PAR MAGALI DUSSILLOS
C’est à cette époque que ton visage a perdu cet entrain décontracté. Il s’est tendu avec une consciente détermination. Même sa beauté commença à montrer une once de menace. Le départ de Nelson tombait au bon moment pour opérer cette transformation. Tu vivais dans un mélange de colère, d’anxiété et de frémissements de vengeance. Tu t’es composé un regard résolu empreint de justifications. L’épouse du leader emprisonné Nelson Mandela est furieuse ! Regardez-là. Confinée dans la solitude, elle est en colère. Elle est foudre et tonnerre. Elle a la puissance d’une tornade. Infatigable !
As-tu compris à quel point ta colère a façonné ta posture ? Personne ne peut être tout le temps furieux. La colère, à l’instar des autres sentiments, n’est jamais permanente. Elle afflue et reflue. C’est une émotion qui se dissipe, jusqu’à ce que les circonstances la ravivent. La colère peut attirer la sympathie et même l’admiration. Mais aussi faire peur et terrifier. Elle peut imposer instantanément le sens de la légitimité. En les taxant d’illégitimes, elle peut saper l’opposition, les débats. Elle peut provoquer le plaisir exubérant d’un pouvoir excessif.1
Il existe des colères qu’il faut entendre. Sans juger, sans justifier ou valider. Il est plus que jamais nécessaire de s’en faire l’écho surtout quand cette rage a été suscitée puis instrumentalisée par un système qui oppresse et qui violente. Celui-là même qui bouleverse encore aujourd’hui notre actualité et soulève de nouvelles colères. Ainsi dans Le Lamento de Winnie Mandela, The cry of Winnie Mandela, publié initialement en 2013 puis traduit de l’Anglais par Georges Lory pour Actes Sud en 2019, Njabulo Ndebele nous fait-il entendre la colère de Winnie Mandela à travers l’artifice littéraire de sa participation à une congrégation de femmes. Les discussions menées d’abord par quatre femmes issues des quatre coins d’Afrique Sud (Lesotho, East Rand, Soweto, Johannesbourg) y sont entrecoupées d’extraits de la Commission Vérité et Réconciliation ou de lettres du couple Mandela.
« Winnie, sana, tu m’entends ? As-tu réussi à jeter un pont entre tes succès et les destructions au cours de ta vie ? Entre la clameur publique et tes secrets les plus intimes ? Ce que nous savons de toi, là maintenant, ce sont des bribes de secrets sans l’esquisse d’un pont. Si tu te décidais à le bâtir, quelle forme prendrait ce pont ? Cette passerelle du salut particulier que tant de femmes sont parvenues à édifier. Comment est ton pont, Nomzano ? Ou bien, comment sera-t-il ?
« Tu m’as assez entendue »
La seconde descendante clôt la première séance du jeu. L’effort qu’elle a fourni dans son échange avec Winnie la laisse épuisée. Elle se penche, les coudes sur les cuisses et plonge sa tête dans ses mains. Les autres l’observent dans cette position : si forte, et soudain si vulnérable. Mammello se faufile près d’elle et glisse un bras affectueux sur ses épaules. Toute l’autorité de cette silhouette courbée la submerge de chaleur. Le reste de l’après-midi, après ce premier jeu, se déroule en silence, le thé et les scones oubliés depuis longtemps. Le rituel du thé est réduit au silence par le souvenir des années d’attente. Quatre femmes perdues dans le silence d’un amour indicible.2
Pour nous convier à l’ibandla labafazi, la congrégation des femmes, et nous faire pénétrer dans l’étrange intimité de son roman polyphonique, Njabulo Ndebele convoque deux figures tutélaires. Il s’agit de Sarah Baartman tout d’abord, à qui le livre est dédié (ainsi que la couverture de l’édition de 2013). Celle qui est née Saartje Sawtche a subi la double peine d’être née femme, et d’être née noire, dans un monde structurellement dominé par les hommes blancs. Esclave exhibée sa vie durant dans les spectacles coloniaux, sous les regards des foules promptes à se réjouir du malheur de ceux qu’on leur offre en pâture, elle fut exposée nue pour ses formes féminines exacerbées, ses fesses, ses parties génitales. Disséquée et exposée après sa mort, sa dépouille fut appelée au retour en Afrique du Sud par les siens et le gouvernement Mandela depuis 1995. Les musées français ne consentiront à rendre ses restes et sa dignité qu’en 2002. En exergue du roman, son sort suscite la colère du lecteur comme pour le préparer à entendre celles de Winnie Mandela et des autres figures féminines partagées plus loin. Car tel est l’objectif de l’auteur, tisser des liens de compréhension entre des femmes « liées étroitement entre elles du fait de leur volonté d’être en paix avec elles-mêmes et leur vie »3, et au-delà d’elles entre les lecteurs quels qu’ils soient.
