Avec Afropea, de Léonora Miano, trouver sa « langue à soi » et ne plus se laisser dire.

PAR MAGALI DUSSILLOS

Émaillé de tragédies, notre présent bruisse de polémiques, de proférations de certitudes et de fins de non recevoir, alors que nous ne voudrions d’abord entendre que le silence. Celui du respect pour ceux qui ont souffert, mais aussi celui qui accompagne l’écoute de l’autre, et les actes. C’est cette respiration que nous trouvons dans l’Utopie post-occidentale et post raciste que nous propose Léonora Miano dans son essai paru chez Grasset ce mois de septembre 2020. Afropea, c’est l’histoire d’une relation. Celle d’abord qu’entretiennent les européens d’ascendance africaine avec le lieu où ils se réalisent ou tentent de se réaliser : l’Europe et en particulier la France. Comme toute utopie en marche elle est une projection de ce que pourrait devenir l’humanité si l’on déconstruisait ce qui la gangrène pour mettre fin au ressentiment et se projeter vers la construction d’une nouvelle façon d’être au monde, à l’autre et à soi.

« Voir des deux côtés le dessous des cartes, parler le langage des deux parties, se tenir à l’endroit où elles ne cessent de se toucher, être une instance médiatrice. La tentation victimaire est rapidement congédiée. L’impératif d’assainir la relation étant la condition de sa propre viabilité, Afropea ne peut se contenter de distribuer le blâme. L’identité afropéenne est frontalière, si l’on entend ce terme dans son acceptation subsaharienne ancienne qui fait de la frontière le lieu de la rencontre, de l’échange, plus que celui de la séparation. L’altérité existe mais elle se présente aussi comme une opportunité. Le conflit, lorsqu’il affleure, trouve sa résolution dans la nécessité d’épargner à chacun l’humiliation. Ne pas verser à terre la face de l’autre, comme le dirait le bon sens subsaharien. Car il faudra bien faire quelque chose de cette Europe qui s’atrophie l’âme en refusant encore de révéler ce qui est entré en elle et ne la quittera plus, ce qui l’a changée pour toujours lorsqu’elle s’est approchée des autres. Asséner un coup, caresser, c’est encore toucher. Le corps n’évacue pas la mémoire du contact. Les postures politiques les plus affirmées n’y changeront rien, on ne quitte pas ce qui est à l’intérieur de soi. Cela vaut pour les uns et pour les autres. »1

Pour en arriver là, le chemin est long mais Léonora Miano connaît les rouages de l’utopie et son pouvoir de changer les choses. Ses lecteurs retrouveront certaines idées émergentes dont l’auteure avait vérifié la pertinence dans sa puissante utopie littéraire, Rouge Impératrice, parue chez Grasset en 2019. Il s’agit d’abord de déconstruire ce qui gangrène la relation. Il ne faut donc pas espérer trouver l’apaisement à la lecture de Afropea mais plutôt cette intranquillité, ce doute nécessaire à la déconstruction de son propre système de pensée. Celui-ci se découvre aliéné par la période coloniale et ses conséquences culturelles et politiques selon cette façon d’être au monde violente et dominatrice qui sera ici nommée « occidentalité ». On prendra alors quelques claques salutaires devant l’évidence des faits exposés. Léonora Miano procède ensuite à l’identification des « urgences » qu’il s’agit de résoudre pour contrer la pensée raciste en France et poser les bases d’un nouveau rapport au monde. Enfin, l’auteure termine par des propositions concrètes reposant sur des initiatives afropéennes existantes ou à construire.

