Les ardentes braises de six décennies d’écriture

PAR NASSUF DJAILANI

La romancière et poétesse Ananda Devi. ©H. Anenden.

Au bilan, qu’est-ce qu’a été l’écriture jusque là pour Ananda Devi ? C’est à cette question que la poétesse semble vouloir répondre. Un point d’étape. Qui s’exprime ici ? La femme, la jeune fille, la mère, la petite fille, l’arrière petite fille ?

Je te vois, non comme une brûlure, mais comme le souvenir d’une brûlure.

Les étincelles mouvantes qui s’animent sous les paupières fermées

lorsque l’on a trop longtemps regardé la lumière.

Le souffle aspiré, interrompu,

lorsque se glisse dans la gorge quelque chose de trop chaud ou de trop froid.

Je te vois comme une femme.

Si entière qu’elle effraie, si rigide qu’elle heurte,

si belle qu’elle étourdit. Si blessée qu’elle meurtrit.1

C’est l’histoire d’une naissance, celle d’une petite fille née au lieu-dit Trois Boutiques, quelque part sur une île de l’océan Indien. C’est le portrait en creux d’une femme, d’une mère, d’une grand-mère trop tôt disparue. C’est un bel hommage aussi au père aimant, aimé dont la vie vacille au moment de la disparition de l’épouse adorée. Quels mots pour dire la perte ? Quelle forme ? Quel langage pour dire la douleur ? La poésie est une fenêtre qui fait s’envoler l’imaginaire jusqu’au seuil du cœur. Il aura fallu neuf mois pour enfin pouvoir accoucher du texte, comme d’un être organique. Qu’a-t-elle à dire, à partager, à confier malgré le bruit du monde ?

Avec Danser sur tes braises, Ananda Devi offre des mots murmurés. Comme on confie un secret à l’être disparu sur son lit de mort.

Tu aurais voulu que je sois ta secrète vengeance. Celle qui s’agence sans écho dans la nuit, lorsque l’on garde les yeux ouverts sur ses échecs, sur ses défaites, sur tous ces instants où l’on se juge insuffisant.

Il y a cette blessure intime chez la poétesse qui surprend et qui déroute. Comment une femme d’apparence si douce, si épanouie, si riche d’une enfance choyée peut-elle souffrir de tant de blessures intimes dans sa marche dans le monde ?

Écrire est un acte monstrueux (p.29), confesse Ananda Devi.

Serait-elle donc une monstresse qui a décidé d’affronter ses démons, de regarder dans les yeux dans une manière de défi le réel parsemé de monstres ? Elle écrit, plus loin qu’elle a :

Cette impression d’avoir braqué sur (elle),

le regard de ces femmes de (son) passé qui attendent quelque chose d’elle

Se trompent ceux et celles qui s’arrêtent à l’apparence des choses. Nous sommes en 57, Maurice n’est pas encore indépendante quand voit le jour la jeune Ananda Devi. Les parents sont aimants, tendres, cultivés, mais il y a cette figure du grand père tyrannique qui hantera toute sa vie, toute son œuvre. On en devine certains traits dans le personnage principal du Sari vert. Un tyran, misogyne chez qui il n’y a rien à sauver. Machiavélique à souhait, abject jusqu’à la mort. Capable d’aucun repentir, un sadique qui se fout de la rédemption. Les femmes autour de lui sont des choses, des « bonnes », des « putes », des « salopes ». Ce ne sont pas des personnes, ce sont des insignifiances qui doivent être à sa merci. Son sadisme ira jusqu’au crime. Celui d’une aïeule de l’écrivaine qui mourra ébouillantée par une marmite de riz gluant.

L’inconnue qui a disparu de mon passé et du tien pour se dessiner,

hasardeuse et perdue, dans l’oubli,

et qui me regarde de ses yeux de lune meurtrie,

à jamais en attente d’une quelconque vengeance – ta mère (p. 29)

Comment se construire auprès d’une figure pareille ? Comment être une femme sous les fourches d’une brute de cette espèce ? Comment ?

Tu aurais voulu que je sois ta secrète vengeance.