L’autre figure convoquée, désarçonnant le lecteur dès l’incipit, est la mythique Pénélope. La narration est donc prise en charge par quatre personnages de femmes Sud-Africaines dont le premier narrateur précise qu’elles n’avaient aucune chance de se rencontrer. Elles vont, en plus de cela, converser puis voyager avec deux êtres fictifs dans leur contexte : le personnage de Winnie qui assume le fait de nous offrir son auto-fiction, et l’épouse patiente d’Ulysse convoquée du fin fond de son antiquité occidentale. L’artifice est grand, dérangeant et parfois si lourdement introduit qu’il pourrait gêner notre lecture. Njabulo Ndebele atteint en cela son but : Il refuse une narration classique occidentale qui ne peut dire une culture dans laquelle les êtres se définissent comme interconnectés au sein de leur communauté :
Te voilà, tu me regardes. Me voici, je te regarde, essayant de m’adresser à toi. Nkos’yam ! Comment te saluer ? Cette façon qu’ont les blancs de foncer en appelant tout le monde par le prénom. « Salut, je m’appelle Bill. » Salut, je m’appelle Helen. » « Quel est ton prénom ? » « Hi, guys ! » Tout le monde devient un gars ces jours-ci. J’ai horreur de ce mot. Gars ! Ce mot tue les nuances de la distance sociale, remplace celle-ci pas l’illusion d’une familiarité immédiate.
Tout rapport avec les blancs commence par l’imposition de règles, leurs règles. De normes, leurs normes. […] Pour les Africains les prénoms n’ont pas d’utilité. Ils ne donnent aucune indication de généalogie. Ils n’ouvrent pas la voie à une possible connexion.4
Njabulo Ndebele choisit de concevoir un projet littéraire inattendu afin de faire émerger des possibilités, de changer la société. Mandela et Desmond Tutu le faisaient avec un acte politique « inattendu duquel »d’immenses possibilités pour réinventer les sociétés dans leur totalité » pourraient émerger. ».5 Ce roman serait-il le pendant littéraire de la commission Réconciliation et Vérité ? Il l’interroge en tout cas en validant son fonctionnement et en mettant le doigt sur ses limites6. La convocation ironique du mythe de Pénélope avec sac à dos en fin de roman, apparaît comme une des faiblesses de cette construction littéraire inattendue, tout en la validant. En effet, Pénélope est un des mythes qui pèsent sur les épaules des femmes et les formate. Or, à l’écoute des quatre femmes Sud Africaines qui nous ont offert leur récit, elle ne se laisse plus définir par son attente de l’homme. A sa suite, les femmes qui lisent ce roman pourraient s’agacer d’être encore le sujet du discours d’un homme, fut-il écrivain et philosophe :
J’aurais dû savoir que les choses ne se passeraient pas ainsi. J’ai toujours mis en sourdine cette voix qui me susurrait que j’étais probablement la personne la plus naïve au monde. Les femmes sont prisonnières du rêve romantique. L’ancre de leur espoir. Elles espèrent et elles espèrent encore.7
Et c’est bien là le propos du Lamento de Winnie Mandela. Il s’agit de montrer comment on peut se reconstruire une identité quand on a été construit dans l’oppression et le système qu’un autre a plaqué sur notre existence, qu’il soit sexiste, raciste ou politique.
La malédiction Pénélope. Songeons bien que la civilisation grecque fut fossoyeuse des fiertés des femmes. Et pourtant Pénélope n’était-elle pas conteuse ? Attendait-elle son homme ou s’efforçait-elle d’affirmer sa disparition en tissant le linceul de celui qui n’est plus que l’idée de l’époux ? Elle a tenté d’infléchir son histoire pour éviter de succomber à une autre soumission masculine, celle des prétendants. Ainsi en est-il de ces quatre femmes, et Winnie avant elles, qui se sont d’abord toutes inscrites dans la trame que la société avait tissée pour elles. Ces cinq femmes qui « attendent » le retour de leur mari doivent déconstruire l’idée qu’elles avaient de leur destin soumis à celui d’un autre. Elles vont prendre le goût d’être déconcertantes, de tisser elles-mêmes leur trame. Elles vont se rendre maîtresses de leur abandon, assumer leurs responsabilités, et construire leur propre liberté.
