PAR MAGALI DUSSILLOS

Lorsque les images médiatiques nous abreuvent de foules composées de visages indiscernables, lorsqu’à cet effacement des parcours individuels s’ajoutent les insultes qui déshumanisent, il est nécessaire de réapprendre à parler, réapprendre à nommer ces « réfugiés [qui] sont. / Une cicatrice sur la figure. / De l’homme aux mille visages1».
Des fugees.
Comme s’appelaient certains jeunes entre eux, fugees, en hommage peut-être, à Lauryn, Wyclef, et Pras.
Fugees.
Hip-hop.
Résistance.
Résilience.
Espérance.
RAP (Réapprendre A Parler), c’était bien de cela qu’il s’agissait, aussi.
Réapprendre à parler, pour se défaire de l’orage.
Dire, être. Au monde, présent à soi et à ses rêves. Déportés.
Dire, être. Au monde.
Se réunir. Se recentrer. Se renouer. Se retrouver.
Après la perte de tout repère humain.
Chez soi.
Chez l’autre.
L’autre qui nous a marchandisés, esclavagisés, moqués, humiliés, tabassés, volés, emprisonnés, expulsés.
L’autre.
L’enfer c’est parfois.
Réapprendre à parler.
Réapprendre à vivre.
Surmonter.
La honte.
La haine.
La peine.
La peur.
La douleur.
D’être né.
Du mauvais côté.
De la ligne.
La ligne de couleur.
Désapprendre, enfin, à survivre.
Survivre.
Comme on l’a fait jusqu’alors, en chien, en mendigot, en cafard, cafre, intouchable, nègre noir, kharlouch, khel, qu’on hait.
Fugees qu’on est.
En espoir de cause.
Toujours.2

Dire les prénoms, les mots dans toutes les langues de ceux qui marchent vers l’exil, voilà la mission que va se donner le premier personnage rencontré dans les Lumières d’Oujda de Marc-Alexandre Oho Bambe. Pour dire l’intrigue de ce roman publié ce 19 août 2020 aux Editions Calmann-Levy, il faut d’abord raconter l’histoire de trois personnages dont on scandera les noms à la manière du poète : Le narrateur. Le Père Antoine. Imane. A différents moments de leur vie, ils vont faire en sorte d’être libre, dans le sens où ils auront chacun choisi leur exil, comme l’annonce Mahmoud Darwich en citation liminaire3. Nous rencontrons le narrateur au terme de son premier départ qui a été un échec. De retour au Cameroun, il a perdu un grand amour, ses rêves de papiers et d’écriture, et quelque chose de sa fierté. Il n’est pas simple de retourner au pays affronter le regard des siens quand on a été « extra-comunitare ». Depuis il s’interroge.
Pourquoi on part ?
