Par HALIMA GRIMAL qui revient sur la dernière pièce de Vincent Fontano présentée à l’île de La Réunion en ce moment par la compagnie Kèr Béton.
L’histoire de la pièce :
« Un soir, tard dans une station-service, un homme et une femme se croisent, ils ne se connaissent pas. Ce regard échangé va entrer en résonance avec leurs vies : leurs vies de paumées, leurs vies de résolutions perdues, de compromis assassins.
»Loin des Hommes » est une pièce d’humeur, de mood. Pas d’enjeu, rien à défendre, pas d’argumentaire. Juste l’écriture de deux paumés qui pendant un moment vont s’interroger sur leurs choix, leurs vies et les chemins qu’ils ont pris.
Il faut être loin des hommes pour prendre le risque de libérer sa parole… Est-elle jamais libre un jour d’ailleurs… ? Je ne sais pas. Mais peut-être que parfois, dans des circonstances très particulières, les masques peuvent tomber. Peut-être que loin des hommes, la frontière entre l’animal et l’homme peut lentement se dissoudre, et que la vie peut prendre ou perdre tout son sens. … Cette pièce c’est deux êtres qui affrontent la nuit et son silence, qui prennent le risque de se faire face et surtout de se faire face à eux-mêmes. C’est le dessin cru de la pensée intime d’un homme, d’une femme et du monde qu’ils se sont construits. Ce projet est une mise en abîme à travers deux regards, plein d’humanité, et pourtant très très éloignés l’un de l’autre. »

Avant même d’aborder à la représentation, lorsque nous pénétrons dans la salle du théâtre, l’atmosphère est particulière, extrêmement sombre ; tout au moins l’éclairage est-il minimaliste, comme si on avait opéré une mise en condition psychologique, une sorte d’imprégnation psychique préalable à ce qui va suivre. Quelque chose de mortifère émane du lieu. La scène est ouverte sur un vide dérangeant, sorte d’antre plongé dans l’ombre ; une béance sur le vide qui en impose, qui intimide ; les spectateurs ne donnent pas à entendre le bruissement familier de l’attente avant tout spectacle.
« Loin des Hommes ». La pièce est de Vincent Fontano. Le titre reste énigmatique ; il suggère un éloignement vécu comme une urgence : c’est lapidaire ; et on pressent seulement une vision péjorative de l’Humain.
Brutalement, le fond de scène devient un écran ; y sont projetés des extraits saisis sur le vif de manifestations, des fragments de vidéastes amateurs, ces témoins anonymes des violences du monde. Une succession rapide d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre : des militants de la communauté homosexuelle brandissent des bannières arc-en-ciel ; ailleurs, mais c’est le même processus filmique, des jeunes Noirs surgis de ghettos sont prêts à en découdre avec les terribles lois de l’Apartheid ou du moins de la Ségrégation. Rien n’est perçu selon l’angle de la revendication ; des faits bruts, crus, ont été capturés : bastonnades orchestrées par les hommes chargés d’une prétendue sécurité, pluie de coups assénés dans l’hystérie collective ; les lynchages succèdent aux lynchages et tout semble s’accélérer dans un tourbillon d’images terrorisantes. Ne ressort que la bestialité irraisonnée des hommes qui ne méritent plus leur qualificatif d’humains.
Puis se fige une image de mur lézardé ; magnifique cliché en noir et blanc. Un mur montagne qui obstrue le vécu. Lequel devient un « huis-clos » sans issue ni rédemption : les personnages qui représentent tous des aspects de nous, tout en relevant d’une histoire spécifique fortement caractérisée, sont prisonniers, condamnés, et cela dès leur naissance. « LUI » porte la malédiction de ne pas être beau et d’être régi en fonction d’un physique relativement disgracieux, « moche », qui a déçu sa mère ; elle avait rêvé d’un magnifique garçon mais doit faire face à un enfant disqualifié ; et de se moquer avec amertume et cruauté de celui qui « a des mains d’assassin » ; elle aurait donc « failli » à sa fonction maternelle de mettre au monde de beaux bébés. Et elle rit. Et d’une voix prophétique, elle lui martèle : « les femmes ne t’aimeront pas ».
L’image du mur montre l’enfermement de « LUI » qui se tient tout au bord du plateau, pieds nus, pantalon sans forme, avec un marcel blanc qui lui couvre la poitrine ; un homme fort, de belle stature, qui se confie, ou plutôt en vient à se définir, nous prenant à parti, se justifiant sans chercher à travestir ce qu’il a vécu, comme s’il parlait par devoir d’honnêteté. Il ne triche pas, « je peux tabasser », « on me paie pour tabasser, pour endosser votre saloperie », sorte d’exécuteur des basses œuvres. Ce mur devient le symbole architectural de l’absence d’espoir, de l’inutilité de l’espoir, « votre sale espoir » comme le crie Antigone à la face de Créon dans la pièce éponyme d’Anouilh. Et la référence à ce personnage tragique, on la retrouve selon plusieurs données dans le déroulement de la pièce : « c’est ainsi que cela a été distribué », disait-elle ; ici, l’implacable critique de la mère qui a mal fait son « travail d’enfanter », voilà le « jeu » de cartes placé entre les mains de cet homme. Et quand il fait le choix de vivre enfin, il est acculé au pire.
