patrie. Or, cette patrie change de langue et, dans une certaine mesure, de paysage lorsque j’écris en français. J’en prends mon parti, non sans éprouver la nostalgie d’une immense perte.

Ngugi Wa Thiong’o et Boubacar Boris Diop ont absolument raison, mais pour réussir le projet qu’ils théorisent, il nous faut deux ou trois vies. Nous ne les avons pas – exception faite pour quelques-uns d’entre nous. (À moins de former un syndicat d’écrivains pour cette cause.) Wa Thiong’o et Diop ont le mérite de jeter les bases de la littérature à venir. Pour l’instant, ce sont des productions qui vivotent, comme tout ce qui s’élabore sur notre continent. Liberté politique et liberté économique vont de pair. Il ne fait aucun doute que si les Africains disposaient de ces deux paramètres, ils écriraient dans leurs langues (ou quelques-unes d’entre elles). Le monde s’y plierait comme il le fait aujourd’hui avec l’anglais, le français ou l’espagnol. Hors de la pétition de principe ou de l’injonction idéologique, notre situation est celle de l’empereur Marc Aurèle (121-180 apr. J.-C.), et de tant d’autres lettrés du grand Empire romain. Ses Pensées pour moi-même, que nous goûtons aujourd’hui avec délectation, il les écrit en grec, alors que le latin a déjà acquis ses lettres de noblesse. L’Empire grec a disparu depuis trois siècles, mais son prestige s’impose à l’élite romaine, les maîtres du monde. Ils ne se soumettent pas au grec pour des raisons socioéconomiques. C’est le prestige d’une civilisation, son soft power – pour reprendre une formule contemporaine – qui s’impose de lui-même aux triomphateurs du moment. La littérature – tout comme le commerce – aura toujours partie liée avec une ou plusieurs langues impériales. C’est la condition de sa pérennité. Telle fut aussi la situation de l’Afrique médiévale : deux ou trois langues dominaient des régions entières pour des échanges culturels et économiques. Et la Chine, sous nos yeux, illustre la situation que connurent jadis les Romains. Les Chinois dominent le monde, mais leur soft power ne nous en impose pas pour l’instant. Il n’est pas exclu que les littératures en langues africaines de demain cohabitent avec le français ou l’anglais, car nous sommes devenus, à l’instar des Romains hellénisés des premiers siècles du christianisme, des Latins et des Anglo-Saxons.

PROJECT-ILES : Votre œuvre est-elle célébrée au Tchad comme elle l’est en Europe ? Quelle réception lui est-elle réservée chez vous et dans le reste du continent ?

Nimrod : C’est l’exil qui a fait de moi un écrivain. Je suis né en exil. Tel sera en l’occurrence le titre de mon prochain essai : Naître en exil. L’asile français a fabriqué Nimrod. Ce n’est pas une proclamation orgueilleuse de ma part, je rends hommage aux vertus de l’éloignement du pays natal, lequel éloignement m’a mis à l’abri de la violence tchadienne. Ainsi ai-je pu écrire relativement préservé. J’ai travaillé à l’avènement de cet état avec une détermination tout aussi violente. Je ne revendiquerai jamais assez mon statut d’écrivain exilé.

J’ignore tout de la réception de mes livres dans mon pays et sur notre continent. Les rencontres lors de mes séjours là-bas, et celles au gré des réseaux sociaux me montrent l’intérêt des jeunes, mais de la part des institutions tchadiennes, nul signe. Avec raison, je dois le souligner. Le pays est gouverné par un népotisme outrancier depuis 30 ans. On couronne en novembre chaque année un grand écrivain tchadien, mais ce sont des écrivains du pouvoir. Je ne devrais pas le dire trop haut : cette honte éclabousserait une fois de plus nombre de paisibles Tchadiens ! Comprenez-moi bien. Je ne dénonce pas mes confrères. En un sens, je partage leur larbinisme : ils ont le droit d’encaisser des chèques conséquents. Cependant, l’infamie des œuvres couronnées au nom du Tchad me révolte. Une dictature, lorsque les littérateurs s’en complaisent, corrompt l’âme du peuple.

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