PAR NASSUF DJAILANI
S’il y a un spectacle qu’il ne faut pas rater aux Zébrures d’automne à Limoges c’est bien Congo Jazz band. Un texte poignant signé Mohamed Kacimi. Il explore les crimes du colonialisme belge jusqu’à l’indépendance du pays en 1960. Comme le dit le personnage principal, « au Congo tout commence et se termine par de la musique ». Rumba, reggae, jazz, autant de rythme pour donner de l’oxygène à l’histoire congolaise, saturée de violences.
Le spectacle s’ouvre sur une bande de copains revenus du Congo et qui se demandent comment raconter ce pays qu’ils viennent de visiter. Comme les mots leur manquent, ils ont recours à l’histoire violente, tumultueuse, tragique d’un pays défiguré par les caprices d’un homme, Léopold II, roi des Belges. Avec la belle mise en scène de Hassane Kassi Kouyaté, on échappe à la pièce didactique. Le metteur en scène connaît trop bien son objet pour casser les codes du théâtre. Et ça marche. C’est subtil, bien amené, c’est profond. C’est simple, il y a le premier rôle, celui du narrateur porté par Marcel Mankita au mieux de sa forme. À la fois chauffeur de salle et remarquable danseur de la rumba congolaise, il est un peu l’homme orchestre. Sous ses ordres, le roi des Belges incarné par Criss Niangouna est bien docile. « Gros nez » a l’air d’une marionnette sous les ordres de Marcel. Une pointe comique rend le jeu hilarant, intéressant. Les personnages se dédoublent. Ils jouent à la fois leur rôle d’acteurs de l’Histoire, mais aussi leur vraie personne : Marcel est Marcel, Alvie est Alvie, Criss et Criss. Tout n’est pas blanc ou noir. C’est plus subtil. N’est pas toujours blanc celui qu’on croit. C’est plus complexe.

On rit d’un roi hystérique qui fait des caprices. Il veut et exige qu’on lui octroie une colonie. C’est son rêve depuis l’enfance, posséder un bout de pays quatre fois plus grand que la France, quatre-vingt fois plus grand que la Belgique elle-même. Pas pour l’offrir à la Belgique, mais pour en faire sa propriété personnelle. Pour cela, il reçoit l’aide précieuse d’un homme, un mercenaire, Stanley qui va faire des expéditions et qui parvient à s’emparer du Congo pour l’offrir à son client, Léopold II. Abdon Fortuné est excellent dans le rôle de Stan. Cynique, fourbe, assassin, parce que son client paye sans compter.
Autre point fort de la pièce, c’est qu’elle échappe à tout manichéisme. On apprend que pour s’emparer du pays, Stan a eu la complicité de Tipo tip, du surnom de l’esclavagiste le plus craint du continent et qui fournissait des esclaves aux Arabes. Son vrai nom c’est Hamed bin Mohammed el Marjebi, il est originaire de Ungudja, l’île principale de l’archipel de Zanzibar.
Au château de Laeken, Alvie Bitemo est bluffante dans le rôle de la femme de Léopold II. Elle raille ses projets ridicules, sa folie des grandeurs, son esclavagisme, son entêtement à spolier ce pays qu’elle appelle machin. Mais sans parvenir à le faire renoncer dans sa course folle, dans ses mensonges, dans son entreprise qu’il cache à son propre gouvernement, à ses ministres.
Léopold II est un roi qui s’ennuie. Abject à souhait, il développe une névrose qui le fait se détourner de ses filles, de sa femme qui ne lui a pas donné le privilège que tout roi espère : un fils. Ce dernier meurt dans un bassin. Une blessure qui le rend insupportable. Pour consoler une telle blessure, il faut s’emparer d’un pays de la taille du Congo. « Charité bien ordonnée, commence par soi-même » se convainc le roi des Belges. L’homme est vénal, tous les sacrifices ne sont jamais suffisants pour arriver à ses fins.
Mais le récit de la pièce n’est pas linéaire, il y a plusieurs tableaux, des moments de respiration, des mises en abyme. Entre les comédiens il y a une alchimie qui prend, le public de l’opéra de Limoges, le ressent, il y a des rires, des silences, des rires jaunes parfois, tellement l’affaire est énorme.
La magie de ce spectacle, c’est aussi ce parti pris de faire des ruptures dans le tissage de la pièce. Dominique Larose, percussionniste et comédienne joue une journaliste originale, impertinente. Alors que le récit est à son paroxysme, elle expédie cette question que tout le monde semble se poser : est-ce que toute cette histoire d’horreur repose sur des faits réels, ou tout ceci n’est que simple fabulation, née de l’imagination débordante de l’auteur ?
Arrive ensuite les extraits d’entretien de Léopold II qui fait peu de cas des atrocités accomplies par ses hommes de main au Congo. Des mains coupées, des femmes violées, des enfants massacrés. Tout ceci pèse très peu, voir pas du tout sur sa conscience. Car ce ne sont que des « nègres ». Qui va pleurer la mort de près de 10 millions de « nègres ». L’histoire raconte que la colonisation du Congo belge a fait entre 5 à 8 millions de morts. Mais pour le roi, les français ou les Anglais ont fait pire, alors pourquoi on vient lui chercher des noises pour des « nègres morts » ?

Un point de bascule intervient quand fait irruption Patrice Lumumba. Rien que ça. Marcel Mankita est surprenant dans le rôle. C’est un revenant. Presque joueur. D’abord, il surprend quand il déclare que le Congo n’a jamais eu son indépendance. Et qu’il était bien naïf d’avoir cru en la supposée bonne foi des belges quand ils ont consenti à donner l’indépendance le 30 juin 1960. La Belgique continuait à s’accaparer des richesses minières qui restèrent aux mains des entreprises belges.
Le récit de la mort de Lumumba par son tortionnaire, interprété sobrement par Abdon Fortuné Koumba Kaf est glaçant. Sans compter la lecture émouvante de la dernière lettre de Lumumba à sa femme écrite juste avant qu’il ne soit dissout dans l’acide. La scène finale du spectacle est un grand moment de théâtre. Un chant déchirant interprété par Alvie Bitemo donne la chair de poule, arrache des larmes dans l’assistance. Le public est debout pour applaudir ce spectacle d’une beauté dérangeante. Et qui donne à voir comment ce pays si riche est tombé entre les mains de rapaces sans scrupules.