L’image du mur réapparaît, non plus comme une structure lézardée (impacts des chocs de l’existence) mais comme réparé, crépi ; et c’est pire : la situation initiale, le rejet par la mère de son enfant, agit comme une malédiction. « LUI » porte l’anathème de n’avoir pas été conforme aux espérances de sa mère. Et d’avoir « fait avec », de s’en être arrangé.

Les images projetées renvoient à un indéniable esthétisme. Saluons ici le très beau travail de Stéphane Fauris. Des fragments de mur élaborent une sorte d’organisation sérielle, une œuvre morcelée, qui n’est pas sans évoquer les pièges et les manques de la mémoire. Une brume nuageuse rampe à ras de bitume, attraction vers le bas, sorte de « cercueil climatique » : il n’y a pas d’échappatoire possible, tout est joué et ce qui se joue maintenant vérifie et concentre tout ce qui a précédé, sorte de culmination, de point de non retour. Puis, des pigments rouges viennent s’effilocher dans l’espace circulaire d’une onde de choc dans l’eau, et l’on voit le ralenti de leur diffusion, grossissement d’un effet microscopique. Une vue sur une route la nuit, sorte de carrefour, avec un éclairage blafard de lampadaires, s’étend en perspective sans but : c’est désert, angoissant de vide ; un passage pour piétons établit une passerelle entre les lieux, mais d’où à où? Voilà que se dessine la métaphore de la rencontre entre les trois personnages qui font l’argument de cette pièce. C’est la rue non située où deux hommes se sont rencontrés, entraînés par leur désir naissant qu’il leur faut reconnaître et nommer ; ce macadam anonyme où « L’AUTRE », tabassé antérieurement par ce grand frère aux « mains d’assassin », délit de faciès, délit de trop « belle gueule », revient en uniforme de milicien, inquiétant dans ses godillots énormes, comme un bruit de bottes dans la nuit. Cette station-service où une femme inconnue voit les deux hommes s’embrasser, « une femme belle m’a regardé » et « je me suis cru beau » ; « Elle » que l’on retrouve dans le dernier mouvement de cette œuvre tripartite et qui, lorsque son tour vient de se dire et de se définir, affirme : « je pensais avoir envie de vomir ; or j’ai été jalouse ».
L’imagerie projetée sur l’écran, et qui dépasse l’idée que l’on peut se faire d’un décor, s’achève sur la vision, sans début ni fin, d’une mer ondoyante au gonflement de vagues régulières, cette « mer toujours recommencée » qui efface toute trace. Et qui répond à la phrase ultime de l’inconnue perdue au tréfonds d’elle-même, la mal vivante : « je n’ai plus envie de mentir ; juste de disparaître ».
Dans ce choix métaphorique d’images qui tiennent lieu de décor, Denis Mpunga a le rôle extrêmement difficile de nous plonger, de façon abrupte et frontale, au plus près des spectateurs, dans la brutalité de son personnage, un homme qui « tabasse » d’autres hommes ; il n’est pas de raison évoquée à ce « tabassage », juste un rôle à tenir, un emploi rémunéré ; et il en frappe beaucoup, de plus faibles qui ont « les poignets liés », des hommes fragiles, jeunes, son frère, peut-être, ou les possibles sosies de ce frère si beau ; il semble incarner une force virile et pourtant c’est un autre homme, visiblement rencontré dans ces zones de drague où l’on se retrouve dans la nuit des anonymes, qui lui révèle sa sensibilité, son désir vrai et son besoin d’aimer heureusement. Durant ce témoignage intime, on peut voir les images en surimpression du visage du comédien, un gros plan qui finit par se distordre et nous renvoyer à une défiguration cruelle, expérimentée en peinture par Francis Bacon.

Daniel Léocadie survient avec force, la voix puissante, portant l’uniforme que « LUI » doit réendosser. Il rappelle la règle, le devoir ; il est « l’AUTRE », l’Ordre. Le jeu d’acteurs s’inscrit alors dans le mouvement et le dialogue ; il est le Bruit et la Fureur, selon une tonalité très faulknérienne. Il prétend avoir survécu à un tabassage en règle ; il vient demander des comptes, le prix à payer pour la violence : « une balle, deux hommes ». « Les autres n’ont rien vu ; mais tu vas arranger ça ». Ce personnage met « LUI » au pied du mur ; il lui rappelle ses engagements : être viril, « tabasser », punir, protéger le reste de la société des « saloperies » qui souillent les mains et qu’il faut « cantonner à la nuit ». Impossible de fuir ou de se fuir. « Prends ta part : lui ou toi ». « L’AUTRE » incarne la force du destin : « quelqu’un doit mourir ». A ce moment se met en place un processus sacrificiel : vivre implique de tuer ou d’être tué, ou encore, de se tuer. Ce qui fera dire : « il y a du sang plein la nuit ». La Tragédie se développe et se déploie.

