PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI
Rhapsodie de Gaël Octavia nous plonge dans un camp de réfugiés dans un lieu qui n’est pas identifié. Elles sont trois femmes, Ada, Eddie et la Rhapsode. On apprend que l’une d’elles, Eddie vient du Nord Est. Elle cherche une place dans ce nouveau camp à côté d’Ada. Cette dernière s’accroche aux détails qui font la beauté de la vie, malgré son sort, tandis que Eddie fait des cauchemars et ne trouve pas ses marques. Avec elles, la rhapsode hurle des borborygmes dans des haut-parleurs. Des poèmes, dit Ada, alors qu’Eddie n’entend que des hurlements, dont elle ne comprend pas la langue. L’amitié avec Ada est source d’un peu d’apaisement.
Rencontre avec l’écrivaine Gaël Octavia et le metteur en scène Abdon Fortuné Koumbha à la salle Jean-Gagnant dans le cadre des Zébrures d’automne à Limoges.

PROJECT-ILES : Rhapsodie est une façon subtile de parler de la migration sans une seule fois la nommer. Nous sommes dans ce qui s’apparente à un camp avec deux migrants qui racontent leur errance, ce qu’ils ont fui et leur quotidien, leur rêve. Pourquoi ce choix ?
G.O. : Le choix de parler des migrants, ou plutôt de femmes migrantes, est celui d’Abdon. C’est une thématique qui m’intéresse depuis longtemps, les migrants étant pour moi des héros jamais célébrés. Ce sont des gens qui accomplissent de véritables exploits, survivent à l’invivable, mais ce n’est jamais comme cela qu’on en parle. Ce sont des gens dont l’expérience est précieuse et serait probablement très utile à la société si seulement on les considérait.
Abdon F. K. : Tout est parti des images diffusées à longueur de journées des migrants qui meurent dans la Méditerranée ou qui sont chassés par les policiers ou gendarmes pour déguerpir d’un camp sauvage ou non, occupé par des migrants. On parle souvent de ces migrants comme des moins que rien, des chiffres. Mettant tout le monde dans le même sac comme si tous avaient vécu la même histoire en partant de chez eux ou racontaient la même histoire en arrivant. Souvent on parle de « Ils », le masculin dominateur. Je me suis demandé ce qui pourrait faire que des femmes abandonnent leur chez elles pour l’ailleurs. Gardent-elle encore une part d’humanité et de dignité quand elles vivent dans ces camps ? Que pourrait-il se passer quand deux femmes d’horizons divers se rencontrent dans ce genre d’espace ? Face à toutes ces questions, je me suis dit que ce serait une autrice qui écrirait une pièce de théâtre montrant trois femmes migrantes de conditions sociales différentes qui seraient enfermées sans perdre leur humanité.
PROJECT-ILES : Un genre est au centre de cette pièce, c’est la poésie. Votre pièce est tissée d’une langue poétique. Comment alliez-vous théâtre et poésie, deux genres indissociables ?
G.O. : Pour moi la poésie doit être au cœur de tout processus d’écriture, même lorsque ce n’est pas fait de manière ostentatoire. Écrire, c’est avoir une langue propre, c’est la travailler, la ciseler et la donner à lire ou à entendre.

PROJECT-ILES : Abdon Fortuné, vous nous proposez une très belle mise-en-scène, avec des îlots qui dialoguent entre eux, dans cette grande salle de jean-Gagnant à Limoges. Avec une belle gestion de la lumière qui fait alterner les scènes. Pourquoi ce choix de la toile pour installer la « chimère », qu’est-ce que vous avez voulu dire en tant que metteur en scène ?
Abdon F. K. : La Rhapsode est un personnage qu’on ne voit pas, mais qui est présente. Pas une présence physique, mais une présence qui compresse, qui presse, qui fait peur. La Rhapsode est une présence invisible. Et comme on est au théâtre j’ai souhaité qu’on la voie mais sans vraiment la voir. C’est un choix fait en discutant avec la scénographe Caroline Frachet et l’éclairagiste Cyril Mulon. Ce que j’ai voulu dire c’est que le plus souvent on a très peur de ce qu’on ne peut pas cerner.
