Les éditions Komedit viennent de rééditer en poche le recueil Une saison aux Comores, de Nassuf Djailani. Les rééditions ont cette vertu de faire se rencontrer le texte avec des lecteurs nouveaux qui parfois font la confidence de leur lecture.
PAR MAGALI DUSSILLOS

Entrer dans le recueil de Nassuf Djailani est un acte jubilatoire. Dès la première nouvelle, un enfant espiègle tire le rideau et nous entraîne dans sa course à travers sa chère île. L’on s’imagine alors suivre l’auteur se délectant d’arpenter les chemins et de croquer les espaces de son archipel, comme l’écolier croque un fruit longtemps attendu après la journée d’école.
Une heure que nous marchions sur le bitume dont Bouygues avait revêtu la terre battue quelques semaines avant. On les avait vu faire lorsque nous nous amusions dans la cour de récré, tout là-haut au volant de leurs tracteurs jaunes à benne rose. On accourait pour voir si l’on pouvait monter dedans. C’était géant, vu de là-haut. Les chauffeurs étaient des merina de l’île rouge. On les distinguait à leurs cheveux lisses et à leur dialecte […] Après une bonne heure de marche, les cris d’oiseaux et des makis qui sautillaient des branchages de manguiers signalaient notre arrivée. On se précipitait tous azimuts vers les bananiers penchés sous le poids du régime de bananes mûres. On ne savait plus où donner de la tête. A peine après avoir croqué dans la pulpe martiniquaise que maman en avait abattu un autre là-bas derrière. On piquait un sprint pour satisfaire notre gourmandise. Maman découpait délicatement les fruits des bananes tigrées, avant de les disposer dans un large panier de feuilles tressées de cocotier.
On s’affalait sur les feuilles mortes des bananiers le temps qu’une douleur au ventre passe. Quand ça ne passait pas, on allait déféquer dans les bois à l’air frais. On se mettait à l’aise comme un prince, avant d’attraper des feuillages pour s’essuyer le derrière.
Cela crisse, craque, mord dans la chair. Foin des conventions. Les odeurs sont chaudes, suaves, lourdes. Les estomacs ventriloquent, de peur, de gourmandise. La terre, les fruits, le labeur. Au cours de ces expéditions, le lecteur achoppe avec plaisir sur les mots malgaches ou shimaori qui laissent deviner ce goût jubilatoire pour la langue propre à ceux qui ont la richesse d’en posséder plusieurs. Le lecteur essayera même de débusquer la façon dont ces langues plient parfois le français. Comme dans ces passages dans lesquels l’image nimbée de son aura de significations l’emporte sur le verbe et la chronologie.
Des gazouillis d’oiseaux au-dessus de nos têtes, des croassements de corbeaux au loin festoyant d’un rat ravagé devant nos yeux ébahis, des makis s’agitant sur les branches du manguier, bulbes de mangues blettes dans leurs pattes avant.

Attention, ne nous y trompons pas. Ce jardin n’est pas un naïf paradis. Car elle est là la vie, la belle, l’humaine, la dure. Comme cette épine qui se fiche dans le pied de l’enfant. La douleur est là qui tranche vive dans les beautés de l’île et de sa population. Les vérités terribles se saisissent du lecteur au détour d’une nouvelle, puis d’une autre, jusqu’au dénouement tragique. Derrière le rideau ou par la porte entrebâillée peuvent se glisser les mauvais esprits dit-on. Mais non, il y a pire encore et le lecteur découvre que partout peut surgir l’exclusion, l’inceste, les corruptions, les violences de l’Histoire. Si l’auteur semble donc assumer l’influence qu’a pu avoir un certain réalisme lorsqu’il évoque le miroir de Stendhal, c’est avec la même ironie que ce dernier : il le fait dans le sens où son regard, son biais, son engagement sont assumés.
Bribes de choses vues, vécues dans le plus profond de la chair. Voir, se voir. Pour mieux se remettre en question afin d’avoir la force de regarder demain. Ce recueil renvoie les reflets du miroir promené dans l’intérieur de ce huis clos de 374 km qu’est ma terre, mon village, mon univers, mon contexte.
