« Sortir Césaire du réduit de la francophonie », un défi que tente de relever le chercheur Albert James Arnold

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

Que n’a-t-on pas encore dit ou écrit sur Aimé Césaire et son œuvre depuis sa disparition le 17 avril 2008 ? Albert James Arnold, traducteur américain de l’oeuvre d’Aimé Césaire publie chez l’éditeur allemand Königshausen & Neumann une étude fournie et renseignée intitulée Genèse et transformations d’une poétique. Il a aussi coordonné un ouvrage important aux éditions CNRS rassemblant poésie, théâtre, essais et discours en janvier 2014. Suivi de The Complete Poetry of Aimé Césaire, avec le poète Clayton Eshleman chez Wesleyan University Press, en 2017.

« On ne lira plus jamais Césaire comme auparavant. Fini le cliché de l’écrivain progressiste qui fustige la colonisation avant de se tourner vers un théâtre anticolonialiste. Notre approche génétique, enrichie par des documents d’archives inexploités jusqu’ici, révèle toute une dimension native de son écriture : trois versions inconnues du Cahier d’un retour au pays natal, des essais de poétique et d’esthétique inédits qui éclairent la création de l’oeuvre, et une constellation de textes poétiques, éblouissants de métaphores filées, qui donnent son sens vivant au concept de négritude, tel que Césaire lui donne forme de 1935 à 1987. Quant au théâtre césairien, cette nouvelle édition critique permet pour la première fois de mesurer à quel point sa dramaturgie, passionnée d’histoire, a joué un rôle central dans le grand tournant des années 1950. »

Avec ce nouvel ouvrage, « le lecteur découvrira une facette gommée du parcours du poète martiniquais : le contexte propre aux premiers recueils poétiques et à l’édition américaine du Cahier publiée par Brentano’s à New York » en 1947.

Rencontre.

PROJECT-ILES : « Sortir Césaire du réduit de la francophonie » écrit votre éditeur dans la quatrième de couverture de votre essai. Qu’est-ce que cette affirmation veut dire pour vous ?

Albert James Arnold : En fait, cette phrase est de moi. Elle est provocatrice à dessein. Dans le circuit métropolitain de la librairie, « la francophonie » est un réduit où l’institution littéraire parque les écrivains ex-coloniaux. Ce faisant, elle opère une ségrégation culturelle dont l’intention est de maintenir la supériorité des produits de culture « françaises ». Déjà, à l’époque où nous préparions le gros volume Poésie, Théâtre, Essais et Discours de Césaire, mes collaborateurs et moi-même nous cherchions à positionner Césaire comme un grand écrivain de langue française.

PROJECT-ILES : A quand remonte votre première rencontre avec l’œuvre de Césaire ?

Albert James Arnold : Je préparais un séminaire universitaire sur le surréalisme vers 1968. C’est à cette époque et dans ce contexte que j’avais lu Les armes miraculeuses.

PROJECT-ILES : Quel sentiment cette langue vous a-t-elle donné ?

Albert James Arnold : En lisant ces poèmes des années de guerre, je savais que je me trouvais en présence d’un poète surréaliste, mais avec quelque chose que je ne trouvais ni chez Breton ni chez Éluard. Quand j’ai fait mon premier voyage aux Antilles pendant l’été 1970, il m’importait de rencontrer le poète, très peu connu en Amérique du Nord à cette époque.

PROJECT-ILES : Stefan Zweig écrit quelque part qu’il y a « des écrivains qu’il ne faut pas rencontrer ». La rencontre avec Césaire vous a tellement bouleversé que vous lui avez consacré plusieurs ouvrages, et traduit ses poèmes. Est-ce qu’on peut parler d’une relation de disciple à « maître » ? Autrement dit, qu’avez retenu de votre rapport à Césaire ? Le poète ? L’homme ? L’homme public ? Le philosophe ?

Albert James Arnold : Balayons tout de suite le terme « philosophe », qui ne sied pas à Césaire. Comme beaucoup d’écrivains, il s’est imprégné de courants de pensée qui ont été vite discrédités. Je pense en premier lieu à Leo Frobenius, pour qui Césaire a gardé toute sa vie une véritable fidélité. Le Déclin de l’Occident de Spengler, dont on entend l’écho dans le Cahier d’un retour au pays natal, était aussi très influent pendant ses années de formation. Dans ma formation universitaire, je me suis préparé en philosophie et en lettres modernes, avec une concentration dans la poésie moderne. Sans reconnaître en Césaire un maître, je savais que la force de son verbe résonnait très loin et différemment. J’ai cherché pendant un demi-siècle à comprendre d’où émanaient ses éclairs de génie.

PROJECT-ILES : Il évoque quelque part dans ses communications, le concept de « nègre-blanc », quelle définition donneriez-vous de ce néologisme ?

