Par HALIMA GRIMAL

Ce qui frappe, c’est la façon d’entrer en scène. Cette représentation, nous l’attendions, impatients, avec une certaine fébrilité ; on allait à la rencontre d’un moment parlant, capital : il serait question du maloya. « Maloya ». Un beau titre pour un superbe spectacle.
Et ce qui est beau, également, c’est cette façon d’arriver vers nous, les spectateurs, lentement, on pourrait dire magistralement. Une démarche où chaque pas annonce une présence dense et prépare à un propos qui ne l’est pas moins. Pas un regard pour la salle. Concentration totale. Et de placer à même les planches, trois de ces cartons bristol sur lesquels on écrit les noms des invités, pour un dîner chic, pour une table ronde, pour rassembler des personnalités dont on ne veut surtout pas écorcher ni oublier le patronyme. Ici, trois prénoms : Sergio, Saël, Pascale. Le geste est précis, répondant à une attention pleine de respect. Encore un temps, un report, et la voix porte les mots de l’intime.
On a su que tout s’était joué dans ces quelques secondes de silence intense. Sergio Grondin a pris possession de la scène et de la salle. Il y a là quelque chose de magique. Puis la voix de ce grand comédien s’élève. Et nous ne relâcherons pas notre fascination curieuse. Force, séduction, puissance : nous sommes face à une sorte de leader linguistique qui se refuse à ce rôle réducteur, disons un « maître de la parole », pour rappeler le grand Hampaté Bâ. Une force qui va sa parolie.

Tout est parti d’un événement privé : souhaiter la bienvenue en ce monde au fils qui vient de naître, et formuler ces mots d’accueil en français. Contourner le créole, la langue maternelle ; se surprendre à s’exprimer selon des mots qui ne relèvent pas de la transmission insulaire, mais de l’éducation scolaire, de la pratique d’un bilinguisme où le français s’invite selon une communication culturelle, politique, historique ; se pose donc la question du rapport de chacun à la Créolité : problème de l’identité qui débouche sur la volonté d’interroger un des fondements de la culture réunionnaise, le « maloya ». S’ensuit une enquête, une quête de sens à travers l’île : Sergio Grondin est parti à la recherche des mots des autres. S’ensuit un « road trip » documentaire ponctué d’enregistrements d’entretiens.
En fond de scène, la projection de mots, blancs sur une sorte de toile noire (décodage de termes complexes, traduction de « kréol » en français ), souligne les temps forts de ce qui n’est pas une pièce de théâtre, pas du tout une conférence ; une démarche intellectuelle et humaine se dessine dans les mots, dans cette voix incarnée et nous restons rivés au propos magnifique de ce comédien puissamment enraciné : l’argument est complexe ; mais, en l’initiant par une question, « c’est quoi, pour toi, le maloya ? », tout s’enchaîne en termes de possibilités, de regards, de points de vue. Sergio Grondin donne la parole à ceux dont l’inquiétude est porteuse d’éclaircissement. Et ainsi va-t-on rencontrer Bernard, Stéphane, Boné, Véronique, un natif d’Avignon : autant d’êtres de chair (res)suscités sur la scène. Et c’est extraordinairement vivant ; comme actualisé, en direct, le dialogue s’instaure sous nos yeux. Ceux qui auraient pu devenir les personnages d’un « spectacle sur » demeurent des personnes « en train de ».
La tonalité dès lors se révèle extrêmement variée : confidence de Sergio Grondin en fil rouge de cette recherche, de cette aventure du terme juste ; analyses personnelles sur lesquelles il est important de revenir : les mots des autres repris, transmis, offerts. La route est longue : retour sur l’étymologie, datation pour cerner l’Histoire, évocation d’un souvenir professionnel, fable du « ti papang » dont l’œuf a été déposé dans le nid d’une poule et autres textes imagés qui font de la parabole un parfait explicite. « Véli » : le texte de Danyèl Waro est chanté, puis dit avec le talent de la scansion rythmique qui participe à l’élan poétique, et enfin, décrypté. On rend hommage aux travailleurs des champs de cannes, rongés de sueur et de labeur acharné, fourbus, épuisés et nobles dans cet épuisement même. Tout un florilège de voix et de propos sincères s’adresse à Sergio Grondin qui devient oriflamme vibrant des parolies tressées pour créer du sens selon un parcours logique, limpide, solaire.
