Propos recueillis par Véronique Chelin, Ph. D. (voir bio à la fin)

Yusuf Kadel, poète et dramaturge mauricien né en 1970, est de ces êtres qui vantent et créent la poésie avec une fougue aussi fascinante que contagieuse. Au-delà des mers et des frontières, cet ambassadeur des mots et du rythme s’emploie non seulement à composer une œuvre toute personnelle et singulière, mais aussi à faire rayonner la poésie mauricienne dans le reste du monde.
Après des études à Paris, où il rédige sa première pièce de théâtre, Un septembre noir, qui lui vaut le prix Jean Fanchette en 1994, il retourne à Maurice pour se voir introduire au sein d’un cercle littéraire, le Cénacle. Ses premiers vers sont publiés dans Moisson de cristal, une anthologie réunissant les œuvres de divers auteurs mauriciens. Son premier recueil, Surenchairs, paraît en 1999 et se voit sélectionné la même année pour le prix Radio France du Livre de l’océan Indien. Après avoir collaboré à la revue Tracés, fondée par l’écrivaine mauricienne Shenaz Patel, Yusuf Kadel rejoint, en juillet 2003, l’équipe du Nouvel Essor, magazine littéraire et culturel publié par l’Alliance française. Il participe, en octobre 2006, à la création de la revue Point Barre, dont il est le coordonnateur. Son recueil Soluble dans l’œil paraît ensuite en 2010, préfacé par Shenaz Patel*.
Nous l’avons rencontré le 30 septembre 2018, à Trois-Rivières, au Québec, dans le cadre du Festival international de la poésie, pour ensuite poursuivre la conversation par courriel le 19 février 2020. Dans cet entretien en deux temps, le poète se confie non seulement à propos de la vie de poète en général, et à Maurice en particulier, mais aussi de l’évolution de son œuvre du théâtre à la poésie, de ses modèles et sources d’inspiration, ainsi que de ses projets et recueils à venir.

PROJECT-ÎLES : Comment s’est déroulé votre séjour au Québec dans le cadre du Festival international de poésie de Trois-Rivières ?
YK : Ma première impression, c’est que je m’attendais à plus de dépaysement, du fait que le Québec est aux antipodes géographiques. Je n’étais jamais venu en sol canadien, ou même sur le continent américain. Je m’attendais alors à plus de dépaysement, ce qui n’a pas eu lieu. Je m’explique cela par quelque chose que l’on a en commun et qui est la langue française. Je crois que la langue est le plus grand dénominateur commun entre les Mauriciens et les Québécois.
PROJECT-ÎLES : Ce séjour a été payé par le festival. Au-delà de cette expérience, comment vit-on de poésie?
YK : Matériellement, on n’en vit pas. Mais c’est un peu notre raison de vivre ! La poésie à l’île Maurice est la même qu’un peu partout ailleurs. Autrement dit : on ne se bouscule pas pour acquérir les œuvres. Ce qui s’explique par un certain malentendu entre le lectorat, le public et le poète. J’ai l’impression qu’on ne sait plus comment aborder la poésie. On a oublié ce que disait Victor Hugo – je n’aime pas trop avoir recours aux citations, mais personne ne l’a dit mieux que lui –, soit que la poésie ne s’adresse pas à l’intelligence discursive, mais à l’intelligence instinctive. Elle ne s’adresse pas à la raison, mais à l’émotion. Je pense que dans le monde hyper-rationnel dans lequel on vit, hyper-formaté et hypermatérialiste, on a ce besoin de tout comprendre, de tout cerner, de tout appréhender. Et c’est comme ça qu’on lit de la poésie : comme on lit de la prose. On cherche quelque chose à comprendre. Or, il n’y a rien à « comprendre » au sens propre du terme. Il faut essayer de se laisser porter, d’ouvrir son imagination. La poésie est un langage qui exige une forme de lâcher-prise.
PROJECT-ÎLES : Est-ce que tout ceci expliquerait la popularité de la prose ?
YK : En effet, les poètes sont un peu, à la fois, les aristocrates et les parents pauvres de la littérature. La poésie se vend mal ; les grands éditeurs s’en sont détournés. Souvent, les poètes doivent aussi se faire romanciers pour faire plaisir aux éditeurs, pour demeurer dans leurs écuries. Alors, du coup, on trouve refuge chez de plus petits éditeurs, qui ont très peu de moyens.
PROJECT-ÎLES : Vous avez longtemps collaboré à la revue Point barre. Qu’en est-il aujourd’hui ?
