Un pays, des regrets, et un appétit monstre pour saluer Haydar al-Fîhân (Haider Alfihan)

Par Nassuf DJAILANI

Haydar al-Fîhân. DR

Les rues de Sète ce jour-là étaient baignées de soleil. Un homme seul parmi les vivants. Sous une casquette d’un blanc éclatant, un visage souriant qui répond au Salam d’un bonjour chaleureux, avec cette main offerte qui retourne à la poitrine côté gauche comme pour y déposer la beauté du jour. Et les visages des protagonistes de s’illuminer comme une fleur qui se déploie.

L’homme vêtu d’une chemise blanche est un homme heureux. Heureux d’être vivant parmi ses semblables. Il déambule, nez au vent, goûtant à tout ce présent de quiétude et de fièvre pour une chose : le goût des mots.

Quelle saveur peuvent bien avoir les mots en ce jour d’été dans cette capitale internationale de la poésie ? Un goût de fruits rouges, assurément. Un goût d’agrumes que la marchande dans la rue principale propose à ses passants, avançant apaisés dans cette rue de la paix de l’âme surplombée de pancartes qui célèbrent des mots à la saveur de coin de ciel, au goût de liberté.

Les visages se croisent et se sourient. Les couples main dans la main se frôlent, se serrent, se bousculent à d’autres en s’offrant des pardons pleins de bienveillance.

L’homme habillé de blanc, derrière des lunettes noires, porte un nom, un prénom arabes (Haydar al-Fîhân) qu’il confie en prenant le soin de bien articuler en français : Haider Alfihan. Il a le souci de l’Autre qui lui sourit. Il vient de très loin, d’un grand pays qui déflagre depuis plus de vingt ans. Et il semble afficher une mélancolie à peine dissimulée dans ces rues grouillantes de mots de fraternité.

Haydar fait partie des 80 invités de « Voix vives de méditerranée en méditerranée » pour une semaine. Une paix qui a le goût de quiétude et d’inquiétudes.

A ce rendez-vous, le poète est venu avec Regrets, Nadamû en arabe, titre de son dernier recueil de poésie, traduit de l’arabe vers le français par Antoine Jokey aux éditions Al Manar, partenaire du festival.

Un recueil bilingue qui s’ouvre avec ce titre qui campe d’emblée le décor : « Explosion assourdie ».

                                   Ceux qui ont fait halte ici

                                   Il y a quelques instants

                                   Le spectacle de la mort amoncelée

Ne les as pas embarrassés

Ils ont repris la route

Repris leurs conversations

Là où ils les avaient laissées

Etanche leur soif de boissons non alcoolisées

Alors que les victimes

Les pointaient du doigt (p.9)

On saute à pieds joints dans un décor qui contraste avec ce présent d’apparence si paisible et d’un coup on comprend toute l’inquiétude que le visage du poète laisse entrevoir.

                                   Qu’il est beau d’être seul

En compagnie de quelqu’un (p.17)

Reprend encore le poète, né à Babylone en Irak en 1966. Avec « Dominos », le poète nous donne à ressentir le goût de l’absence, le silence des souvenirs déchirants, la rumeur du monde et la texture des mots qui empêchent l’esprit de sombrer, de déprimer  :

                                   Quelqu’un viendra

Et nous donnera des nouvelles des pays proches et lointains

Du monde qui se soucie de nous

Il nous informera que certains partis politiques ont perdu

Et que d’autres sont arrivés au pouvoir

Qu’une personnalité importante est décédée

Qu’une explosion a tué beaucoup de monde

Et qu’un poète prie encore. (p.19)

Poète lucide et épris de liberté, Haydar al-Fîhân évoque les haines, la corruption, les dérives religieuses qui déchirent ce pays à genoux et il esquisse un rêve lové dans l’écrin de son poème :

                                   Il me faut un petit pays

                                   Aussi petit qu’un arbre

                                   Que les minarets ne pilonnent pas au quotidien (p.23)

Le poème « Regrets » (p.27) est une incantation lancinante et douloureuse d’une litanie de regrets, de remords qui mordent jusqu’au sang les pays défaits. Il raconte la douleur, celle de guerres absurdes, celle provoquée par la deuxième guerre du golfe, regrette le poète :

                                   (…) que les livres de la ville aient fini dans le Tigre

                                   que ce fleuve ait accueilli les cadavres

                                   (…) qu’on ait frappé les juifs dans les souks avant leur fuite en Israël…

A quoi sert le poète au fond ? A cette question, Tahar Ben Jelloun répond en écrivant que « le poète est celui qui risque les mots. »[1] Il ajoute, et la remarque rend bien compte de la situation de Hayadar al-Fîhân : « Entre le silence meurtri et le balbutiement désespéré, la poésie s’entête à dire. Le poète crie ou murmure ; il sait que se taire pourrait ressembler à un délit, un crime. »

Avec son recueil de poème Regrets, Hayadar al-Fîhân tente de « se soulever [et soulever] sa poésie, une parole urgente pour redonner une dignité à l’être piétiné ».

De ces Regrets, on ne peut que saluer la traduction réussie d’Antoine Jokey qui nous donne l’occasion de découvrir et de connaître les problématiques soulevées par la littérature arabophone.


[1] Tahar Ben Jelloun et Kadhim Jihad, La remontée des cendres, texte bilingue, éd. Seuil, Paris, 1991.

Publicité

vos observations et commentaires nous intéressent

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s