Sergio Grondin est porté sur scène par les lumières efficaces et belles d’Alain Cadivel. La musique électronique de Kwalud nous entraîne dans de martelantes nappes sonores aux beats synthétiques. Et ce « théâtre-récit » est transcendé par la mise en scène de David Gauchard : au commencement, on apercevait au fond, en diagonale, une table de régie ; des objets étaient regroupés à sa base, comme un bloc, un magma dont l’effervescence va se déployer sur la scène ; puis les parallélépipèdes de bois clair deviennent des sièges ; les bambous tronqués se transforment en fourneaux d’usines sucrières, élans vers le ciel, embrasements, espoirs, armes brandies ; tout autour, le sable déversé de la béance d’un seau dessine les contours de l’île. La pièce est le théâtre d’un bouquet de rencontres fortement caractérisées. La pièce est un hommage à toutes les « figures » de l’île ; mais elle s’appuie aussi sur des citations-socles : Dany Laferrière appose ses mots. Edouard Glissant vient nous rappeler son rapport au « chaos-monde » et propose en exergue et en point final le concept de « mondialité » (par opposition à la « mondialisation » nivellatrice) : notre île, notre cadre de vie, notre actualité, tout cela fait état d’une mise en présence de multiples cultures vécues dans le respect du divers.
Mais le retour aux sources du mot « maloya » et, par conséquent, du « kréol », suit un chemin difficultueux : l’étymologie nous renvoie à une langue africaine qui définit ainsi « la honte » ; en malgache, on « vomit sa peine » ; le maloya est un chant dansé en boucle, « inn espès léxutoir » où l’on plaint les vicissitudes du quotidien. Emotion d’avoir à repenser que cette langue richement poétique a été vécue dans l’idée qu’il fallait en censurer l’aspect « sale » et dévalorisant : « mi vé pa kontamin aèl », explique une mère désolée du mutisme de sa fille handicapée, et qui souffre d’être la source, le vecteur et la victime d’un interdit suggéré (« moi ossi mi koné pa parlé »). Sergio Grondin évoque l’enjeu politique de la langue et l’impossible accord sur l’orthographe du « kréol » écrit. Au-delà de tout clivage « lé zoli, lé vilin », c’est d’abord et surtout la « langue du cœur ». Mais c’est encore, et non moins, une « lang sobat », « inn nafèr langazeman ». C’est complexe, rude, âpre.
Le propos déroule les duretés de l’Histoire, les cicatrices du temps : on en vient au concept de l’Authenticité, des souches et origines : on cherche, on se cherche, il est si ardu de se définir.
La boucle du périple intérieur est refermée, on revient à ce « ti baba » (« mon zanfan », « mon ti moun »). Musique, poème dit, poème chanté, séga esquissé, les types de textes sont autant de facettes du mot, autant d’étincelles de sens. Un « maloya » a capella. Des lumières en demi-teinte. L’artiste marche vers les coulisses. Il faut se résoudre à penser que la représentation, car c’est bien au théâtre que nous sommes, s’achève sur l’absence.
Généreux, auréolé d’un charisme immédiat, le comédien s’est prêté à un « bord de scène », puis à des rencontres improvisées avec des spectateurs, disponible, toujours aussi attentif et éminemment patient, accessible.
Que dire encore si ce n’est un immense MERCI à votre talent d’écrivain, à votre engagement plein d’humanité ? MERCI pour ce magnifique spectacle si précis, si dense qui a fait de nous des spectateurs tour à tour émus, souriants, interpellés, soudés et finalement tellement heureux d’avoir été là, ce jour-là, à la bonne place, face à un grand fait théâtral.
Vous êtes un magnifique ambassadeur ; vous nous emmenez en voyage dans les mots qui nous disent et qui soignent ; vous nous offrez la possibilité de grandir, de nous élever et d’aimer plus que jamais le Théâtre qui naît dans notre île.
*le titre a été rédigé par la rédaction
Ecriture et interprétation : Sergio GRONDIN.
Musique : KWALUD.
Mise en scène : David GAUCHARD.
Création Lumières : Alain CADIVEL
Représentation du Jeudi 31 0ctobre 2019, au C.C. LUCET LANGENIER.
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