YK : Cette revue est une belle aventure, car ce sont des amis qui en étaient à l’origine, en 2006. Il s’agit en fait de la première revue strictement poétique de Maurice, bien que l’île ait produit nombre de poètes durant les deux cents dernières années. Elle est ouverte à toutes les formes de poésie et à toutes les langues pratiquées dans l’océan Indien. Malheureusement, le dernier de trois éditeurs, Barlen Pyamootoo, a mis la clef sous la porte. On se retrouve donc maintenant sans éditeur, dans une impasse. On a déjà la matière pour un nouveau numéro, reste à trouver un éditeur. Pour l’instant, ce numéro 14 attend sagement dans un recoin du disque dur de mon ordinateur.
PROJECT-ÎLES : Est-ce qu’une autre revue a, depuis, pris le relais de Point barre ? Où peut-on maintenant dénicher de la poésie mauricienne ?
YK : Isabelle Motchane-Brun, journaliste mauricienne d’origine française, a sorti en 2018 une revue artistique et littéraire de très haute facture intitulée Do Not Touch. J’ai contribué aux deux premiers numéros et la sortie du numéro 3 est prévue pour novembre 2020.
PROJECT-ÎLES : Avez-vous déjà voulu, ou pensé, écrire des romans ?
YK : Non, jamais. J’ai plutôt commencé par le théâtre. En fait, vers treize ou quatorze ans, j’ai commencé par de petits récits, de petits textes en prose. Puis, j’ai croisé le chemin de Molière, entre autres, et l’écriture dramatique m’a tout de suite plu. J’ai voulu m’y frotter et, dans la foulée, j’ai écrit deux pièces, qui ne sont jamais sorties de mes tiroirs. Finalement, en 1994, est paru Un septembre noir, qui m’a valu le prix Jean-Fanchette.
PROJECT-ÎLES : Comment décririez-vous vos pièces de théâtre? Et pourquoi êtes-vous ensuite passé à la poésie ?
YK : L’humain est au centre de mon œuvre, dramatique et poétique. J’écris de la poésie pour dire mon humanité, pour rendre compte de mon humanité. Et j’écris des pièces de théâtre pour « demander des comptes » à l’être humain. Dans mes pièces, je n’affirme rien, je n’apporte aucune réponse. Je me contente de tendre un miroir à mes semblables, de les interpeller, de les interroger sur eux-mêmes. La forme dramatique convient parfaitement à cela. La forme poétique sied davantage aux confidences, voire aux confessions. Les deux formes se complètent.
PROJECT-ÎLES : Comment décririez-vous votre propre poésie ?
YK : Ma poésie a évolué. Au début, mes poèmes étaient fortement inspirés par mes idoles de l’époque, soit le trio Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. On y retrouvait toute la fougue de Baudelaire, toute la candeur de Rimbaud, tout le romantisme de Verlaine. Puis, au fil des ans, j’ai fini par trouver ma voie(x), qui se traduit dans mon premier recueil, Surenchairs, par de petits poèmes évoquant une tentation mystique, un désir de m’élever moi-même, de sortir des barreaux de l’existence.
PROJECT-ÎLES : Une poésie ancrée dans l’instant, dans l’expérience sensible et spirituelle ?
YK : Oui, une poésie très ponctuelle. J’ai alors vingt-deux, vingt-trois ans, et à cet instant de ma vie, je suis tenté par la quête mystique. Ce recueil traduit donc cet instant-là, mon état d’esprit d’alors.
PROJECT-ÎLES : Cette quête a-t-elle, selon vous, une portée universelle ?
YK : Oui, dans la mesure où elle permet de transcender l’espace et le temps. Il s’agit d’un « je » universel, tout en étant « moi ». C’est ma conception de ce que c’est que d’être un être humain.
PROJECT-ÎLES : Est-ce que cette façon de faire de la poésie a changé, a évolué?
YK : Bien sûr. Trouver sa voie(x), c’est une chose, mais après, il faut évoluer. Car la vie, c’est le mouvement. On évolue en tant qu’être humain, et la poésie nous accompagne dans cette évolution. Mon second recueil, Soluble dans l’œil, s’inscrit dans la continuité de Surenchairs, mais j’y assume maintenant pleinement ma condition humaine. L’on y trouve une certaine sérénité, une forme de répit. Il s’agit encore de petits poèmes, avec beaucoup d’importance accordée aux effets sonores et visuels, c’est-à-dire des textes ciselés et diversement disposés sur la page.
PROJECT-ÎLES : Ces petits textes se prêtent-ils bien à la scène?
YK : Les formes courtes ne peuvent être lues par d’autres personnes puisqu’elles sont issues du cheminement du poète. Dans le recueil, les poèmes se font suite, formant une suite poétique. À l’oral, on doit, autant que faire se peut, rendre manifeste le lien qui unit ces poèmes.
PROJECT-ÎLES : Malgré tout, chaque poème du recueil ne demeure-t-il pas autonome, indépendant?