Véronique Sacri incarne la femme de la station-service qui a vu les hommes s’embrasser ; elle croise « l’AUTRE », autrement dit, le bras armé de la fatalité. A son tour d’exprimer son mal-être incrusté par un souvenir traumatique de son enfance. « ELLE » s’est voulue épouse anesthésiée et rassurée : elle en fait confidence, élégamment juchée sur de très hauts talons. Mais il suffit qu’elle les retire pour qu’un cri la déchire et la plie de douleur. Le Tragique se définit pleinement : les mères sont la voix prophétique, « l’oracle », qui infléchit inéluctablement la marche de l’existence. Faut-il ici parler d’un procès de la Mère qui inscrit par ses propos chacun de ses enfants dans une destinée à la fois arbitraire et nécessaire ? Dans un « monde de brutes » où il a fallu « faire avec », chacun se retrouve à la croisée du chemin et le dilemme, tuer ou être tué, mourir sa vie ou vivre sa mort, se pose dans une explosion mortifère.
Le Texte est magnifique, porté par des comédiens de très grand talent. La tragédie se fait poésie : « comme si un soleil me montrait tout le vide de mon ventre ». Mais les mots diffusent aussi une authentique quotidienneté avec des jurons, une kyrielle de « putain » et de « bordel ». Le Vrai et le Beau se tressent en une écriture puissante.
Le masque porté comme en ombre chinoise par le danseur de hip-hop B.Boy Joyeux, apporte une note urbaine ; ses mouvements tout en rotation évoquent le grand Cirque du Monde et, pour emprunter à Cocteau, la « Machine Infernale » dont les rouages nous strangulent. Masque de renard et puis de buffle : ils sont l’œuvre subtile d’Aurélia Moynot ; et ils deviennent la métaphore de notre rouerie (goupil) comme de notre violence ; un comédien masqué par une tête de taureau, n’est pas sans évoquer le Minotaure dans le Labyrinthe de l’existence ; le Tragique mythologique semble doubler les mots de cette pièce infiniment moderne mais qui en appelle à une belle culture porteuse de riches références dont nous ne faisons certainement pas le tour.
Jako Marron propose une illustration musicale très recherchée, diverse, et qui s’enlace aux mots : musique classique ou jazz ; puis musique concrète, comme le bruit d’une machinerie en mouvement ; ou encore le rythme du temps qui s’écoule et se renforce entêtant et obsédant ; l’écho de la voix de Véronique Sacri dont les mots se fondent et se confondent aux sonorités expressives ; citons aussi des violons effrénés ; et pareillement, un grondement assourdissant qui blesse les tympans.
Tout est extrêmement précis et audacieux : les lumières rasantes, le clair-obscur, la progression de l’éclairage, puis son altération ; la nuit enveloppe les comédiens dont les placements, par le mouvement ou la presque immobilité, forment une sorte de chorégraphie hiératique. Un noir profond les cerne et, tout à coup, un rai lumineux qui vient faire sens, étincellement dans les ténèbres d’un vécu de compromission ; on pense aux tableaux du Caravage : un surgissement hors de l’obscurité des arrangements lâches, un moment suspendu et, ensuite, l’instant du choix, du renoncement.
Quelle belle représentation ! Les mots manquent un peu pour dire le choc émotionnel et esthétique des spectateurs face à ce grand moment de Théâtre. Ce soir-là, nous avons été saisis, enthousiasmés, par la puissance de cette pièce rare et par le talent de grands comédiens. Ce soir-là, ce fut une représentation événement qui a galvanisé le public, concentré, silencieux, comme happé par un déploiement scénique qui le dépasse. Saint-Pierre peut s’enorgueillir de l’avoir vu se dérouler en ses murs.
Un immense MERCI qui tente de dire toute notre admiration. Vous avivez notre soif de théâtre ; vous nous mettez en attente de vous.
*Le titre, remaniée par la rédaction, le titre initial étant La tribune des tréteaux.
« LOIN DES HOMMES » de Vincent FONTANO.
Compagnie « Kèr Béton ».
Avec Véronique SACRI, Daniel LEOCADIE, Denis MPUNGA et B.BOY JOYEUX.
Masques d’Aurélia MOYNOT.
Ambiance sonore de Jako MARRON.
Création vidéo : Stéphane FAURIS
Représentation du samedi 20 octobre 2019.
Centre Culturel LUCET LANGENIER.