PAR NASSUF DJAILANI
Pourquoi évoquer ici : La vie invisible d’Euridice Gusmao, ce film brésilien de Karim Aïnouz ? D’abord parce qu’il est beau, bouleversant, mais surtout parce qu’il évoque une histoire de vie qui ressemble à s’y méprendre à celle qu’aurait pu vivre des jeunes femmes et de jeunes hommes nés sous nos latitudes. Une histoire universelle.
Ce film est un récit déchirant. Un récit tragique. Ce sont des destins de femmes qui se déploient en droites parallèles. Nous sommes dans les années 50. Deux personnages clés sont à l’œuvre. Elles s’appellent Guida et Euridice. Le film s’ouvre sur une jungle qui semble inamicale, menaçante comme un horizon bouché pour le personnage d’Euridice. La petite sœur de Guida remonte de la plage où elles s’étaient isolées avec sa sœur pour admirer l’horizon, et sans doute rêver. Elles sont adolescentes quand elles se retrouvent sur ce front de mer. Guida a 20 ans et sa petite sœur 18. Elles sont pleines de rêves, pleines de doutes, lassées du patriarcat.
Elles rient de gaieté de coeur, sans connaître l’avenir. Elles l’entrevoient, l’imaginent sans trop savoir. C’est comme si elles se savaient condamnées, sans qu’elles n’y puissent rien, si elles en croient la vie diminuée de leur mère qui vit, dira l’une d’elle, à « l’ombre de (leur) père ».
Guida confie à sa sœur être amoureuse de Yorgoz, un marin grec qui promet de l’emmener avec lui. Il y a d’abord cette scène devant la maison familiale quand l’amoureux vient la chercher avant de l’enlacer longuement dans une nuit rouge. On les voit dansant jusqu’au vertige dans des couleurs chaudes dans une boîte de nuit. On constate que l’usage du ralenti est très réussi dans le film. Comme si la vie s’était arrêtée et qu’elle se résumait à leur idylle. Elle décide de fuir avec lui, pour échapper au père. C’est par une lettre laissée à sa sœur et qui est adressée au père qu’elle lui exprime son choix. Mais, elles ont un père très à cheval sur les principes et qui va sacrifier sa fille aînée pour la convenance. Il a des mots très durs à son endroit. Pour lui elle est morte le jour où elle a décidé de fuir.
Le père va ainsi tout faire pour que Euridice devienne une fille modèle, différente de sa grande sœur Guida. Il va la marier à Antenor Campelo (interprété par le comédien et humoriste Gregorio Duvivier), un homme qu’elle n’aime pas, mais avec qui elle aura une première fille. Euridice a une passion, c’est la musique, le piano. Elle rêve d’aller à Vienne en Autriche pour apprendre sa passion, contre l’avis de son père, qui trouve chez Anténor un allié de taille. A eux deux, ils vont freiner des quatre fers pour qu’elle demeure au Brésil et qu’elle renonce à sa passion, au nom de la famille. Ce mari est une brute épaisse, il la viole, sans se préoccuper de son plaisir, elle semble avoir renoncé à se défendre, tant qu’elle peut continuer à jouer du piano. Ils vont pousser la cruauté jusqu’à la culpabiliser le jour où elle est au concours pour être sélectionnée pour l’école de Vienne. Une scène hallucinante devant les enfants d’Euridice pour la faire craquer. Courageuse elle ne cède pas.
Entre temps, Guida revient au Brésil brisée par un chagrin d’amour, son marin grec l’ayant éconduit. Elle revient enceinte auprès de ses parents. Mais surprise, le père bouillonne encore comme une soupe mal éteinte. Il est sans pitié avec sa fille qui est enceinte. Les mots fusent. « C’est quoi ce « bâtard » fulminera-t-il à l’endroit de sa fille aînée qui n’en revient pas. Elle le supplie de lui permettre de rester, mais il a ce geste surréaliste d’une main qui extrait de la poche de son pantalon quelques billets de banque qu’il glisse dans la poitrine entrebâillée de sa fille en lui demandant de s’en aller. Quand la mère, dans un accès de rage s’interpose et tente de retenir son enfant de partir, le père assène le coup de massue : Si tu franchis le portail de sortie, tu ne reviens pas ! Docile, résignée peut-être, la mère ne fera pas un pas de plus, en retenant ses larmes invisibles.
L’homme retourne exploser sa colère contre une dorade qu’il était en train d’écailler dans la cour quand il en avait été interrompu.
