PAR MAGALI DUSSILLOS
Avec la Bonne Histoire de Madeleine Démétrius, Gaël Octavia nous tient par un fil. Elle tisse page après page la légèreté d’une toile formée par ce qui lit les êtres les uns aux autres. Si un livre devait se lire d’une traite, ce pourrait être celui-ci, parce que l’auteure module le rythme de son récit et nous entraîne tour-à-tour dans une quête intérieure, un drame, mâtiné parfois de vaudeville, ou qui prend soudain la tournure d’un road movie féminin … Celle qui mène cette quête et qui procède de façon de plus en plus assumée à son introspection, c’est la narratrice de ce deuxième roman de Gaël Octavia, paru le 10 octobre 2020 aux éditions Gallimard. Celui-ci s’ouvre sur un instant de crise, lorsque Madeleine, une amie de lycée, peut-être la meilleure, lui confie un secret et la mission d’en faire un roman.
« Je veux que tu me regardes. Ça fait longtemps. Il faut que tu me regardes, sinon je ne pourrai pas te raconter. »
Elle porte une robe de lin sans manches, très ajustée, qui lui va bien. Elle n’a pas pris un gramme depuis le lycée malgré deux grossesses, un miracle dont je ne peux me targuer. Je m’attarde sur ses deux bras fins et fermes – je ne dénude quasiment plus les miens depuis deux ans, ayant brutalement pris conscience de leur aspect, qui date sans doute de la naissance de ma seconde fille, à cause d’une épouvantable photo où je posais en débardeur. Ses épaules de miel sont toujours gracieuses. Je ne regrette que ses cheveux d’une raideur artificielle, coupés au niveau du menton. […] Je la fixe une minute avant de chercher des yeux le garçon de café car la marche m’a donné soif.
Elle proteste : « Non, regarde-moi vraiment ! Regarde-moi attentivement parce que, quand je t’aurai tout raconté, tu ne me verras plus de la même façon. »1
En cédant à cette injonction la narratrice va remonter dans son passé et laisser se fendre la carapace d’apparences dont elle s’était si solidement entourée. Mère de deux jeunes filles de deux pères différents, elle est auteure de romans sans véritable valeur littéraire. On s’incline devant la sincérité de cette mère seule qui observe fascinée ses filles grandir, sans les comprendre. Cette amante qui voit passer les hommes sans les retenir. Cette femme enfin qui pense avoir tout soldé de son passé et de ses hontes. Et puis la recherche de la « bonne histoire » va venir tout fissurer, tout « saboter » pour Madeleine mais surtout pour elle-même. Au fil du récit et d’une façon inattendue, des zones d’ombre ou de violence surgissent. Des tensions coupent le souffle. On se surprend alors à n’avoir pas repris sa respiration depuis un petit moment.
Folle, ai-je pensé, Madeleine était folle. Les digues chargées de contenir cette folie venaient de nous sauter à la figure. Comme si l’attente de Loïc, cette attente qui s’éternisait, avait engendré une pression intenable, et que quelque chose avait explosé. Trois quart d’heure durant, Madeleine avait fait de moi le témoin de ce sabotage.2

Chaque être, à commencer par la narratrice, semble être constitué d’un échafaudage de masques et d’apparences contradictoires qui parfois s’effondre. Chaque femme surtout, semble être la somme des histoires que ses amies, sœurs ou rivales ont construit pour elle dans leur propre théâtre, ce lieu bruissant d’intrigues dont chacune détient le rôle principal. Et cependant, aucun des personnages construits si finement par Gaël Octavia ne se laisse saisir. Alors, qui aura de Madeleine Démétrius la Bonne histoire ? Voilà que ce titre si savoureux se tourne et se déploie à son tour, nous montrant son autre facette.On suit la narratrice à travers une galerie de portraits mouvante, parfois boueuse, trompeuse, parfois tendre. Mais des portraits que l’on pourrait regarder en trois dimensions, que l’on tourne entre nos mains, changeant de point de vue, au hasard d’une page, d’une révélation. Elle essaye de cerner Madeleine, puis elle-même, après avoir fait tomber les premiers faux-semblants. Alors on a de l’affection pour cette femme qui d’abord se débat si pitoyablement :
Il n’y a qu’un mot pour décrire mon sentiment d’alors, et c’est sans surprise le mot honte. Je me rends compte à quel point, bien que mes romans empruntent aux codes de l’autofiction – ou grâce à ce subterfuge -, je m’y suis méthodiquement protégée, avec mes décors parisiens, mes intrigues bourgeoises, mes héroïnes toujours blanches. S’il est une chose absente des tourments que j’infligeais à mes personnages, c’est bien la honte. cette honte spécifique qui était la mienne.
Les thérapies sont passées par là. Je n’ignore rien de cette honte indissociable de ma condition de fille sans père de notre quartier de pauvres, de Betty, ma malheureuse mère inculte et bagarreuse.3
Se méconnaissant elle-même, en tentant de laisser dans l’ombre ses failles et faiblesses, elle a longtemps perdu les clés de l’accès à l’autre. Car la narratrice souffre d’un handicap, celui qui provient de cette façon « unilatérale » d’aimer héritée de l’enfance.