L’une des urgences que Léonora Miano pose sans concession est la réparation que la France doit apporter au traumatisme de l’esclavage. Il faut nommer le crime contre l’humanité pour ce qu’il est : « déportation subsaharienne » pour qu’il n’y ait pas de degré dans le traitement des crimes contre l’humanité. Et surtout, il faut mettre fin aux façons de traiter le crime qui sont encore des moyens détournés de s’arroger une puissance. Consciemment ou non, le français d’ascendance européenne, héritier du système esclavagiste et colonisateur se pourfend de l’effort de reconnaître au pays la responsabilité d’avoir versé « le sang et les larmes ». C’est encore le français, d’ascendance européenne qui se donne le droit de dire l’Histoire selon sa propre grille de lecture dans une vision victimisante de l’autre. « Cependant, les abolitions de l’esclavage sont au premier chef l’aboutissement des luttes constantes des opprimés, ce que le discours français a encore trop tendance à éluder. »2. ll y a t-il une voie alors dira l’outragé de bonne foi qui pense œuvrer pour la décolonisation des esprits ? Léonora Miano propose de décaler le regard. Il faut considérer son frère en humanité comme un étonnement, comme celui ou celle qu’on ne peut pas saisir3. Et le laisser se dire lui-même.On n’essaye pas de devancer les désirs de celui qu’on respecte. On écoute simplement et humblement ce qu’il demande.

« Il ne faut plus se raconter qu’on fraternise en soumettant les autres. On fraternise en acceptant de les écouter, en acceptant de se transformer, quelque fois en acceptant des sacrifices […] Prenons le déboulonnage des statues comme celle de Colbert. Cette question là, cette demande est faite par des personnes qui sont des descendants d’africains déportés et réduits en esclavage. Ce n’est pas n’importe qui dans le demos français. Ce sont des personnes qui existent parce que ces populations qui ont été constituées par le crime contre l’humanité. Il n’y a pas d’autre population comme ça dans la nation. On leur doit quelque chose de particulier. Donc pour résoudre cette question, au lieu de se dire voici des gens qui ne nous aiment pas et qu‘ils veulent abattre les murs porteurs de la nation. Il faut comprendre au contraire que ce sont des frères qui demandent à leurs frères, de les apaiser. Alors Colbert est le sacrifice. En Afrique on dirait ça. Pour résoudre un conflit, il faut un sacrifice. Ici c’est Colbert. »4

En second lieu, il y a une idée centrale qu’il faut s’approprier absolument pour lire Afropea. Il s’agit du fait que la notion de couleur a uniquement été créée dans le but d’asseoir une domination et de justifier le crime contre l’humanité.

« Si l’Afrique précoloniale s’était attachée à une définition des humains selon la couleur de leur peau, cela aurait forgé une fraternité raciale, laquelle aurait amené à se donner des ennemis communs lors des conquêtes coloniales. Non seulement cela ne produisit-il pas, mais les cas furent légions où l’on n’hésita pas à s’allier aux européens contre d’autres subsahariens. Parce que le voisin, qui ne parlait pas la même langue et nommait différemment la divinité, n’était pas plus noir qu’on ne l’était soi-même. Parce que la parenté se fondait sur d’autres critères.[…] Les désignations Noirs et Africains disent une refondation par la colonisation des infrastructures identitaires au sud du Sahara. Elles n’ont aucune pertinence pour décrire la période précoloniale et ne peuvent permettre une élucidation probante du vécu subsaharien d’autrefois. »5

Il s’agit donc pour les afropéens de chercher d’autres « référents identitaires ». La notion de race confinant au ressentiment légitime mais peu fertile. On se gardera ici de réduire le propos tout en nuance et en complexité de l’auteure. Elle rencontre à travers cet essai différents groupes humains qui vivent différemment leur relation à l’Europe ou à l’africanité, selon leur ascendance, leur vécu, leur expérience. Léonora Miano explore les blocages de chacun d’entre eux et propose des pistes à travers des exemples probants et des initiatives existantes. En interaction avec ces différents groupes les afropéens doivent se saisir de la place qui doit être la leur dans ce pays. Pour Léonora Miano, cela passera par la culture :

Léonora Miano signe avec Afropea une oeuvre exigeante autour entre autres de l’identité ©JF Paga

« Cela a déjà été souligné, il n’existe pas, en France, de corpus littéraire afropéen. Il est fort peu probable que la cause soit un analphabétisme généralisé. Après m’être entendu dire par mon premier éditeur que les personnages afropéens n’étaient pas universels – les subsahariens l’étaient pourtant – qu’ils n’existaient pas et que continuer à en créer nuirait à ma carrière d’auteur international, j’avoue soupçonner la profession de ne pas faire place à ces textes lorsqu’ils lui parviennent. Parce que l’idée que l’on se fait des personnes d’ascendance subsaharienne les renvoie à une extranéité de fait, il est exigé que leur propos ait à voir avec des ailleurs. »6