En vrille, en vrac…
Parce qu’on veut refaire le monde à notre image redonner aux femmes et aux hommes humains visages ne plus connaître le courroux des dictatures qui nous prennent à la gorge nous prennent tout de la maternité à la morgue on part parce que nos pays n’existent pas pas vraiment nos pays sont des États fictifs des États de non-droit des États sur le papier mâché recraché des rêves d’indépendance partis en fumée on part parce que nous revendiquons soleil ! soleil ! soleil ! Pour toutes pour tous pour nous aussi ivres de mers et d’ailleurs ivres d’amour et de vie on part parce que nous n’en pouvons plus de rester au bord de la fête morts-vivants heureux dans la débrouillardise mais se débrouiller n’est pas vivre alors on part parce que nous avons fait pacte avec la route marcher est un acte de courage sans aucun doute on part parce qu’on refuse de crever par inertie on part on part parce qu’on veut connaître le vertige du voyage sortir de l’abîme des abysses de la ronde des cauchemars qui grondent en nous on part parce que nous n’avons nul autre destin dans la peau que la liberté qui nous somme d’oser devenir ce que nous sommes en somme on part parce que l’espérance est un bien long chemin et une lutte de chaque instant on part parce que le ciel coule sous nos yeux parce que demain c’est loin demain c’est long à attendre long à atteindre si on se risque pas si on ne risque rien rien de bon rien de meilleur ne survient on le sait on part parce que [ …]4
Poussé par cette question lancinante, Pourquoi on part ?, et au hasard de sa quête pour « vivre utile5 », le narrateur rencontre à Oujda le Père Antoine dans une structure associative d’accueil des réfugiés. Le voir à l’œuvre va lui permettre de reprendre confiance en certains visages de l’humanité. Dans le parcours en creux du prêtre on devine la poésie de ceux qui œuvrent discrets, en justes, comme le dirait Sita la Grand-mère sagesse du personnage principal. Et celui-ci croise aussi les « yeux verts » d’Imane, avec laquelle il va construire, malgré la violence des hommes, une histoire d’amour, le « dernier amour de sa vie ». Parmi les visages qu’ils croiseront sur leur route, ils seront des fils conducteurs, ou plutôt ils tenteront d’être des ponts. Il ne s’agira pas tant d’aider que de créer des liens, les uns se construisant par rapport aux autres, selon la notion humaniste Ubuntu : Je suis parce que vous êtes6.
Nous rentrons en silence, à pied, Aladji, Céline et moi. Chacun de nous marche, les yeux fixés sur ses pensées, traversé de questions sans réponses, de réponses sans questions, nourri du regard habité du prêtre et de sa foi, des sourires échangés avec nos hôtes, du texte plein d’espoir rappé par Yaguine et Fodé, aèdes modernes, trente-deux ans à eux deux. Yaguine et Fodé.
Je n’ai pas réussi à dormir.
Assailli.
Bousculé.
Apaisé.
Bousculé encore.
Par la géopolitique sans poésie du monde.
Les stratégies, les statistiques.
Les vies humaines derrière les chiffres.
Tragédie. Antique. Moderne.
La mal-gouvernance, la non-gouvernance même, si gouverner c’est prévoir. Et nos gouvernements carnivores ne prévoient rien, ils dérobent, mangent, dévorent. Leurs sols et leurs sous-sols. Leurs matières premières.
Et même leurs enfants.
Nos présidents à vie jusqu’à la mort sont des ogres7.
Interroger les raisons du départ, c’est d’abord pour le narrateur chercher les moyens de trouver les raisons et la force de rester, « pour inverser le cours de l’histoire qui court à notre perte8 ». Alors il part dans une quête qui va l’amener à récolter les espoirs et les dignités des réfugiés qu’il va rencontrer. En antithèse du départ subi, le narrateur et ses compagnons de solidarité entament ainsi plusieurs périples croisés, de lieux de départ, d’accueil ou de violence, en colloques d’espoir. Oujda – Mongo – Douala – Beyrouth – Conacry – Tripoli – Paris, Porte de la Chapelle – Lille – Lesbos … Ce roman est une cartographie poétique en réponse à la « géopolitique sans poésie du monde »9. Contre les frontières et les lignes de démarcation, il faut opposer la poésie qui permet un pas de côté « Car rien, rien n’est plus humain que pleurer dit le poète ».10 Parmi les hommes et les femmes que nous rencontrons sur leur chemin, des voix de poètes, presque encore des enfants, se font entendre : Ibra, Rodrigue entreprennent différentes façons de faire le récit de leur exil. Les livres aident Ibra à ne pas céder aux injonctions humiliantes de son père. La musique du roman et celle du RAP de Yaguine et Fodé donnent du sens à l’errance ou du moins la mettent en lumière.
Youssef était devenu « l’agent » de Yaguine et Fodé, leur promoteur et protecteur dans la ville.
Ils maraudaient ensemble, et certains soirs ils allaient, toujours ensemble, au Café Hafa. Boire un thé. Chiller.
Se poser. Face à l’autre côté.