Une femme détachée qui observe est une femme qui prend conscience : ce qui lui a vraiment manqué, c’était moins son mari que l’idée qu’elle s’en faisait. Et donc, un jour, si cette idée franchit la porte, tu pourrais croire que c’est lui. Ce serait une erreur fatale. Attends et observe. Garde tes bras croisés sur le coussin de tes seins. Ne lui demande pas où il s’est rendu. Jamais. Une embrassade nostalgique, sentimentale, irréfléchie et une question stupide sur son voyage, ce serait une combinaison mortelle qui ferait disparaître toutes tes options. Cela reviendrait à entrer dans son histoire au détriment de la tienne. Si tu lui demandes où il s’est rendu, ta question deviendra sa porte dans sa maison. Et tu seras cuite ma fille. C’est toi qui feras la grande réponse. Comme si tu lui répondais en entrant lentement dans sa maison, en te faisant avaler par elle. A ce stade-là tu ne pourras plus jamais y trouver le repos, ne sachant pas quand il t’en éjectera à nouveau.
Accrochez-vous à la liberté de choisir votre option préférée. Votre choix, mes chères sœurs, c’est votre salut. 8
L’ibandla labafazi évoque la circulation des idées qui va accompagner celle des corps. Il s’agit de se réapproprier son espace mental en partageant son histoire, et l’espace de son propre pays en voyageant. Qu’il s’agisse de femmes qui, ensemble, « roulent vers les mystères inexplicables du soleil levant »9, ou d’un peuple qui se libère des lois sur les passeports intérieurs.
Ils sont relativement peu nombreux, les Sud-Africains qui peuvent associer leur maison à leurs racines. A un moment de leur vie, la machine à bons souvenirs s’est grippée, des expériences traumatisantes sont survenues. Le développement de l’imagination, tant chez l’individu que dans la société, ne fut plus qu’une suite d’expériences interrompues. Rien de global n’a perduré ? Un court instant nous avons aperçu Nelson avec toi. Nos pensées et nos imaginations se sont illuminées.[…]
Pendant un moment on a senti qu’on nous restituait notre histoire. Pendant un instant j’ai vécu mon pays différemment. J’ai redécouvert l’espace, et du même coup vint un sentiment libérateur : le sens du possible. Il y a une sensation exaltante au fait de pouvoir s’arrêter à tout moment et admirer la beauté de mon pays, d’ajuster la vitesse de mon déplacement à mes besoins, de prendre mon temps pour franchir la moindre distance. L’Afrique du Sud, ma nouvelle demeure ! 10
Les histoires entremêlées des narratrices sont donc des mises-en-abîmes de celles des Sud-Africains qui doivent se reconstruire après les violences de l’Apartheid. Achille Mbembe rappelle le lien entre les violences sexuelles, les violences coloniales et les liens d’interdépendance qui sont créés : « Ainsi, la colonie devient-elle un lieu saturé par le sexe, dans lequel le pouvoir démesuré du colon attise un désir ardent qui confine à la perversion »11. C’est ce que nous évoque la voix puissante du personnage de Delisiwe Dulcie S’Khosana qui proclame son nom et sa dignité après avoir partagé la violence de son histoire.
Quand il se lève et s’en va, il laisse toujours derrière lui une personne qui a le sentiment d’être abandonnée qui aspire à une forme de légitimité, à des gestes d’affection, un semblant de reconnaissance, un soupçon de dignité afin de couronner une intimité, même violente ou contrainte. Ce départ est la malédiction ultime. Il signifie le rejet d’un objet prostré, utilisé. C’est à cet instant que le viol d’une passade se transforme en viol récurrent. Achevée, l’invasion physique devient une occupation prorogée, les effets du viol éteignent la vie d’une femme, condamnée à la revivre éternellement.
« Parfois ils font la queue, ces engins à baiser : un groupe d’hommes, parfois de gamins, lors d’une tournante. Des érections en fil indienne, des giclées de sperme l’un après l’autre.