Albert James Arnold : Vous avez sans doute en mémoire une phrase prononcée à Miami en 1987, où Césaire a évoqué, sans le nommer, le nationaliste québécois Pierre Vallières. Celui-ci avait écrit en prison l’essai Nègres blancs d’Amérique, édité en 1968. Une vingtaine d’années plus tard, cet essai qui compare le sort fait aux Québécois à celui des Afro-américains n’était pas connu aux Etats-Unis. Dans ces conditions, l’allusion de Césaire n’a jamais été comprise, ni aux Etats-Unis ni aux Antilles ni en France métropolitaine.

PROJECT-ILES : Quelle est l’actualité de Césaire aujourd’hui ? Autrement dit, dans quelle mesure l’œuvre de Césaire éclaire-t-elle encore le présent martiniquais, français, mondial ?

Albert James Arnold : À mon sens, nous pourrons répondre à vos questions judicieuses à partir du moment où les lecteurs auront compris l’apport des premiers écrits de Césaire, et notamment des premières éditions du Cahier d’un retour au pays natal.

PROJECT-ILES : Douze ans après sa disparition à l’âge de 95 ans, est-ce qu’on continue de découvrir des éléments méconnus sur son œuvre ? C’est ce que semble suggérer votre essai. Qu’avez-vous souhaité mettre en lumière ?

Albert James Arnold : Je vous remercie de me poser cette question, qui éclaire mes recherches des dix dernières années. En fait, l’essai publié récemment en Allemagne par l’éditeur K&N met en lumière l’apport des textes du début et de la fin de la carrière de Césaire, qui ont été éclipsés par les lectures politiques de son œuvre.

PROJECT-ILES : Quelle est cette facette gommée de l’œuvre d’Aimé Césaire ?

Albert James Arnold : Depuis 1956, l’aventure spirituelle du jeune poète, qui s’exprime dans sa poésie depuis le premier Cahier de 1939, dans Les armes miraculeuses de 1946 et le recueil Soleil cou coupé de 1948 s’est trouvé gommée dans un discours dominé par les indépendances africaines. Le recueil composite Corps perdu de 1961 a éviscéré l’originalité du verbe poétique de Soleil cou coupé, que les lecteurs peuvent découvrir dans notre édition de 2014. Nous pouvons aujourd’hui lire dans moi, laminaire… (sans majuscules dans l’édition de 1982), le testament du poète, qui regrette d’avoir sacrifié sa veine poétique à des desseins politiques entre 1956 et 1966. Dans cette dernière phase de sa carrière, il a refusé de parler de négritude, à une époque où ce label lui collait à la peau. Pour revenir à votre première question, je dirais qu’en appelant Aimé Césaire « le chantre de la Négritude », phrase qui se lisait dans nombre d’articles nécrologiques en 2008, nous empêchons une grande voix poétique de sortir du réduit de la « francophonie ».

Les critiques de Césaire


PROJECT-ILES : A quoi tient selon vous la méfiance, le peu d’intérêt de Césaire pour la langue créole ? Une infirmité de la langue à dire des choses profondes ? On ne lui connaît d’ailleurs pas de textes en créole, n’est-ce pas ? Aucun écrit, aucun son, aucun enregistrement d’une quelconque conversation en créole…

Albert James Arnold : Césaire a fait une distinction très nette entre l’écrit et l’oral, réduisant la langue créole à l’oral, au domaine du folklore dont il avait recommandé l’approfondissement dans les pages de Tropiques en 1941-1942. Plus tard, les lecteurs de sa poésie et de ses essais se trouvaient essentiellement en France et ne comprenaient pas le créole. Son choix était, en ce sens, logique. Nous ferions bien de nous souvenir que les familles martiniquaises qui ont pris l’ascenseur social ont cru nécessaire de refouler leur langue maternelle en faveur de la langue dominante, qui seule ouvrait la voie aux postes administratifs et à l’université. Depuis mon premier livre en anglais, en 1981, j’ai démontré que les poésies apparemment « malarméennes » de Césaire avaient recours à une écriture absconse pour exprimer le contenu folklorique, c’est-à-dire qui appartient à la langue créole. Il y a là un paradoxe irréductible.

PROJECT-ILES : Raphaël Confiant dresse un réquisitoire à charge contre Césaire dans son essai fourni Une traversée paradoxale du siècle. Il critique son engagement pour la négritude, sans choisir l’indépendance, sans au fond aller au bout des constats qu’il dresse au cours de sa réflexion. Comment avez-vous lu, reçu ce réquisitoire ?

Albert James Arnold : Confiant avait raison en ce qui concerne l’absence de « coolies » dans l’œuvre de Césaire. Comme Brathwaite, poète anglophone originaire de la Barbade, Aimé Césaire concevait le phénomène créole comme une affaire de noirs (descendants d’esclaves) et de blancs (descendants de maîtres). Césaire a eu tort et Confiant a bien fait ressortir cette erreur de perspective. Les lecteurs de Césaire – et d’ailleurs son parti politique, le PPM – ont oublié qu’en 1956 Césaire, dans « Décolonisation pour les Antilles », avait favorisé une confédération caribéenne d’états, la version de l’indépendance prônée par Glissant également vers la même époque.

