« J’ai mieux compris après cette rencontre le silence et les non-dits qui entourent cette histoire dans toutes les familles » confie la réalisatrice

PROPOS RECUEILLIS PAR DOMOINA RATSARA

PROJECT-ILES : Quand on regarde le film, on a l’impression qu’il a comme principale intention celle de s’interroger sur la transmission. Pourquoi ce questionnement est-il si important à vos yeux ?

Marie-Clémence Andriamonta-Paes : Il y a eu un grand traumatisme en 1947, et nous savons que c’était grave mais nous ne savons pas vraiment ce qui s’est passé. L’intention était assez simple, c’était d’essayer de répondre à ma propre interrogation : « mais que s’est-il passé en 1947 à Madagascar ? » Il y avait en arrière-plan une autre interrogation pour essayer de comprendre, « mais pourquoi on n’en parle pas ou si peu ? » J’ai voulu poser ces questions à ceux qui étaient là au moment des faits et à l’exclusion de tous ceux qui sont nés après 1947. Il y a une exception remarquable dans le film : Jean Kendo, le métis Tanala Sénégalais, qui est né en octobre 1949 à Tolongoina. Il n’était pas là au moment des faits mais il est une preuve vivante de la présence des troupes sénégalaises et il pose autrement la question de la transmission de cette histoire, par son corps, sa gestuelle, sa mémoire du récit de sa mère. Bien des choses sont dans le non-dit et pourtant ce qu’il raconte est remarquable de précision. Il nous pousse à nous interroger sur tous les non-dits. Moi qui suis également métisse malgache, j’ai mieux compris après cette rencontre le silence et les non-dits qui entourent cette histoire dans toutes les familles, à commencer par la mienne. Le cinéma documentaire est avant tout une machine à questionner, et c’est plutôt bon signe lorsque l’effet sur le spectateur et de le pousser à questionner plus encore. 

PROJECT-ILES : Les mots, vous en avez fait une sorte de fil rouge du récit. Un travail sémantique comme pour interroger aussi la manière dont les choses ont été perçues ?

Marie-Clémence Andriamonta-Paes : A Madagascar le titre du film lui-même a fait couler beaucoup d’encre et j’ai eu des questions véhémentes lors des débats : « Comment osez-vous donner ce titre fahavalo (trad. : ennemi) pour parler des héros de la Nation ? ». Oui, c’est une forme de provocation, je voulais «  réveiller » surtout la jeunesse avec un titre fort qui pousse à compléter la phrase avec une question : “ fahavalon’iza ? ” (trad. : ennemi de qui ?). Il y a toute une séquence dans le film où j’interroge précisément mon oncle sur ce mot Fahavalo. Il faut comprendre que c’est un mot qui avait été « confisqué » par l’administration française dès 1905 (les menalamba !) pour désigner ceux qui se rebellaient contre la colonisation. Dans les journaux, ils l’écrivaient même à la française « les favalous ». Il s’est passé la même chose en Afrique du Nord avec le mot « fellagas », qui est resté dans la langue française, et un cinéaste Tunisien, Omar Khlifi, a aussi fait un film en 1970, « Les fellagas », qui raconte le processus de résistance contre les Français pour la conquête de l’indépendance. Le mot Fahavalo porte également un autre sens : faha-valo qui signifie le huit-ième, Et cela donne lieu à une autre séquence dans le film ou l’Ombiasa, (le devin) montre le Sikidy, l’art divinatoire malgache, en expliquant le sens de Fahavalo. Des graines sont tirées aléatoirement et disposées selon un savant calcul mathématique dans une matrice à huit colonnes, la huitième rangée de graines désigne l’ennemi. Ainsi depuis l’invention du sikidy en malgache l’ennemi se dit le huitième ? C’est comme la question de l’œuf et la poule, qui précède qui ? Quel sens a précédé celui de Fahavalo, l’ennemi ou le 8ème ? Le titre du film porte en lui cette polysémie et ce malentendu originel qui existe entre la langue malgache et la langue du colonisateur. J’ai voulu aller plus loin sur cette idée du malentendu porté par la langue. Il y a d’autres mots qui ponctuent le film, à la manière d’un dictionnaire, des mots malgaches souvent intraduisibles parce qu’ils sont polysémiques, et qui, parfois, même disent l’inverse de ce qu’on pense en français. Fahavalo, Tabataba, Vazaha, Ady, Ombiasa, Miakatra.