Parfois cela tourne à l’horreur absolue, si les hommes décident de tuer leur victime. Leur méthode hurle à travers les grands titres : éviscérée, saignée à blanc, assassinat de sorcier (vagin et tétons découpés pour secréter des potions assurant à un homme l’attraction perpétuelle des femmes qui s’offriraient à lui après le viol pour oublier tous les viols).
« En temps de guerre, le pénis devient souvent une arme, parfois il ne suffit pas. Des soldats fourrent le canon d’un fusil dans le vagin de femmes terrifiées, nues et prostrées, et appuient sur la détente.
« Baiser, voilà ce que c’est. Une pratique sexuelle au jugé et violente, sans le fardeau des conséquences. Une copulation en dehors de toute contrainte sociale.12
On peut regretter le ton explicatif qui accompagne la prise de parole à thèse. L’idée dépasse-t-elle parfois le style ? Sans doute. Et pourtant elles crient ces voix. Elles se retrouvent et se parlent et se réécrivent. Celles qui étaient narrées à la troisième personne ou n’avaient même pas de nom, se construisent une identité, « aspirant à émerger comme des êtres à part entière ». Alors on se laisse prendre au « jeu » de l’Ibandla labafezi. Parce qu’il y a des cris qu’il est urgent d’entendre.
1Njabulo Ndebele, Le Lamento de Winnie Mandela, Ayebia Clarke Publishing, 2013 ; Actes Sud, 2019 pour la traduction française par Georges Lory, P°154.
2Ibid, P°84.
3Voir à ce sujet et sur la question de la présence paradoxale du mythe occidental de Penelope dans ce roman, Antjie Krog, What the Hell Is Penelope Doing in Winnie’s Story? English in Africa, Vol. 36, No. 1, Reflections on the Writings of Njabulo S. Ndebele (May, 2009), pp. 55-60 (6 pages).
« Les femmes « dans ce livre sont liées étroitement entre elles du fait de leur volonté d’être en paix avec elles-mêmes et leur vie. La dédicace décrit Sarah Baartman dans des termes exactement identiques à ceux qui auraient pu permettre de décrire Winnie qui est aussi considérée comme quelqu’un qui fut « victime d’affreux regards européens, profanée après sa mort et reposant finalement dans son pays. ». En d’autres termes, puisque nous sommes tous interconnectés, aucun d’entre nous ne peut se définir soi-même « sans » Winnie ou Sarah Baartman ou Penelope. Et pour être pleinement nous-mêmes, nous devons accepter les autres comme autant de parts de nous-mêmes »
4Le Lamento de Winnie Mandela, op. cit., P°88.
5 Antjie Krog, What the Hell Is Penelope Doing in Winnie’s Story ?, op.cit., P°58 : « Ndebele suggests that, like Moshoeschoe and Mandela, one should choose an unexpected outcome « which initially may look strikingly improbable ». It is in its unexpectedness, « in the apparent improbability of the unlikely outcome that its power lies. The improbable scenario is soon found to evolve its own complex solutions » (« Leaderships Challenges », 237). »
6Au sujet des actes de cette commission voir les propos du traducteur du roman Georges Lory : La Commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud, Affaires sensibles, France Inter, janvier 2019.
7Le Lamento de Winnie Mandela, op. cit., P°43.
8Ibid, P°131.
9Ibid, P°199.
10Ibid, P°113.
11 Achille Mbembe, Si l’autre n’est qu’un sexe, in Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boetsh, Dominic Thomas, éditions la découverte, 2019.
« La colonisation constitue, de ce point de vue, un grand moment d’intrusion et de clivage, de prise sur le vivant. Si cette prise est susceptible d’ouvrir la voie à la perte, ce n’est cependant pas tout et ce n’est pas que cela. Elle est aussi l’occasion de broder des mythes, de fomenter des contes, d’inscrire de nouveaux signifiants sur les corps et d’entremêler des images dont on espère qu’elles ouvriront la fenêtre sur l’Autre par-delà l’écran qui le cache. Du coup, pour atteindre le corps et en faire le point d’appui des fixations libidinales, il faudra le déshabiller. Il faudra aller directement à la dénudation, affronter le nu, ce sans quoi il n’y a nulle présence, il n’y a que manque. »
12Le Lamento de Winnie Mandela, op. cit., P°75.