« L’important à mes yeux ce n’est pas de déboulonner les statues de Colbert ou de Léopold II, mais d’ériger une mémoire nouvelle pour les générations futures. » Mohamed Kacimi

PROPOS RECUEILLIS PAR NASSUF DJAILANI

Congo Jazz band est la dernière pièce du dramaturge et romancier algérien Mohamed Kacimi. Il était venu défendre le spectacle tiré de sa pièce à Limoges à l’occasion des Zébrures d’automne. Nous l’avons rencontré à l’issue de la première à l’Opéra de Limoges.

PROJECT-ILES : Pourquoi ce titre Congo Jazz Band ? Un titre accrocheur au demeurant qui fait croire au récit d’un groupe de Jazz congolais mais qui nous emmène dans une partie méconnue, ou niée de l’histoire de ce grand pays meurtri.

Mohamed Kacimi : Le titre traduit l’importance de la musique dans la pièce et surtout son rôle primordial dans l’histoire du Congo dont l’indépendance a commencé avec une chanson «  indépendance cha cha » du groupe Africain Jazz.

PROJECT-ILES : Qu’est-ce qui est à l’origine du texte ? Une demande, une commande d’écriture de la part du metteur en scène ? Ou est-ce que le texte était là dans sa forme actuelle ?

Mohamed Kacimi : La pièce est le fruit d’un travail de collaboration très étroite entre Hassane Kouyaté et moi qui a duré deux années. La pièce a pris forme lors d’une résidence à la Chartreuse au mois de mai 2020 où j’ai pu travailler avec toute l’équipe, et ajuster le texte en fonction de la musique. Je dirais même de la respiration de chaque comédien.

PROJECT-ILES : Justement, comment avez-vous travaillé ? Beaucoup de travail de documentation en amont ou est-ce que vous vous êtes nourri des récits de vie des comédiens ?

Mohamed Kacimi : J’ai pris à peu près une année à lire, à me documenter. L’histoire du Congo ne m’est pas familière, je voulais donc qu’elle devienne mienne avant d’écrire quoi que ce soit. La somme monumentale de l’américain Adam Hochschild, «  les fantômes du Roi Léopold », m’a éclairé sur le parcours et le dessein du Roi des Belges. Mais je n’ai pas eu recours aux témoignages des comédiens car la pièce porte sur une période historique qu’ils n’ont pas connue.

Un missionnaire recense les mains coupées lors d’une mission d’enquête dans l’État libre du Congo © Alamy

PROJECT-ILES : Vous poussez très loin votre étude de cette cruauté chez cet homme, ce roi des Belges aux caprices génocidaires. C’était cela le projet, montrer à quel point cette monstruosité laide continue de défigurer ce pays si riche mais si pauvre parce qu’appauvri ?

Mohamed Kacimi : Notre projet, Hassane et moi était de parler de la Colonisation de l’Afrique en général et l’histoire du Congo cristallise toute la barbarie coloniale. Le projet de Léopold II était d’avoir une colonie pour donner une grandeur à la Belgique dont le territoire est si modeste. Il a réussi, avec le pillage du Congo, à faire de son pays la deuxième puissance économique européenne au début du 20ème siècle. On peut dire que la richesse de la Belgique vient du Congo et que le bonheur des belges, ils le doivent à la misère des congolais.

PROJECT-ILES : Est-ce qu’on peut dire que c’est le récit d’une prédation ?

Mohamed Kacimi : Plus qu’une prédation, la colonisation du Congo c’est l’histoire du plus grand hold-up dans l’histoire de l’humanité. C’est l’histoire d’un roi, sans foi ni loi, qui , aidé d’un mercenaire, Stanley, parvient à dévaliser un pays entier et à faire les poches de tous ses habitants sans tirer un seul coup de feu.

PROJECT-ILES : C’est énorme d’apprendre que ce roi n’est jamais venu voir ses « sujets », comment le dramaturge explique-t-il, ou comprend-t-il cela ?

Mohamed Kacimi : Léopold II était un passionné de voyages, il a passé sa vie à voyager, il est allé partout, au Maghreb, en Egypte, en Asie, mais il n’a jamais mis les pieds en Afrique, car il n’aimait pas les noirs, tout comme Stanley qui a toujours assumé sa haine de l’Afrique et dont le racisme se lit à chaque page dans ses ouvrages. On a par exemple retrouvé des témoignages d’Africains qui parlent de lui comme d’un homme avec un seul œil. Cette description du personnage est liée au fait que, passant en pirogue le long des berges, Stanley visait les africains avec son fusil à lunette… avant de les abattre juste pour le plaisir de faire un carton, comme il aurait tiré sur des singes !

Le comédien Criss Niangouna incarne Léopold II dans Congo Jazz band © Christophe Péan

PROJECT-ILES : Vous faites dire au comédien Criss Niangouna, des tirades qui titillent, des répliques tellement énormes qu’on se demande si l’auteur n’a pas exagéré. On pense à cette formule sur l’Islam. Et puis il y a cet élément que le roi lâche au moment de son entretien de 1906 : « qui se soucie de la mort de 10 millions de nègres », il a vraiment dit cela ?