C’est une vie d’errance qui va commencer pour Guida dans une Rio sans pitié. Elle décide de prendre possession de son corps. C’est une femme forte, qui est d’une grande lucidité. Elle se donne aux hommes en leur faisant croire qu’il y a du désir, elle se joue d’eux pour parvenir à ses fins, pour retrouver le pouvoir sur son corps, pour ne pas être broyée par l’insensibilité, le machisme des hommes, jusqu’à une rencontre qui va changer sa vie. Elle s’appelle Filomena. Une brésilienne noire, une femme forte, pleine d’esprit qui va prendre soin d’elle. Jusqu’à cette scène finale où le destin va la frapper, et au cours de laquelle Guida va s’avérer pleine d’humanité pour celle qui aura toujours veillé sur elle. Chaque personnage est dense, complexe, profondément humain dans ce très beau film de Karim Aïnouz. Le jury du festival de Cannes ne s’est d’ailleurs pas trompé en attribuant le Prix Un certain regard à ce film de 2h20 qui sort en salle ce 11 décembre.
Il faut néanmoins signaler que certaines scènes du film, notamment celle de la nuit de noce, au cours de laquelle son mari Antenor la viole, peuvent choquer. C’est la première fois qu’Euridice voit un homme nu. Scène assez violente, qui fait que le film est interdit aux moins de 15 ans.
La vie invisible d’Euridice Gusmao est un film déchirant nous l’avons dit, car les deux sœurs vont vivre à Rio sans jamais se rencontrer. Guida pensera toujours que sa sœur est à Vienne en train de vivre son rêve de pianiste en Europe. Et qu’elle est heureuse, car pour elle, Euridice a enfin pu échapper aux crocs du père dictateur. Elle n’aura d’ailleurs de cesse de lui écrire des lettres bouleversantes qui ne lui parviendront jamais. Ce sont des lettres qu’elle enverra chez ses parents pour qu’ils les lui remettent, les lui fassent parvenir. Mais ces lettres seront conservées dans une boîte secrète conservée par le mari d’Euridice, complice du père pour la couper complètement de sa sœur « dépravée ».
Un jour, des fleurs sont entreposées sur la tombe du caveau familial. Un détective engagé par Euridice affirme que Guida est morte, et qu’elle était… à Rio durant toutes ces années. Explosion de Euridice qui marque un point de bascule dans le film. Et cette gifle qu’elle assène à son père dans le cimetière, derrière le caveau familial est un début de libération pour elle. Elle est sublime de beauté quand elle se met en colère. Elle envoie se faire paître tous ces hommes qui l’ont menti durant toutes ces années. Sauf que la vérité est beaucoup trop cruelle. Et d’ailleurs elle ne le saura jamais que sa sœur n’est peut-être pas morte.
La fin du film est encore plus bouleversante, quand vieille dame, Euridice tombe sur la boîte renfermant les lettres de sa sœur, Guida. Ce sont ses grands enfants qui les trouve. On rit, on s’exaspère, on se met en colère, on pleure. On fulmine après le visionnage de La vie d’Euridice Gusmao. Un film qui ne laisse pas indifférent quand on sait entre quelles mains le pays se trouve empêtré aujourd’hui. La vie invisible ne doit pas le rester trop longtemps, ce film est à voir de toute urgence. Il raconte entre autre comment le patriarcat continue d’être une plaie purulente dans le cœur ouvert des femmes d’hier et d’aujourd’hui. C’est un film tiré d’un très beau roman de Martha Batalha, écrivain brésilienne, auteure des Mille talents d’Euridice Gusmao.
La vie invisible d’Euridice Gusmao a reçu le prix Un certain regard à Cannes.
Pour aller plus loin : à voir et réécouter
cette émission de France Culture à propos de La vie invisible d’Euridice Gusmao
A PROPOS DE MARTHA BATALHA
LES MILLE TALENTS D’ERUDICE GUSMAO, éditions Denoël, Paris, 2016.
Elle est née au Brésil en 1973, elle est diplômée en littérature et journalisme, elle fonde sa propre maison d’édition avant de partir pour les États-Unis où elle travaillera quelques années en tant qu’éditrice. Elle vit actuellement en Californie et consacre désormais tout son temps à l’écriture. Les Mille Talents d’Eurídice Gusmão, son premier roman, a été adapté au cinéma en 2019 et a reçu le prix Un Certain Regard au Festival de Cannes.
« Les vies d’Euridice et de Guida s’inspirent des vies de mes grand-mères, et des vôtres« , signale l’auteure en introduction de son roman. Le réalisateur Karim Aïnouz prend quelques libertés avec le roman Les Mille talents d’Euridice Gusmao de Martha Batalha. L’histoire d’amour avec Yorgoz par exemple est une invention du réalisateur. Dans le roman, elle est en amour avec Don Marcelo qui la largue alors qu’elle est enceinte d’un petit Chico. Le portrait de Guida est beaucoup plus complexe et plus riche dans le roman, que dans le film. Le réalisateur s’est adonné à un jeu d’équilibriste entre la vie d’Euridice et Guida. Sa passion pour la cuisine par exemple est complètement gommée du film. Il y a toute une galerie de personnages qui n’ont pas été repris dans le film. Mais ces libertés ne trahissent en rien ce si beau premier roman signé Martha Batalha.