Écrit-elle dans Danser sur tes braises. Comme un aveu d’échec adressé à la mère disparue à l’âge d’à peine 60 ans. Et ce n’est pas un hasard si c’est à 60 ans que les mots pour dire cette colère, ce trop-plein, cette capitale de la douleur, sont venus, comme des laves fumantes.

Ce que tu voyais en moi,

ce n’était pas celle que tu aurais voulu être – c’était celle que tu étais déjà.

Dans son chemin d’écriture, la poétesse porte cette honte comme une croix, celle de n’avoir jamais été à la hauteur, à la hauteur de l’attente de cette lignée de femmes humiliées, dénigrées, larbinisées. Et son poème bat sa coulpe dans des aveux déchirants.

Je le reconnais ;

je n’ai pas tenu ma promesse envers toi.

Celle de ne jamais me plier.

Mais à bien observer son œuvre, la femme, l’écrivaine plie-t-elle pour autant ? c’est vrai qu’elle encaisse, qu’elle prend des coups, qu’elle en donne aussi parfois mais seulement aux lecteurs. Elle assène des émotions, des colères. Tout l’objectif d’une œuvre littéraire, d’une œuvre d’art, d’une œuvre tout court d’ailleurs. Donc l’objectif est atteint. Mais tout de même, qu’est-ce que l’œuvre d’Ananda Devi nous dit de la condition de la femme, de la femme mauricienne d’abord, de la femme africaine ensuite ? Trop longtemps, elle a subi et a courbé l’échine sans demander son reste, sans se dresser pour dire non. Trop longtemps, elle s’est excusée d’être femme. Avec pour le cas de la poétesse, l’écriture comme refuge, comme repaire, comme demeure. A sa défunte mère, voici ce qu’elle confie :

Je me dis que je ne vous ai pas bien servies,

ni toi ni les générations qui te précèdent,

et qui avez suivi votre propre chemin de douleur et de mystère.

N’aurais-je pas dû, moi, être de ces femmes qui n’ont peur de rien,

qui vont de l’avant en franchissant avec aisance les barrières,

faisant fi de l’opinion des autres et surtout de celle des hommes ?

Si je suis allée de l’avant, c’est en me faufilant.

On se souvient de cet aveu déchirant dans le récit Les Hommes qui me parlent2. Comme si l’on était en présence d’une femme qui dit son tourment, qui sublime ses blessures, pour nous interroger, nous lecteurs sur l’insoutenable insensibilité des êtres.

Mais à force d’écrire et de réécrire cette histoire obsédante, tragique, apparaît des moments de lumière, dans l’effort déployé pour faire à l’adversité.

Ce vent qui souffle et qui gronde, je lui confie ce que j’ai à te dire en ton dernier instant.

(…) N’aie pas peur, mes pensées te suivent.

(…) j’ai besoin de te dire pourquoi je fuis sans cesse…

Ce poème est aussi une ode à l’île, à l’enfance. Il y a ces passages pleins de nostalgie qui émeuvent, qui saisissent :

Je me souviens du goût du sucre sur mes lèvres.

Et de l’odeur du fangourin, lorsque les usines pressaient les cannes.

Entre les dents, la tige d’or pâle fait gicler une glu savoureuse.

Les enfants s’amusent à la recracher le plus loin possible.

Aujourd’hui, j’avalerai tout, suc, sève fibreuse,

pour ne rien perdre de ce qui a jailli de vos tombes.

Le lecteur a envie de s’écrier : Non, chère Ananda « chaque instant (n’est pas) « un adieu ». « …que le dernier souvenir soit celui d’un sourire ». Dans Six décennies, la deuxième partie du recueil, plus sensuelle, et résolument plus engagée, la poétesse déclare à son ami Sami Tchak alter égo dans ce poème dialogué :

je préfère vivre ainsi

l’encre inondée

plutôt que pliée

devant les décrets

qui interdisent la joie (p. 85)

1toutes les citations sont à retrouver dans Danser sur tes braises, éditions Bruno Doucey.

2Les Hommes qui me parlent, éditions Gallimard.

Pour aller plus loin :
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