Mohamed Kacimi : Léopold II était réellement mu par une véritable haine de l’Islam au point où il parlait souvent de croisade pour libérer « les  africains de la traite arabe dont ils étaient victimes ». En fait, il s’agit de marchands arabo-swahilis établis à Zanzibar et qui régnaient en Afrique centrale sur le commerce des esclaves et de l’ivoire pour le compte du Sultan d’Oman dont dépendait l’île de Zanzibar à l’époque. Zanzibar était alors la plaque tournante internationale pour ce commerce. Léopold II n’a jamais prononcé cette phrase, mais elle traduit le fond de sa pensée. Interrogé plusieurs fois sur les photos des mains coupées, diffusées à l’époque par toute la presse mondiale, il n’a jamais émis le moindre remord. Il faudra attendre un siècle pour que la Belgique reconnaisse ses crimes.

PROJECT-ILES : Comment accueillez-vous la mise en scène qu’a proposée Hassane Kouyaté ?

Mohamed Kacimi : Je pense que pour un auteur la mise en scène la plus réussie est celle qui lui rend complètement étranger son texte, qui le transforme, le transfigure au point qu’il lui semble découvrir un texte qu’il n’a jamais entendu. C’est ce que j’ai ressenti en découvrant Congo Jazz Band à l’Opéra de Limoges. Le travail de Hassane, avec sa rigueur, sa précision mais aussi une très grande fantaisie, tout en respectant à la virgule près mon texte, a réussi à le réinventer, je dirais à le réenchanter complètement.

Congo Jazz band à l’Opéra de Limoges © Christophe Péan

PROJECT-ILES : Comment recevez-vous la musique qui rythme le spectacle ? Et trouvez-vous qu’elle entre en résonance avec votre propre texte ? 

Mohamed Kacimi : La musique n’est pas une ponctuation ni une respiration dans ce spectacle. Elle est à la fois la colonne vertébrale et la trame de Congo Jazz Band. A travers le choix fait par Hassane, les musiciens revisitent les chansons et les musiques qui ont marqué l’histoire du Congo, et celle de toute l’Afrique en insistant sur la Rumba Congolaise qui charrie l’histoire de l’esclavage et la dispersion des noirs à travers les continents.

PROJECT-ILES : Contrairement à tous les grands tyrans, trouvez-vous que l’histoire a oublié de montrer les crimes du roi des Belges ? Et qu’il est temps que cette histoire soit sue ?

Mohamed Kacimi : En dépit de tout le travail de mémoire fait par la Belgique ces dernières années, tout reste à faire, surtout en France où cet épisode est complètement inconnu. L’important à mes yeux ce n’est pas de déboulonner les statues de Colbert ou de Léopold II, mais d’ériger une mémoire nouvelle pour les générations futures. Congo Jazz band se veut comme une contribution modeste à cette entreprise. Il faut remuer cette merde historique du Colonialisme pour que l’histoire ne sente plus la merde. Et c’est notre travail à nous, artistes. Cependant si la Belgique et l’Allemagne ont fait un travail de mémoire considérable, il reste beaucoup à faire en France où la colonisation est liée à la splendeur passée de l’Empire. La France est un pays maladivement narcissique, persuadé de n’avoir fait avec «  mission civilisatrice »  que du bien tout le long de son histoire, et qui a du mal à regarder cette page sombre de son passé. Quand j’entends aujourd’hui des gens vanter les bienfaits de la colonisation je me dis c’est normal, tout violeur est convaincu d’avoir, par son acte, fait jouir sa victime. Le débat sur la colonisation commencera le jour où la France posera la question à ses anciens colonisés : Vous ai-je vraiment fait jouir, les enfants ?

L’artiste Alvie Bitemo dans Congo Jazz band © Christophe Péan

PROJECT-ILES : Pour vous, est-ce que le théâtre parvient-il à mieux faire ce que les historiens africains ne parviennent pas à faire, malgré leurs nombreux travaux ? C’est-à-dire raconter l’histoire du continent du point de vue des africains, avec des sources africaines, sans le tamis de l’occident ?

Mohamed Kacimi : Congo Jazz Band est un spectacle 100 % africain. Kateb Yacine disait qu’écrire en français c’est arracher la mitrailleuse des mains d’un parachutiste. A mes yeux investir une scène française avec une troupe essentiellement noire c’est une manière de renverser la table. Une manière d’inverser les rôles pour une fois, que les victimes endossent le costume de leurs anciens bourreaux et qu’ils se mettent dans la peau des autres pour raconter leur propre histoire. Il reste aux africains à balayer devant leur propre porte, nous n’avons jamais eu de rapport serein, lucide et décomplexé par rapport à ce passé colonial, tantôt le colonialisme est invoqué pour expliquer tous les maux dont souffrent nos pays aujourd’hui, tantôt il est convoqué comme une sorte d’âge d’or perdu qu’on pleure en regardant le désastre et la misère dans laquelle la plupart des pays africains sont plongés aujourd’hui. Mais ce n’est pas en pleurant la période coloniale que nous ferons le bonheur des enfants africains demain.

(* Photo de couverture : Thierry Jeandot)

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