PROJECT-ILES : Quelle a été la genèse de la pièce ? Quel en a été le processus d’écriture ? Une commande…
Abdon F. K. : Je ne suis pas auteur, j’ai parlé de ce projet qui me taraudait depuis un moment à une amie (Astrid Mercier*) qui m’a parlé de Gaël. Je ne connaissais pas son écriture, il m’était difficile de décider à ce moment là. J’ai donc demandé conseil auprès d’un ami Émile Lansman et j’ai appris que sa maison d’édition avait déjà publié une ses pièces de théâtre. Émile m’a envoyé sa pièce « Cette guerre que nous n’avons pas faite » Je suis rapidement tombé sous le charme de la langue, du souffle de cette autrice et sans hésiter je me suis dit : C’est elle qui doit écrire ce texte.
Nous ne nous connaissions pas Gaël et moi. Je ne connaissais pas son écriture avant la lecture de ce texte, ni elle mon travail en tant que metteur en scène. Je l’ai contactée, on a échangé et elle a tout de suite accepté. J’ai appris plus tard qu’elle n’accepte jamais les commandes d’écriture. Il faut croire que les planètes étaient alignées! Quelques semaines après, elle est venue voir me jouer au théâtre.
J’ai attendu jusqu’à ce qu’elle m’envoie le texte. Quand je l’ai lu, je lui ai dit que ça me convenait parfaitement. C’est ce dont j’avais rêvé. Elle m’a laissé créer le spectacle sans interférer et à découvert le spectacle à la première au festival les Zébrures d’automne.
Pour ma part, je pense que la chose la plus importante c’est que nous nous sommes fait confiance. Elle a pris des risques ne sachant pas ce que sera le spectacle. On a de temps en temps besoin de prendre des risques et de se laisser surprendre, non? C’est vrai que ça aurait pu mal se passer aussi. Une actrice qui ne reconnaît pas son bébé parce que le metteur en scène aurait trop rasé le crâne du petit !
G.O. : Abdon et moi ne nous connaissions pas. Je lui avais été recommandée par deux amis communs, dont mon éditeur de théâtre, Émile Lansman, qui lui avait donné à lire une de mes pièces, Cette guerre que nous n’avons pas faite. Quant à moi, je ne savais rien de lui, si ce n’est qu’il avait travaillé avec des gens que je connais et estime. Il m’a soumis le projet : écrire une pièce pour 3 comédiennes, dont les personnages seraient des migrantes. Dans la discussion que nous avons eue en préambule, deux mots semblaient cruciaux : « enfermement » et « humanité ». Sur la foi de cette première discussion, j’ai été convaincue d’accepter le projet. Abdon m’a laissé écrire le texte sans intervenir, sans directives supplémentaires. Quand je lui ai enfin rendu le texte achevé, nous avons tous deux été heureux de constater que celui-ci répondait à ses attentes. Puis il y a eu le travail de mise-en-scène dans lequel, à mon tour, je me suis tenue à l’écart. J’ai laissé Abdon travailler sans intervenir en aucune façon. J’ai donc découvert la pièce en même temps que le public, jeudi soir.
PROJECT-ILES : Vous êtes à la fois romancière, dramaturge, comment naviguez-vous entre ces genres ? Un voyage nécessaire ? C’est votre façon de chercher une forme adéquate pour dire votre vision du monde ?
G.O. : J’écris depuis l’enfance et le roman est ma première forme d’expression, même si les gens pensent que je suis une dramaturge devenue romancière tout simplement parce que mes pièces ont été publiées et diffusées avant mes romans. J’écris aussi des nouvelles, de la poésie. Je ne sépare pas les genres littéraires. Je ne crois pas que l’on soit forcément spécialiste d’un genre ou d’un autre. Pourquoi une histoire ou un personnage se donnent à écrire plutôt sous telle forme ou telle autre ? C’est toujours un peu mystérieux pour moi.
PROJECT-ILES : Vous ne nommez pas les lieux, mais on pense à Sangatte et à tous les camps de réfugiés qui peuvent se trouver en France. Quel a été votre méthode de travail pour camper vos personnages ? Avez-vous fait un séjour sur le terrain ou seule l’imagination a fait son travail ?
