PAR JEAN-LOUIS CORNILLE (University of Cape Town)
Si la question du revenir hante tout écrivain en exil, cela semble plus apparent encore dans le cas de la littérature malgache. Parmi les œuvres de la Grande Île récemment produites en français, un thème semble récurrent, celui du retour toujours intranquille à la terre natale. Rappelons que Géotropiques (2010), roman de Johary Ravaloson, mettait en scène la tentative d’un fils d’immigrés de renouer avec la terre de ses ancêtres : tentative cependant vouée à l’échec, car à la recherche d’une origine à jamais perdue. Michèle Rakotoson a raconté dans Juillet au pays (2004) son retour d’exil, sur un mode autobiographique résolument nostalgique. Jean-Luc Raharimanana a lui aussi (et au même moment), entrepris, dans L’Arbre anthropophage (2004), la narration d’un tel voyage, sans la moindre concession sentimentale, toutefois. Cet ouvrage, qualifié de « récit », est composé de considérations personnelles, historiques et mythologiques sur l’île, brusquement interrompues par la nouvelle de l’arrestation du père de l’auteur, événement qui entraîne le retour immédiat du fils, vivant alors en France. C’est cette même matière autobiographique que l’on retrouve dans le dernier roman de Raharimanana, son troisième après Nour, 1947 (2000) et Za (2008)[1]. Il est intitulé Revenir[2] pour plusieurs raisons qui nous retiendrons ici et que nous tenterons d’éclairer. D’abord, l’auteur y revient sur une matière déjà décrite par lui ; mais c’est une constante de son écriture que de procéder de la sorte, par d’incessantes reprises de soi : ainsi Nour, 1947 se compose-t-il de passages entiers déjà parus dans son recueil de nouvelles, Rêves sous le linceul (1998). C’est ce que Magali Marson a appelé le « ressassement », geste d’auto-textualité poussé à l’extrême, dans lequel elle voit un trait propre à la littérature malgache contemporaine[3]. Tout Revenir, dans cette logique, serait déjà dans L’Arbre anthropophage. Qu’on en juge. De part et d’autre se raconte un douloureux retour au pays de l’enfance, qui sans arrêt s’entrecroise avec un passé historique de l’île qui remonte de partout : qu’il s’agisse de l’extermination des premiers habitants par une population migrante venue de Mélanésie, dont le périple fascinait déjà Rabearivelo, des guerres intestines entre Sakalava et Merina (appelés aussi, sur un mode hellénique, « Emyrnes » par les érudits français), ou encore d’un passé politique plus récent, qui trouve à culminer dans le récit de la prise en otage du père, libéré pour finir et capable enfin de rentrer chez lui.
Un éternel retour
Puisant dans les premiers écrits coloniaux, qui invariablement renouent « avec le merveilleux et les rêves immémoriaux de l’Occident » (AA, 89), l’auteur observe d’emblée que ces récits de voyage mêlent au fantastique le plus débridé des souvenirs scolaires de la Rome antique ou de la Grèce ancienne : c’est ainsi que dans l’un d’eux, les « lamba » que portent les habitants des hauts plateaux sont décrits par les voyageurs européens comme des « toges romaines » (AA, 51). Les historiens malgaches semblent du reste leur enjamber le pas, rapportant comment le siège que le roi Radama fit subir aux villes insoumises, en faisant « périr de faim nombre de ses adversaires » (AA, 78), ne le cédait en rien aux entreprises des Grecs face à la ville de Troie : « L’histoire dit que Radama a vaincu, et qu’en signe de victoire, il a ravi la belle princesse Rasalimo » (AA, 72) : autant dire la belle Hélène. La fin de L’Arbre anthropophage, ainsi que ce mot grec pour désigner de supposées pratiques cannibales, ne nous mettent-ils d’ailleurs pas la proverbiale puce à l’oreille ? Le récit se termine en effet par l’évocation fugace d’Homère (AA, 89), sous la plume d’un colonisateur ébahi par sa découverte de Madagascar :
Plusieurs auteurs prétendent que ce n’est là que le reste d’un continent disparu […], les restes du pays merveilleux que connurent les anciens où vécurent la plupart des êtres fantastiques dont les mythologues ont écrit l’histoire étonnante […]. La terre des féeriques splendeurs chantées par les odes d’Helycarnasse, les Strabon, les Homère, les Diodore, les Denys : la terre des Atlantides (AA, 89),
que l’on sait aujourd’hui confondue avec le mythe plus récent de la Lémurie. C’était là peut-être un signe.