YK : Bien sûr. Et je favorise aussi la forme courte pour obtenir un maximum d’impact émotionnel, une certaine fulgurance, avant même que l’intelligence rationnelle ne se mette en œuvre.
PROJECT-ÎLES : Outre les auteurs français Baudelaire, Rimbaud et Verlaine, quels autres poètes ou genres littéraires vous ont inspiré ?
YK : Parmi les Mauriciens : Malcolm de Chazal et sa façon de dire l’évidence cachée des choses ; Jean-Claude d’Avoine, l’un des plus grands poètes mauriciens, mais qui demeure peu connu ; Raymond Chasle et son exigence formelle. Étant musulman, mais ne comprenant pas l’arabe, les sourates me touchent par leur rythme et leur musicalité, qui permettent de toucher l’imaginaire. Les haïkus japonais, enfin, pour la forme courte, la fulgurance, l’impact total.
PROJECT-ÎLES : Votre recueil Soluble dans l’œil a récemment fait l’objet de traductions en anglais par le poète et traducteur américain Guy Bennett. Comment cela s’est-il déroulé et êtes-vous satisfait du résultat?
YK : J’ai rencontré Guy Bennett lors du Festival international de la poésie de Trois-Rivières en 2018. Il m’a ensuite proposé, l’an dernier, de traduire certains des poèmes de ce recueil en anglais. Ces traductions ont paru dans la collection de poésie Every Other, publiée par l’Otis College of Art & Design de Los Angeles. Je suis satisfait de son travail autant qu’on puisse être satisfait de la traduction de ses poèmes. Il est en effet particulièrement délicat de traduire de la poésie. On peut restituer le sens d’un texte poétique, mais il est plus compliqué d’en restituer le rythme, les sonorités et les subtilités.
PROJECT-ÎLES : Et maintenant, en 2020, avez-vous d’autres recueils ou projets en route?
YK : Mon troisième recueil a pour titre Mes souvenirs portent le voile. Il est achevé depuis quelques mois. Je compte le faire éditer d’ici la fin de l’année. Mais la plupart des textes qui le composent ont déjà été publiés dans divers ouvrages collectifs, des revues ou des anthologies, en France, à Maurice, aux Antilles, etc. Je travaille actuellement avec quelques confrères sur un projet de spectacle poétique. Si tout se passe bien, on sera sur les planches au mois d’octobre de cette année. [N. D. A. Ces prévisions ayant été faites avant la pandémie de la COVID-19, il nous est impossible de les confirmer.]
Par ailleurs, Lavi Wilson Bégué est mon premier recueil en créole. Il est impossible de l’éditer à l’étranger puisque notre créole n’est parlé nulle part ailleurs, et les éditeurs de poésie à Maurice sont quasi inexistants. Le recueil est donc inédit. Mais des extraits de l’ouvrage ont été publiés dans les deux premiers numéros de la revue Do Not Touch, évoquée plus haut. La poésie que l’on pratique est le reflet de ce que l’on est, et l’on est le fruit de notre vécu. Je me suis demandé, il y a quelque temps, à quoi ressemblerait ma poésie si j’avais eu une autre existence que celle que j’ai eue. Pour le savoir, j’ai donc créé un personnage de poète dont l’existence se situe aux antipodes de la mienne. Je suis de la ville de Beau Bassin, à Maurice ; mon personnage est Rodriguais. Je suis d’origine indienne; il est d’origine africaine. Je suis issu de la bourgeoisie; il est issu des classes populaires… Et, comme c’était à prévoir, son écriture s’est révélée diamétralement opposée à la mienne. Ma poésie est tantôt contemplative, tantôt intimiste; la sienne est engagée. Mes vers sont ouvragés; les siens sont acérés. Je déroule mon propos; il assène le sien. J’écris en français; lui… en créole. Et ce personnage, je lui ai donné le nom de Wilson Bégué. Lavi Wilson Bégué sort tout droit de mon laboratoire.
* Selon le site Île en île : https://ile-en-ile.org/kadel/
Véronique Chelin, titulaire d’un doctorat en littératures de langue française de l’Université de Montréal, est chercheure indépendante dans le domaine des littératures francophones de l’océan Indien, ainsi que réviseure à la pige et lectrice de manuscrits. Elle a participé à plusieurs congrès du CIEF (à l’île Maurice, à Ottawa) et publié plusieurs articles (dont un dans la revue NEF, Vol. 32, No. 2, 2017, coordonné par Eileen Lohka) et chapitres dans des ouvrages collectifs (dont « Du personnage enfant à l’enfance d’une nation dans les contes de Marcel Cabon », dans Vicram Ramharai et Emmanuel Bruno Jean-François (dirs.), Marcel Cabon : écrivain d’ici et d’ailleurs,La Pelouse, Trou d’Eau Douce, Île Maurice, L’Atelier d’écriture, 2014).
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