PAR MAGALI DUSSILLOS
La femme est prête, il faut la musique.
On branche le poste à la prise de la salle de bain, et vendredi glisse une cassette qui envoie du synthétiseur gonflé à bloc. C’est l’ovation. Blanchette est de retour, la chèvre de Berbérie dévale les pentes rocailleuses dans le couloir des HLM. Maman est dingue, maman est belle, j’applaudis des mains et des pieds, elle salue avant de recommencer. Je voudrais que ça dure ou plutôt, comme à chaque fois que le bonheur surgit, que la vie s’arrête là-dessus.
Mais Vendredi poursuit sa performance, c’est le jour saint. […] Dans un décor de palais arabe, une voluptueuse danseuse orientale finit un déhanché suggestif. Bouche épaisse, poitrine semi-offerte, ventre moelleux, hanches larges, bras tendres, l’idole trône face à nous dans sa semi-nudité. Grandeur nature sur le papier peint à fleur marron du salon, elle en jette, la danseuse. […]1

Si le roman de Dalie Farah nous mène vers une impasse, c’est sûrement celle d’un amour filial. Mais quel puissant amour ! Sa beauté nous submerge, nous serre la gorge et ne nous lâche plus jusqu’à la fin de ce très beau premier roman paru d’abord chez Grasset en 2019 puis en poche aux éditions Livres Mon Poche en juin 2020. C’est l’histoire d’une mère et de sa fille dont l’amour fragile et brutal repose sur une lignée de filles et de mères qui n’ont pas choisi de l’être. Après avoir esquissé par touches successives l’enfance et la jeunesse algériennes de Djemaa-Vendredi, émaillées de violences maternelles et d’un tendre amour paternel qu’on lui arrache, Dalie Farah retrace ensuite le parcours de sa fille. Pour la narratrice de ce roman, tout est combat : l’exil dans « le pays des bourreaux, […] le pays des assassins de leurs frères et de leurs pères », l’école refuge qui apporte la consolation des livres, mais souvent trop pleine d’adultes complaisants qui ne protègent pas des coups. La jeune fille se débat pour construire son identité en opposition à une mère miroir et repoussoir, dans le rejet puis la découverte adoucie des origines berbères.
L’amour d’une enfant pour sa mère est ici comme l’écriture, il est ce qui saura trouver dans la laideur la beauté. Et puis, même si c’est un peu désespéré, et souvent pathétique, tant de la part de la narratrice que de l’écrivaine peut-être, il tâchera de trouver au delà de la violence, la tendresse. Et quelle violence ! Elle nous frappe, nous griffe, nous prive de respiration jusqu’à la fin. Comme la narratrice enfant et sa mère avant elle, nous prenons des murs, nos joues s’écrasent au sol, sur nos corps endoloris dansent les pieds des mères qui n’ont pas la liberté de choisir leur destin.
Un vigoureux coup de pied a projeté la diablesse faite fille. Le proverbe berbère dit que le paradis de la fille est sous le pied de la mère car c’est la mère qui décide du salut de sa fille. Vendredi regarde ses genoux, sa jupe salie et le visage de sa génitrice. Elle se retient de fixer le regard des passants qui piquent la douleur de la pointe de leur plaisir voyeur et vicieux.2
Dalie Farah, nous saisit sans qu’on ne puisse cesser de tourner les pages jusqu’à la fin. Et elle danse encore dans nos esprits l’inoubliable Vendredi, la petite bergère berbère qui n’a pas choisi d’être mère, qui n’a pas choisi d’être française, qui n’a pas non plus choisi d’être « pécheresse, coupable » devant la Mecque. Qui pourrait comprendre la violence de faire naître des enfants qu’on n’a pas désirés ? Qui pourrait comprendre l’impuissance devant les grossesses imposées ? Qu’est-ce que cette violence première a comme impact sur la construction de ces femmes trop souvent restées dans l’ombre ? A travers plusieurs portraits de mères de différentes générations, l’auteure nous fait rencontrer ces voix pour les comprendre, à défaut d’excuser.
Ce qui m’inquiète c’est de savoir que mes mains n’ont pas peur, qu’elles peuvent blesser. Ma colère peut détruire tout ce qui voudra me faire du mal. Je suis berbère, guerrière, sans pitié et je décide de ne jamais avoir de fille, ni de sac à main.
Sur le chemin des lamentations, je comprends que la fureur froide et vindicative de Mère-grand s’est déposée sur un gène consentant que Vendredi m’a transmis. Admirer sa mère, c’est donné à tout le monde. Mais admirer Vendredi cela n’a été donné qu’à sa fille. Des années à penser que je n’étais pas de son ventre, d’autres à espérer que l’on m’arrache à elle, d’autres encore à m’agiter pour ne pas lui ressembler, et enfin je comprends que Vendredi m’a faite à son image : je viens de son nombril.3
Bien sûr la maternité n’est belle que dans la liberté et le libre choix. La mère de la narratrice que cette dernière nomme Vendredi, peut-être pour la mettre à distance, n’attend rien de son enfant, pour la simple raison peut-être qu’il n’a pas été lui-même attendu.