G.O. : Non, justement, j’avais prévenu Abdon dès le départ que je ne lui livrerai pas une pièce « documentaire », à partir de témoignages, etc., que ce n’était pas ma méthode de travail. Mon parti pris a été de partir de moi-même, de me projeter dans cette réalité en assumant complètement que ce n’était pas ma réalité, pas mon expérience, que je ne pouvais en donner qu’une vision fantasmée. Je me suis accrochée à ce qui me relie à ces femmes : notre humanité, notre féminité, nos corps de femmes, de mères… Je suis partie de la petite intersection qui existe entre mon expérience sociale et la leur, en tant que femme, en tant qu’être humain aspirant au bonheur.

PROJECT-ILES : En faisant le choix d’une langue poétique, vous avez donné une certaine sobriété, une certaine élégance à votre pièce. C’était pour vous la meilleure façon de ne pas tomber dans un manichéisme ? Pourquoi ? Pour qu’on entende mieux vos personnages ?
G.O. : Les migrants sont un sujet difficile à traiter. On est tenaillé entre le cynisme absolu du langage politique et l’évidence du langage humaniste (là où il n’y a que des évidences, il n’y a rien à dire). On court aussi le risque de réduire ces gens à leur expérience de migrants, alors qu’ils sont évidemment plus riches, plus multiples et plus complexes que ça. Passer par le symbolique, l’abstraction, la poésie, permettait, je crois, de sortir de toutes ces impasses.
PROJECT-ILES : Est-ce que cette pièce est un éloge à la beauté en milieu hostile, comme semble le suggérer le personnage d’Ada ?
G.O. : Ada est l’optimiste, l’incarnation du carpe diem, mais aussi un personnage qui refuse de se laisser réduire ou résumer à ses souffrances pourtant immenses. À travers elle, j’affirme que je crois en la possibilité d’une résilience, j’affirme aussi le fait qu’à mon avis notre humanité se loge justement dans la beauté, la poésie, l’art… dans des choses que l’on a tendance, en situation de crise, à considérer comme accessoires, alors qu’elles sont fondamentales.

PROJECT-ILES : Pourquoi le choix de ce borborygme hurlé par « la chimère » ? Cherchiez-vous à créer de l’étrange pourquoi ? Pour interroger la langue, les langues ?
G.O. : Cette idée m’est venue accidentellement, en quelque sorte. Je savais déjà que je voulais faire de mes trois personnages l’incarnation des trois alternatives possibles en situation tragique : l’optimisme, le pessimisme et l’opportunisme. Ada l’optimiste et Eddie la pessimiste commençaient à se construire mais je n’arrivais pas à donner vie à mon opportuniste, c’est-à-dire à la femme de pouvoir, celle qui devait tirer de la puissance de la situation. Et puis je me suis retrouvée à faire du camping dans un pays asiatique dont je ne comprenais absolument pas la langue. Alors que nous étions endormis, une voix s’est mise à parler dans un haut-parleur, dans la langue locale évidemment. Cela a provoqué en moi un réflexe de peur panique et un besoin irrépressible « d’obéir ». Pourquoi ? Quel traumatisme transgénérationnel cela avait-il réveillé ? Rappelons que je suis martiniquaise, que certains de mes ancêtres ont dû, eux aussi, faire face à des injonctions dans des langues qu’ils ne comprenaient pas, alors même que leur survie, ou le fait d’échapper au fouet, à la mutilation, dépendait justement de leur faculté à répondre correctement à ces injonctions. Toujours est-il que cet événement survenu tout à fait par hasard a donné naissance à celle qu’Eddie surnomme « la chimère » tandis qu’Ada l’appelle « la Rhapsode », qui parle donc dans une langue que j’ai inventée de toutes pièces. Après coup, j’ai compris que ce dispositif me donnait aussi l’occasion d’évoquer le pouvoir du langage, le mensonge du langage, le sens qu’ont les mots vs celui que l’on veut bien leur donner, en particulier en politique, et enfin, la question de l’obéissance ou de la désobéissance civile.
* comédienne et metteur en scène
POUR ALLER PLUS LOIN :
https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Rhapsodie-29449/