Je comprends que, depuis toutes ces années, la présence de Madeleine est une absence, mais une absence pleine, comme si, cachée dans une dimension supérieure, mon amie veillait sur moi. Je comprends qu’elle continuait à faire ce qu’elle avait toujours fait quand nous étions adolescente : me choisir – moi que rien ne distinguait – parmi trente condisciples, me signifier ma valeur, mon caractère unique, m’étayer, me pousser à m’accomplir. N’ai-je pas fait de mon mieux pour la satisfaire ? […] Car Madeleine n’était pas de celles qui abandonnent ce qu’elles ont élu. Quand bien même elle ne me contactait pas, il suffisait que son corps fonctionne quelque part pour que son regard me couve depuis son monde parallèle et m’insuffle le genre de destin qui ne cadrait pas avec le HLM de Betty, un destin que nul autre n’aurait imaginé pour moi.
Je me souviens m’être fait la réflexion que mon obsession persistante pour le Prince, ce sentiment unilatéral et pathétique, était après tout une manière acceptable d’aimer. D’où me venait cette conviction si ce n’est de mon amitié pour Madeleine Demetrius ?4
Le drame gronde et en essayant de faire la lumière sur celui de Madeleine, la romancière interroge les blessures et les violences infligées aux femmes de sa propre famille5. Sa grand-mère, Hectorine, servante et maîtresse d’un patriarche d’une famille de « notables à la peau très claire – »presque des blancs » » et sa mère Betty, sans oublier le passionnant couple sororal formé par ses filles Nina et Eunice. Toutes ont vécu et se sont construites en tant que femmes dans un monde occupé par les hommes. Ceux-là passent dans l’histoire de Gaël Octavia comme des ombres. Puissants comme le Prince ou loques déplorables. Et on partage avec malice la petite jubilation de l’auteure qui nous amène à les visualiser dans de grotesques postures (Un notable plongé dans les seins de sa maîtresse, un militaire entre deux âges s’exhibant, se masturbant …). A cela s’ajoute leur condition de femmes noires dans une île, un pays, blessés et hiérarchisés selon une conception racialisée de la société.
Bien qu’on ne me l’ait jamais dit explicitement, j’avais cru comprendre que le père de l’opulente famille qui l’employait était aussi celui de Betty. Je m’étais figuré de véritables amours ancillaires, passionnées quoique contrariées, sincères, sublimes, telles qu’il en existe dans les contes, que le patriarche n’ait jamais reconnu Betty ne me semblait pas incompatible avec cette hypothèse. Mais peut-être que le destin d’Hectorine, partagé par tant d’autres, avait été celui du sommet involontaire d’un triangle pervers.
Dehors le ciel s’éclaire enfin. Juste avant d’éteindre ma lampe et d’aller me recoucher, j’ajoute au milieu des ombres, triangle pervers. Madeleine, Cynthia, le militaire.6
Le spectre de la couleur de peau réapparaît ainsi au hasard d’une introspection, révélant une fêlure, une hypothèse auparavant repoussée avec conviction. Il s’insinue même dans le microcosme formé par le groupe d’amies lycéennes, le « tout indivisible ». Des drames grondent au sein de cette quête d’identité par le biais de la sororité. C’est l’exploration de la beauté mêlée d’oppression qui naît de ces quatre paires de mains liées par leurs différences. La narratrice a une façon d’admirer ses anciennes amies, de se construire en allant vers elles par le biais d’un regard mêlé d’incompréhension et de fascination.
La complexité de l’attachement amical s’ajoute au mystère tout aussi profond de la naissance de l’écriture. Parce que c’est aussi ça la Bonne histoire de Madeleine Demetrius, c’est l’histoire de l’obsession d’un écrivain pour un personnage à la voix sourde qui devient soudain roman.
Je ressens tout-à-coup cette urgence, que je reconnais aussitôt. L’appel de la bonne histoire. Des phrases. Un paragraphe. La promesse, non tenue jusqu’ici, d’un texte qui s’écrirait, fluide, sous l’effet d’une force naturelle. Les mots réclament leur indépendance. Je n’ai plus rien à faire avec les êtres de chair qui les ont inspirés. Il est temps de rentrer.7
L’écriture du « bon » roman est né de la cohérence retrouvée par la narratrice avec elle-même. Le fait d’écrire de mauvais romans alimentaires et la rupture amicale étaient nées probablement d’une même trahison à soi-même : Ce qu’il y a de puissant dans l’amitié féminine c’est que la fidélité à ce qu’on est est garante de la solidité du lien. Une femme prend comme un affront personnel de voir son amie se compromettre, baisser les bras, jouer un rôle. En acceptant d’assumer son être profond la narratrice va regagner le respect de sa fille aînée en quête d’absolu et retrouver une façon de créer un lien avec les autres. Peut-être.
Notes
1Page 22.
2Page 49.
3Page 92.
4Page 178.
5Voir à ce sujet Portrait de femmes noires et libres, Emission du samedi 14 Novembre 2020 ,
6Page 111.
7page 150-151.