PROJECT-ILES : En ce qui concerne le choix des images d’archives, comment avez-vous procédé pour construire ce dialogue entre le passé et le présent comme trame narrative ?

Marie-Clémence Andriamonta-Paes : Une phrase attribuée par erreur à Churchill m’a aidée à tenir toutes ces années malgré les obstacles : « On dit que celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre », alors je suis allée sur les lieux mêmes où les faits se sont déroulés pour rencontrer les derniers témoins. Et être à l’écoute de tous les indices, toutes les traces et les signes qui avaient résisté au temps. Ils ne sont pas ostentatoires mais ils sont là. Ainsi l’histoire des deux soldats malgaches qui se retrouvent face à face en 1947, l’un dans la rébellion, l’autre dans la répression, est filmée à l’endroit même où les faits se sont déroulés. C’est la gare qui avait servi de prison à l’époque et rien ne semble avoir bougé depuis 1948, pas même un coup de pinceau. Mais je suis aussi allée chercher dans les archives, voir les documents, les photos, les enregistrements de l’époque. Les archives sur Madagascar sont rares, et elles ne sont pas souvent indexées. Alors le facteur chance est déterminant. Une coïncidence extraordinaire a eu lieu pendant le montage du film par exemple. L’historien Samuel Sanchez, nous a confié des chutes de pellicule 16 mm des années 40 trouvées sur Ebay. Un minutieux travail de montage a été réalisé en Belgique, chez notre co-producteur Cobra films, pour reconstituer les bobines, et sur la visionneuse, nous avons découvert émerveillés qu’elles avaient été tournées dans les mêmes lieux que nous venions de filmer en août 2015. Tel cet immense troupeau de zébus traversant le canal des Pangalanes à la nage. Et nous avions le même plan en couleur, sauf qu’aujourd’hui, les pauvres éleveurs n’ont plus que 2 ou 3 zébus. Ces images se font écho, et c’est extraordinaire.

PROJECT-ILES : Pour l’affiche, pourquoi avoir choisi une représentation alors que nous sommes dans le documentaire, dans la réalité ?

Marie-Clémence Andriamonta-Paes : Un documentaire est une machine à réfléchir, un regard porté sur le réel, et tous les moyens peuvent être utilisés pour donner à voir, à entendre à appréhender ce réel. Si j’ai fait un film et non écrit un livre ou fait une conférence, c’est précisément pour toucher un public qui ne va ni dans les librairies ni les bibliothèques, or la difficulté, c’était comment donner envie d’aller voir un film sur un tel sujet ? Depuis des années, nous faisons appel à des peintres ou illustrateurs qui savent raconter tout un film en une image, pour susciter le désir de voir le film. C’est leur perception singulière du film qui fait le lien avec le spectateur. C’est tout un art. J’aime beaucoup le travail de Fofa Rabearivelo et j’avais sur mon bureau pendant la recherche une copie d’une de ses toiles, une femme portant un coq sous son bras. Cette peinture évoquait pour moi la prophétie de Tokanono : cette femme avait donné l’ordre de tuer les coqs rouges pendant la Rébellion, je la voyais dans cette toile tenant fermement le Coq, qui est aussi emblème de la France. Une fois le montage terminé, je lui ai envoyé un lien pour qu’il le regarde. Il a été très touché par le film et il m’a proposé quatre toiles. J’ai eu beaucoup de mal à choisir tellement elles étaient évocatrices, et dans l’affiche à dominante bleue par exemple, on reconnaît des histoires et même les personnages, si on a vu le film. La deuxième toile est la couverture du CD de la bande originale du film dont la sortie digitale est prévue le 26 juin 2020.

Propos recueillis par Domoina Ratsara

Journaliste et critique de film

Association des Critiques Cinématographiques de Madagascar (ACCM)

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