PROJECT-ILES : Les rédacteurs de l’Éloge de la créolité, Chamoiseau, Bernabé, Confiant ont fini par revenir sur leurs critiques à l’égard d’Une traversée paradoxale du siècle. Y voyez-vous un aveu de culpabilité ? Une erreur de jugement sur Césaire et ses intentions, ses projets ?

Albert James Arnold : J’y vois une rectification de la part d’intellectuels martiniquais qui ont mûri.

L’oeuvre de Césaire aujourd’hui

PROJECT-ILES : L’oeuvre de Césaire continue de faire l’actualité aujourd’hui, 80 ans après la rédaction de la première version du Cahier. De festival en festival, ce texte continue d’interroger et de dialoguer avec le présent. Comment expliquer l’intemporalité de ce recueil ?

Albert James Arnold : Les générations de lecteurs se succèdent et leur perspective se modifie. Nous pouvons espérer qu’une nouvelle compréhension du Cahier dans l’Histoire résultera de la publication, en 2013, des textes de 1939 et 1947. Chacun montre un pan différent de la palette du maître.

PROJECT-ILES : Vous écrivez qu’il y a une « nécessité de réviser une lecture marxisante de l’oeuvre de Césaire », pourquoi ?

Albert James Arnold : (Voir question suivante…)

Aimé Césaire et son ami Petar Guberina sans doute en 1935 après avoir réussi leur concours à l’école normale supérieure. DR

PROJECT-ILES : Dans le chapitre consacré au Cahier chez l’éditeur Présence Africaine, vous tentez de démontrer qu’il y a eu un travail éditorial pour en faire un texte à l’adresse de l’Afrique, comme une manière de l’éloigner de son caractère surréaliste, comme une manière de gommer ce qu’avait perçu Petar Guberina, un poème, une écriture pour se « désaliéner ». Ce travail s’était-il effectué avec la complicité de Césaire ?

Albert James Arnold : Certainement ; Lilian Pestre de Almeida l’a clairement démontré à partir de la révision des épreuves de 1956.

PROJECT-ILES : Y avait-il une volonté de la part de l’éditeur Présence Afrique, une volonté comme vous semblez l’indiquer  » d’orienter la lecture et le lecteur du Cahier ? Autrement dit, il y avait-il une « volonté d’arracher le Cahier aux Antilles, et plus généralement, au climat diasporique où il est né, afin de le rattacher à la lutte pour les indépendances des colonies africaines » ?

Albert James Arnold : Sans aucun doute, car en 1956 la décolonisation de l’Afrique était le but majeur. Césaire a consenti à faire de son long poème un instrument de cette lutte. Il s’en est repenti dans l’interview que Daniel Maximin a publiée dans Présence Africaine en 1982, à la sortie de … moi, laminaire. Je lis ce recueil comme son repentir, d’ailleurs.

PROJECT-ILES : Aimé Césaire était très lucide sur le destin de l’Afrique et de ses indépendances. En face de lui, il y avait la dictature de Papa Doc, donc il avait bien conscience que se débarrasser des colons n’étaient pas la fin des problèmes pour les ex-colonies mais le début d’une construction d’une nation à réussir. Sa pièce Une saison au Congo est la manifestation la plus patente de sa lucidité. Vous écrivez d’ailleurs que les séquelles des indépendances africaines coupèrent l’élan lyrique de Césaire et l’obligèrent à reconnaître qu’il se fut fourvoyé dans son projet d’une négritude spirituelle. Pour la Martinique il fera la promotion de l’autonomie, jamais de l’indépendance, ce que le lui reproche d’ailleurs Confiant. Comment expliquer ce refus entêté de décider à la place du peuple ?

Albert James Arnold : La lucidité de Césaire au sujet des leaders africains est rétrospective. Il a cru à Sékou Touré au moment de son refus du référendum sur la Communauté Française proposé par le gouvernement de Gaulle. Et il a réécrit Une saison au Congo pour mieux situer la dictature de Mobutu. Au moment des indépendances africaines, Césaire avait projeté sur les nouveaux leaders (Sékou Touré, Lumumba) la vision d’une Afrique résurgente. Quand nous lisons les œuvres de Césaire successivement et en rapport avec le cours de l’histoire, nous pouvons constater que le politique a toujours été aléatoire chez ce poète, qui l’a dit à qui voulait l’entendre. Je conseille la relecture de l’interview de 1982 donnée à Maximin, qui nous oriente au sujet de … moi, laminaire, son testament.

Pour aller plus loin :

https://www.artelittera.com/982-aime-cesaire-genese-et-transformations-dune-poetique-de-james-arnold-albert

A propos De l’importance d’une approche génétique de l’œuvre de Césaire https://savoirs.ens.fr/expose.php?id=1514

A écouter :

Conférence d’Aimé Césaire au Congrès international des écrivains et artistes noirs

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/conference-daime-cesaire-au-congres-international-des-ecrivains-et-artistes-noirs-1

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