Au début de l’essai, une affirmation avait résonné comme une forme de liberté dans laquelle l’auteur semble puiser son rapport apaisé à la France : « On ne savait où me classer. Une part de cette étrangeté se transmettrait à ma fille. Je ne fournissais pas d’efforts pour me rendre saisissable, ayant très tôt pris le parti de ne pas plaire à tous, de ne pouvoir être comprise de tous. »7 C’est peut-être ainsi qu’une des formes de présence au monde des afropéens est à envisager : accepter de déplaire parfois quitte à heurter le « raciste cordial ». En ne restant pas à la place qu’on lui impose. En inventant une nouvelle façon d’être dans ce pays. L’objectif est de mener vers « Panafropea » en répondant à des besoins pragmatiques précis, comme la création de maisons d’édition.

« Panafropea devrait disposer de quelques maisons d’édition de référence, lesquelles feraient traduire les écrits produits par les afropéens et publieraient ces derniers dans leur pays respectifs. S’ils étaient disponibles, ces textes intéresseraient des lecteurs de tous horizons, en Europe et au-delà. Attendre de vaincre les réticences ou d’être invité à prendre la parole est déjà une manière de renoncement. A soi-même. »8

Son dernier roman très remarqué Rouge impératrice est en lice pour le Prix des Cinq continents ©Basso CANNARSA/Opale

De façon plus générale il faut choisir la « désobéissance épistémologique »9 qui permet de trouver un « langage à soi » et libère des oripeaux de la pensée colonialiste qui annihile les cultures qu’elle rencontre10. Il faut reconstruire sa grille de lecture du monde en s’appuyant sur le patrimoine historique, les savoirs antérieurs subsahariens, la façon d’être en rapport avec la transcendance, la langue.11  La lecture de certains passages de Afropea donnera donc à certains l’impression d’une respiration. L’impression surtout d’arriver à exprimer enfin ce qu’on avait sur le bout de la langue. Et parce qu’il y a un langage à inventer pour abattre des perspectives dans ces murs que l’on croyait porteurs les mots de Léonora Miano sont choisis scrupuleusement pour décaler le regard :  Appropriation vs assimilation ; déportation subsaharienne ; afrodescendants ; subsahariens … Il ne semble pas ici qu’il soit question d’interroger les responsabilités : Elles sont clairement posées. Il s’agit plutôt d’explorer les potentialités, les possibilités des uns et des autre tendues vers un même but. Fraternité, interculturalité et dignité. Approcher l’autre comme son frère, sa sœur en humanité pour reléguer enfin les culpabilités et les ressentiments et construire un nouveau rapport au monde.

1Léonora Miano, Afropea, Grasset, 2020, P°187.

2op. cit. P°42.

3Léonora Miano cite notamment Toni Morrison, pour que chacun grandisse en humanité, de part et d’autre : « If you can only be tall because someone is on their knees, then you have a serieus problem. », Afropea, P°210.

4 Léonora Miano dans le Grand Entretien, France Inter, 25 septembre 2020.

5op. cit. P°70

6op. cit. P°205

7op. cit. P°22

8op. cit. P°207-206

9op. cit. P°177

10Réflexion engagée notamment par Frantz Fanon, dans Les damnés de la terre, 1961 : « Le colonialisme ne se satisfait pas d’enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau colonisé de toutes formes et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit ».

11 Léonora Miano dans le Grand Entretien, France Inter, 25 septembre 2020 : « Je ne considère pas le Français comme langue coloniale parce que son existence a précédé la colonisation. Donc je pense qu’il peut lui survivre très bien aussi. Voilà comment on lit l’Histoire et comment on se sent lié aux autres. C’est ça qui permet de pacifier à l’intérieur de soi ce qui à l’extérieur reste conflictuel.»

POUR ALLER PLUS LOIN :

https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/lutopie-africaine

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