J’ai mis longtemps à comprendre que Vendredi était ma mère, ma mère à moi. Non pas une gardienne intermittente de mon existence mais bien celle que je devais appeler maman, la femme dans laquelle j’avais uriné et pompé les nutriments nécessaires à ma gestation. Elle aussi s’est demandé pendant une demi-vie qui je pouvais bien être.4
Comment transmettre par l’écriture la complexité de cette brutalité maternelle subie quotidiennement par une enfant ? Lorsqu’on commence la lecture d’Impasse Verlaine, on pourrait d’abord regretter que la douleur dépasse ces mots qui semblent trop faibles pour l’exprimer. Mais elle arrive en fait à tâtons, d’abord par des jurons, puis par l’humour, qui est une première façon de mettre à distance la réalité, de la transformer en narration :
Quand nous nous retrouvons avec petite sœur, nous ne pouvons pas nous empêcher de rire au souvenir de ce lançage olympique de télé dans ma gueule. Tout ce qui est atroce et qui a eu lieu, tout ce qui est invraisemblable et s’est produit fait nos larmes et nos rires. Nous sommes à jamais des témoins complices, garantes de la véracité de cette enfance.5
C’est peut-être ainsi que le roman tisse un lien fraternel avec le lecteur. Nous entrons donc dans la violence comme on le peut, dans la pudeur de l’humour d’abord. La violence, la vraie ne manque pas d’arriver ensuite. Mais l’auteure nous tient la main.
Je me sens juive, je me sens palestinienne, je me sens de celles et ceux qui trouvent des solutions pour tout, je me sens capable avec mon amour de la vie d’éradiquer le mal, la douleur ; je veux bien me sacrifier et cuisiner des gratins pour toute l’humanité. Juste qu’elle arrête de se faire du mal.
Il reste une dernière part de gratin.
Un des Sémites la saisit et la dévore sans demander son reste. Le père intervient. Tu manges comme un juif.
Je me lève, je suis à l’ONU, je me racle la gorge, je soutiens le regard des Sémites repus et je lance à mon père tu es un âne. Je le dis en berbère. Je dis himar, bien fort. Forte de mes nouvelles connaissances car l’image du charnier se renouvelle toujours en moi. Je n’ai pas le temps d’esquiver.
On n’esquive pas un plat à gratin Arcopal comme ça. 6
C’est donc à la naissance d’une écriture qu’on assiste avec reconnaissance. A l’émergence du mystère qui fait de quelqu’un un écrivain. « Nègre » de sa mère, conteuse de ses punitions, la narratrice plonge dans l’écriture et en sort des merveilles. Nous ne la lâcherons plus. Comment être une enfant de la violence ? Comment transformer cette souffrance en beauté ? L’écriture se détache des murs de tapisserie d’un placard tortionnaire « devenu un lieu de rétention pour âmes sournoises et désobéissantes. ». La souffrance se mue en beauté, arabesque, et sens.
En rentrant de l’école ce jour-là, je me souviens que je suis morte.
Sur le mur de ma chambre, il y a un joli papier peint. De grosses fleurs roses, sans doute des dahlias qui se posent sur un feuillage vert dont les nuances s’amorcent d’un vert d’eau pour courir sur un vert pistache. Derrière les dahlias roses, il y a de grosses fleurs bleues ; avec le recul, il me semble qu’il s’agit d’hortensias comme ceux que l’on peut admirer en Bretagne. Le bleu a ce côté pierreux un peu hypnotique qui donne aux pétales l’illusion du faux. Il y a aussi d’étranges fleurs jaunes dont la forme n’évoque rien de tout-à-fait réel, peut-être servent-elles à relier les autres fleurs entre elles. Le plus surprenant, ce sont les étamines disproportionnées qui fourmillent au cœur du réceptacle floral. Sur les murs, parmi les massifs de corolles, se glissent de blancs silences, des espaces en forme d’escarboucles. Là est, je le sais, l’équilibre du papier peint. Il y a aussi les insectes : entre deux feuilles d’un vert plutôt bouteille revient régulièrement sur les lés une minuscule coccinelle d’un rouge discret tirant vers le rose. Et si l’on approche encore de plus près, on s’aperçoit que les espaces blancs ne sont pas vraiment blancs. Une petite fille s’est échinée à griffonner des messages en pattes de mouche. Il est écrit des dizaines de fois au secours.7
La violence intime renvoie à la violence historique, les cris se superposent. Celui du père noyé dans la violence coloniale, celui du prénom de la narratrice et de sa mère avant elle que l’on perçoit, depuis l’impasse auvergnate, que comme un cri.
Son postérieur lui rappellera toujours son unique et puissant amour mort d’avoir bu toute l’eau de l’Algérie française, le lui rappellera surtout dans ce pays où elle a migré sous couvert du regroupement familial. Ce pays où l’eau peut jaillir de la terre et vous abreuver jusqu’à plus soif. La France où la mémoire de l’eau s’échappe de tous les robinets.8

La mort déchirante du grand-père de la narratrice avait fait cesser tout rêve de liberté. A la fois victime de l’homme, à la fois victime du colonisateur, Vendredi s’était retrouvée sur les terres de ceux qui avaient violenté son père tant aimé. Et pourtant il ne sera pas ici question de la colonisation dont on ressent en creux et en arrière plan la violence et la responsabilité, il ne sera pas question ici non plus des hommes : les personnages masculins, qu’ils protègent ou, plus souvent, qu’ils violentent, semblent passer comme des ombres. C’est bien d’abord le rapport mère-fille qui est interrogé. De cet œil qui sait chercher la beauté et la joie, la narratrice saura malgré la violence trouver admiration et poésie sous les pieds admirables de sa mère qu’elle laisse danser, celle que ce monde d’hommes, ce monde de blancs a privée de son identité, est redevenue par l’écriture la fière bergère qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.
1Impasse Verlaine, Dalie Farah, Mon poche, 2020, P°218.
2Ibid., P°21.
3Ibid., P°152.
4Ibid., P°69.
5Ibid., P°99.
6Ibid., P°145.
7Impasse Verlaine, Dalie Farah, Mon poche, 2020, P°122.
8Ibid., P°27.