Se mêler aux gens. Privilégiés. Qui n’ont pas le moindre problème pour voyager, pour vivre où et comme Elles et Ils veulent.
Où et comme. Elles et Ils veulent. Gens qui ont le droit de changer de ciel au gré de leurs désirs, au grain de leurs folies. Gens auxquels on ne refuse jamais de visas, d’ailleurs on ne leur en demande même pas. Elles et Ils sirotent des mojitos et des gin-fizz, des coktails maison en parlant de leurs vacances à l’autre bout de la Terre, de leurs séjours dans le monde qui semble leur appartenir et qui jamais, ou presque, ne leur est hostile. Elles et Ils semblent parfois inconscients de leurs privilèges. Elles et Ils.
Ne sont pas comme Yaguine et Fodé. Et Youssef.
Pourtant du même monde. Elles et Ils.
Ne font pas même attention à l’horizon. En face. L’autre côté11.
Le roman est un hommage au courage de tous ces jeunes, et ces personnages de papier évoquent leurs homonymes Fodé Tounkara et Yaguine Koïta découverts morts de froids dans un train atterrissage le 2 août 1999. Eux aussi avaient écrit une lettre au jour de leur départ sans illusions.

Le personnage du narrateur entreprend de donner le goût de l’écriture qui amène à « prendre parti pour la beauté12 ». En plus de libérer la parole des réfugiés de plus en plus nombreux à participer à ses ateliers poétiques, il n’a de cesse de collecter les récits et poèmes « des femmes et des hommes qui marchent » croisés sur sa route. Poète, il est donc enseignant à la manière de ces auteurs que Marc-Alexandre Oho Bambe considère comme ses « maîtres d’espérance ». Ainsi les voix nouvelles viennent s’appuyer sur de nombreuses références littéraires, philosophiques. Avec Les Lumières d’Oudja Marc-Alexandre Oho Bambe nous offre un roman palimpseste : des bribes et des vers d’Hugo ou d’Yvon LeMen13 nous amènent vers « Béa », la Béatrice de Dante, et on essaye de comprendre le monde « En attendant Godot », quelque part « au Sud d’Eden, qui n’existe pas ». Les mots des jeunes poètes et slameurs s’ajoutent en rhizomes à la sagesse de ceux qui précèdent selon les préceptes de la philosophie du peuple Sawa : il s’agit de « grandir chaque jour en humanité et d’ajouter un peu à l’héritage [qu’on] a reçu. Et de transmettre aussi ça14».
Sur la route, Yaguine avait trouvé une kora, adossée à un mur de briques rouges et sales. Un signe, avait-il pensé. Le jeune homme était d’une lignée de joueurs de Kora, instrument de musique traditionnelle de l’Ouest Africain et il était parti sans la sienne, trop encombrante pour ce périlleux voyage auquel il se préparait.
Un signe cette kora.
Oui, sûrement.
Signe de vie.
Clairement.
Signal des ancêtres.
En Afrique, la musique.
Ordonne la vie15.
En plus de réapprendre à parler, le lecteur doit peut-être aussi réapprendre à lire en s’ouvrant à ce roman au carrefour des genres littéraires. Pour dire ce qui fait aujourd’hui la complexité et la douleur du monde, les passages de narration classique alternent notamment avec le slam, lorsque la férocité des hommes rattrape les personnages. Les ponts entre les mots, les phrases, brisées ou suspendues, sont des claques portées aux discours galvaudés, des coups en écho à la violence subie.
La folle.
Antoine.
Imane.
Les mamans du quartier.
Jalil, le psychiatre ami.
Quelques badauds interloqués.
La bande ennemie.
L’incendiaire potentiel.
Le cocktail molotov.
Le chauffeur de taxi.
L’imam voisin.
La police, de retour sur les lieux.
Du crime à commettre.
Ou de l’humanité à sauver.
Jésus crucifié.
Son père, toujours silencieux.
Dieu.