C’est bien de reflets, de fragments de miroir dont il est question car Nassuf Djailani s’inscrit dans la tradition océano-indienne de l’écriture fragmentaire. Si ce texte est une biographie, c’est donc celle de la littérature comorienne elle-même. Le paysage que nous parcourons est un paysage littéraire et le lecteur averti ou curieux saura retrouver dans ce bouquet de récits certains des éléments fondateurs de cette littérature bourgeonnante : l’oralité du conte ou du récit sacré, le fragment, la satire. La première nouvelle au titre annonciateur, Le Réquisitoire, n’est pas la vie de l’auteur, c’est un conte à l’oralité marquée par un refrain lancinant. Elle se fait l’écho des récits des conteurs ayant contribué à la richesse culturelle d’une île pleine de voix qu’on laisse enfin s’exprimer.
Grand-mère était assise, flasque, avachie sur son coussin, sa canne reposant sur ses genoux, là, à même le sol. […] A la chute du jour, dans les entrailles de l’océan, des formes bizarres se matérialisaient sous nos yeux alertes.Un croissant de lune faisait office d’éclairage public dans un ciel dégagé. Une lampe à pétrole était posée sur un tronc d’arbre à portée de main de Daadi. Elle avait réduit la mèche pour baisser son niveau d’éclairage.
– Kakanoru … Nous disait-elle d’une voix basse au clair de lune dans la vaste étendue de sa cour enclose de bois d’avocat marron tapissé de feuilles sèches de palmier.
Le lecteur est comme l’enfant qui craint le Kakanoru : il jubile de sentir la peur arriver même s’il sait que dans ce premier récit, elle est factice. Il sait bien que cette histoire dit quelque chose du monde, des malheurs et des douleurs à venir. Tsiku tsy tsiku*. Tenons-le nous pour dit. Au fil des nouvelles émerge ainsi peu à peu la violence tapie au cœur de la société à laquelle répond l’œil critique et acerbe de la satire. Bouffonnerie de l’acte électoral vidé de son sens dans le récit Gueule de bois. Férocité sidérante de la foule qui moutonne dans Retour en pays fou.
Il revenait de France, finies les études, docteur ès lettres. Il rentrait en pays sien, son île diamantine, comme il aimait à l’appeler. Mais c’en était trop pour la classe bourgeoise locale .Il venait ternir l’image de ceux qui sont établis : chef de village, maire de pacotille, notables, des rancuniers de la pire espèce qui faisaient rejaillir tout leur venin et leurs frustrations enfouies au fond de leurs tripes, nœuds d’algues nauséabonds qui d’un jet précipité se déversaient sur leurs proies, frères de sang, pourris de haine. Flèches jalouses qui s’échappaient de l’arc tendu pulvérisant la peau de tous ceux qui se dressaient en travers de leur chemin.Sa qualité de docteur ès lettres , même si personne n’avait idée de ce que cela voulait dire, faisait trembler toute la pseudo bourgeoisie insulaire. Un docteur n’était-il pas blanc jusqu’à sa blouse blanche qui faisait de lui un savant ? Le savant était blanc. C’était la vaste insulte faite à l’orgueil séculaire des notable, l’écume puant aux lèvres gercées.
Dans une Saison aux Comores, la passion pour les beautés de l’île est palpable et indissociable de l’envie de dénoncer les fléaux qui la gangrènent. Pour montrer les écueils sans complaisance d’une société qu’on exhorte à réagir. Pas de démonstration, pas de discours ici. La fiction parle d’elle-même. De la voix d’un enfant parcourant joyeusement son île à celle d’un autre renvoyé par les violences de l’Histoire de l’autre côté de l’archipel et pleurant la tendresse d’une mère perdue. L’engagement de l’auteur est là, dans l’amour et la dignité qu’il rend à cette population par l’acte même de la bousculer et de la mettre face à ses écueils.
Nassuf Djailani a dû être saisi par le trumba** lorsqu’il a composé ce recueil. En effet, par quel miracle ces feuilles et fleurs tiennent-elles entre elles ? Voilà tout le mystère. Mais le fil est là. C’est bien la voix de l’île qui s’incarne, chaque fois différente, dans celle, enfin entendue, de chaque personnage.
* Tsiku tsy tsiku : On croirait le vent mais ce n’est pas le vent. Formule traditionnelle des contes mahorais pour désigner les signes annonciateurs de l’arrivée de l’ogre.
**Trumba : Esprits ou djins, originaire de Madagascar. Au sens strict, esprits des anciens rois sakalava. Note de l’auteur.