PAR NASSUF DJAILANI
Plus de 80 ans après sa première publication, le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire était au programme des Zébrures d’Automne à Limoges (23 sept. au 3 oct). Avec comme humble serviteur l’excellent comédien et metteur en scène burkinabé, Étienne Minoungou. Il a été époustouflant, drôle, tendre, volcanique à l’image du Cahier. La petite salle du théâtre Expression 7 à Limoges résonne encore de la belle voix du poète de la négritude debout.

C’est un homme fatigué qui émerge de dessous une couverture rose avec des phrases énigmatiques à la bouche. Des mots suspendus dans le temps. Costume jaune, pull gris, écharpe rouge, Étienne Minoungou se traîne presque et s’assoit péniblement sur des caissons en bois. Il invite à la conversation.
Au bout du petit matin…
va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance.
La poème résonne si pertinemment avec le présent saturé de violence.
Comme pour retenir les mots incandescents de Césaire, le comédien se dresse et se lance au devant du public.
Dans cette ville inerte, cette étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas : habile à découvrir le point de désencastration, de fuite, d’esquive.
Ce pays natal, qu’est-ce ?
C’est la Martinique, et sa rue paille où la mer caraïbe vient se déchaîner sur la côte. Ce pays natal, où « il est beau et bon et légitime d’être nègre ». Et où le jeune poète d’à peine 25 ans dresse un réquisitoire accablant sur le colonialisme et ses crimes.
Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie désespérément torpide dans son lit, sans turgescence ni dépression, incertain de fluer, lamentablement vide, la lourde impartialité de l’ennui, répartissant l’ombre sur toutes choses égales, l’air stagnant sans une trouée d’oiseau clair.
Il y a là un baluchon, un réchaud pour faire bouillir le thé du jeune poète revenu chez lui et qui est pris au collet par toutes les démissions, les renoncements, l’aliénation auxquels il fait face. Du thé, le comédien va en offrir à quelques spectateurs du premier rang. Le jeu d’Étienne Minoungou est plein de générosité. Il a cette particularité d’inviter les spectateurs à lui. De les interpeller, de les surprendre, de les horrifier, de les faire rire. Ils rient souvent jaune, tant la charge est lourde, les crimes du colonialisme abjects et répugnants, révoltants.

Le comédien est pieds nus comme pour se relier à la terre. La scène est un parterre de sable blanc. Dans sa bouche, le Cahier pénètre les esprits silencieux qui rient parfois à l’écoute d’un texte exigeant, mordant, parfois hermétique, mais que le comédien sait rendre accessible. Ironique et tendre Etienne Minoungou joue avec les sous-entendus, les restitue avec un sourire désarmant :
De nouveau, cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort sans sens ni piété, cette mort où la grandeur piteusement échoue, l’éclatante petitesse de cette mort, cette mort qui clopine de petitesses en petitesses ; ces pelletées de petites avidités sur le conquistador ; ces pelletées de petits larbins sur le grand sauvage, ces pelletées de petites âmes sur le Caraïbe aux trois âmes, et toutes ces morts futiles
Etienne Minoungou est burkinabé, mais le Cahier résonne en lui, il le fait sien car il raconte mot pour mot les tragédies à l’œuvre sur le contient. Il arbore ce tee-shirt rouge, vert et jaune, les couleurs du drapeau du pays des hommes intègres, des couleurs panafricaines.

Mais au-delà du réquisitoire contenu dans le Cahier, il y a aussi un grand élan de générosité, de fraternité qui est le bréviaire d’Aimé Césaire, que le comédien embrasse et sert.
Me voici divisé des oasis fraîches de la fraternité.
(…)
Il me suffirait d’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’en toi je découvre toujours à même distance de mirage – mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme – la terre où tout est libre et fraternel, ma terre
Le poète prend à témoin et fait des résolutions. Homme parmi les hommes, ni au-dessus, ni en dessous, mais parmi les autres, avec les autres.
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ».
Des applaudissements nourris concluent une belle soirée au théâtre Expression 7 bondé.
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL
De Aimé Césaire
Avec Etienne Minoungou
Mise en scène Daniel Scahaise
Assistant à la mise en scène François Ebouele
Une production de La Charge du Rhinocéros, Théâtre en Liberté et de la Compagnie Falinga