S’il existe.
N’a pas.
N’a jamais eu.
Le moindre pouvoir.
Sur la violence.
La violence.
Des hommes.
Qu’il aurait créés.
Différents16.
Marc-Alexandre Oho Bambe assume dans sa postface le choix de composer une œuvre engagée. Face à la répétition des « haines ancestrales17 », la désespérance politique, on pourrait penser que les utopies portées par les personnages, livres ou kora à la main, sont peu crédibles. Et pourtant ces personnes existent et l’auteur les a rencontrées pour nous les révéler dans leur pleine lumière : c’est un « roman documentaire18 ». En plus des témoignages de brutalité et de sévices, on trouve des bribes d’entretiens journalistiques, des chiffres qui laissent peu de place à autre chose que « l’idée mortifère que rien ne peut changer 19». Mais ce qui se trame ici, c’est l’émotion de la rencontre. La force transmise par les uns aux autres, dans le partage des bienveillances, des espoirs et des souffrances.
Devant l’église.
Chante la Folle.
Assise.
Sur du vent.
Près d’elle.
Ibra.
Dans le vide.
Lui tient compagnie.
La Folle continue son gospel.
Elle ne fuit pas.
Ne fuit plus.
Elle donne.
De la voix.
Elle donne également.
La main.
La main à l’enfant.[…]
Dans le rétroviseur de la voiture qui s’éloigne, je vois.
Un orphelin et une mère.
Deux solitudes.
Je.
Comprends qu’il n’y a pas que les parents.
Les parents qui peuvent.
Adopter.
Les enfants ont ce pouvoir.
Rue d’Acila.
Un fils adopte une maman.
J’y trouve beauté ineffable.
Plénitude irrémédiable.
Dans le désordre du monde.
Je silence
Tendresse.
Et sourire.
A Imane.
Assise.
A côté de moi.
Si près du cœur.
Beauté ineffable.
Plénitude, irrémédiable20.
Parce que ce roman des départs est aussi celui de l’amour. Parce que souvent la réponse aux interrogations sans réponse est l’amour de soi, de la vie, pour une femme disparue après avoir subi les supplices, pour un être cher resté là-bas ou trouvé ici. Alors on pourrait céder au cynisme ambiant, ou alors, comme le narrateur qui découvre cela pour la première fois à Oujda, on pourrait pleurer devant les miracles nés de ces lieux de solidarité et s’étonner de s’abandonner à l’optimisme.
1Ibid., P°261
2Marc-Alexandre Oho Bambe, Les Lumières d’Oujda, éditions Calmann-Levy, août 2020, P°57
3« L’homme libre est celui qui choisit son exil. »
4Ibid., P°147, et pour entendre le texte dit par l’auteur : Capitaine Alexandre – Pourquoi on part ?
5Ibid., P°40
6Voir à ce sujet l’entretien réalisé pour les éditions Calmann Levy « Marc Alexandre Oho Bambe présente son roman Les Lumières d’Oujda ».
7Ibid., P°67
8Ibid. P°126.
9Ibid., P°279
10Ibid., P°45
11Ibid., P°195
12Ibid., Postface, P°321.
13P°91 : « Et je me dis que c’est Yvon qui a raison, les continents sont des radeaux perdus, et nous, femmes et hommes, sommes si peu de choses en somme, si infimes dans le courant, le courant de la vie, la vie qui bat des ailes, des ailes derrière le poème. »
14Voir à ce propos, l’entretien LIRE LE MONDE avec Marc Alexandre Oho Bambe, poète et slammeur, 23 mars 2017.
15P°114
16P°221
17P°128.
18Voir à ce sujet l’entretien réalisé pour les éditions Calmann Levy « Marc Alexandre Oho Bambe présente son roman Les Lumières d’Oujda ».
19Ibid.
20P°247-248
Une réflexion sur “Les Lumières d’Oujda : Roman de l’exil, en quête de l’amour.”