Comment, à partir d’un tel « récit » en apparence peu ordonné, à présent faire un roman, en extraire une fiction digne de ce nom ? On passe de la première à la troisième personne, en modifiant le patronyme du héros, que l’on dote d’une enfance fabuleuse. Ce sera Hira, qui signifie « Chant ». Cela tombe bien. Mais ne suffit pas. Rien de tel pour organiser son dire qu’un retour aux origines : se choisir un modèle qui a fait ses preuves, se tourner vers un texte fondateur, quitte à s’en distancier ou du moins à le transformer en profondeur. Bref, en revenir aux sources premières du chant : c’est-à-dire au récit oral, tel que le déclamèrent les aèdes d’antan, qu’un musicien accompagnait de sa lyre, comme nous le rappelle d’emblée L’Arbre anthropophage qui commence par en faire l’éloge[4]. Paradoxalement, ce seraient ces récits merveilleux tant décriés autrefois qui serviront de modèle secret à l’organisation fictionnelle d’une mémoire à la fois personnelle et collective. Comble d’ironie, dira-t-on. Sauf à rappeler que retourner ses armes contre l’ennemi est de bonne guerre. Et cet hypotexte sur lequel il s’agira de revenir, ce ne sera plus ni Baudelaire, ni Rimbaud, mais (projet autrement ambitieux) L’Odyssée, ni plus ni moins, texte fondateur dans l’ordre du récit occidental, et même de la pensée européenne, axée sur le retour du même. Et que l’on n’a de cesse de reprendre. Une fois de plus, serait-on tenté de dire : outre l’incontournable Ulysse de James Joyce, on mentionnera le premier roman de Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, et plus récemment Celles qui attendent de Fatou Diome. Mais Raharimanana a peut-être aussi songé à cet ancien projet de Jean-Joseph Rabearivelo, intitulé « Kaléidoscope », dans lequel l’auteur aurait raconté une journée dans sa vie, se promettant, en 1936, de refaire Ulysse d’un point de vue imérinien sur plus de deux mille pages. Certes, il s’agit là moins d’Homère, que d’une reprise du roman joycien, que Rabearivelo connaissait bien, dont il parle dès 1933, auquel il fait de nombreuses références dans son calepin, et qu’il relit en 1935[5].
Revenir nous dit qu’il faut toujours en revenir à Homère, notre mère à tous : ce sont toujours les Sirènes, les Cyclopes, Charybde et Scylla. Toujours en revenir à Odysseus, notre père à tous, nommé aussi Olysseus, puis Ulixes en latin. Revenir est la grande affaire d’Ulysse. C’est de ce retour-là, vingt ans après son départ pour Troie, qu’il est ici question : de l’errance du père, et à sa suite, de celle de son fils, Télémaque, celui qui se bat de loin[6]. Premiers mots du texte de Raharimanana : « Belle eau claire sur une mer haute prenant le soleil, se noyer faillir, le vent sur les vagues pour les tremblements des départs, sublime paysage de minerai et d’océan, Hira pose ses pas dans l’eau, l’un après l’autre » (R, 9). C’est bien ainsi que l’on trouvait Ulysse, échoué sur le rivage des Phéaciens, au chant IX : c’est même le début de son long récit rétrospectif[7]. Enfin libéré par Calypso, et s’en retournant chez lui, il peine à arriver, tant la colère de Poséidon vient contrarier son projet :
Et pendant deux nuits et deux jours, Odysseus erra par les flots sombres, et son cœur vit souvent la mort [lorsque] il entendit le son de la mer contre les rochers. Et les vastes flots se brisaient, effrayants, contre la côte aride, et tout était enveloppé de l’écume de la mer. Et il n’y avait là ni ports, ni abris pour les nefs, et le rivage était hérissé d’écueils et de rochers. Alors, les genoux et le cher cœur d’Odysseus furent brisés, et, gémissant, il dit dans son esprit magnanime : – Hélas ! Zeus m’a accordé de voir une terre inespérée, et je suis arrivé ici, après avoir sillonné les eaux, et je ne sais comment sortir de la mer profonde. Les rochers aigus se dressent, les flots impétueux écument de tous côtés et la côte est escarpée (O, 82).
Ce qui donne, dans la version de Raharimanana :
Projeté contre le mur, cherchant à s’agripper, la chair des doigts coupée sur les coquilles tranchantes, il comprend que c’est l’instant, les vagues le retournent vers le large puis le ramènent encore dans des boucles de colère, vers les roches où il tente de se river, en vain, les coquilles sont trop acérées (R, 9).
Nous sommes à Algajola, dans le nord de la Corse, et Hira le héros vient tout juste d’échapper à la mort. Pourquoi, pensez-vous, Revenir s’ouvre-t-il sur un épisode de quasi-noyade sur la côte Corse ? C’est qu’il s’agit de situer d’emblée l’aire géographique du roman dans une zone odysséenne : la Méditerranée où Ulysse ne cesse de voguer d’une île à l’autre. Des savants ont pu déterminer qu’il atterrit aux confins de la Sardaigne, où la moitié de ses compagnons furent dévorés par les Lestrygons, de gigantesques anthropophages. Raison géocritique pour laquelle nous avons opté pour la traduction aussi archaïque qu’archaïsante que donna Leconte de Lisle du texte d’Homère, la seule susceptible, étant issue de l’aire indocéanienne, de replier celle-ci sur la carte méditerranéenne. Reprenons à présent cet incipit : « Belle eau claire sur une mer haute ». Ne dirait-on pas que par deux fois y résonne le nom d’Homère (eau/mer/hau), selon l’ancienne loi des paragrammes qui préoccupa tant de Saussure en ses débuts et qui veut que les noms divins retentissent, morcelés, dans les poèmes qui leur sont dédiés ? Lui semble répondre le mot sur lequel s’ouvre le chant I de L’Odyssée : « Ανδρα », comme un écho au premier des rois Merina : Andrianampoinimerina.
On connaît l’épisode suivant des aventures d’Ulysse, qui s’éloigne du rivage pour s’enfoncer dans les terres. Après s’être remis de ses frayeurs et avoir repris son souffle, « le divin Odysseus lava dans le fleuve l’écume salée qui couvrait son dos, ses flancs et ses épaules ; et il purifia sa tête des souillures de la mer indomptée » (O, 91). Le voici prêt, muni d’une feuille, à se montrer à un groupe de jeunes filles : ce sont Nausicaa et ses servantes qui commencent par s’enfuir à sa vue. Non moins retrouve-t-on le héros de Revenir, encore enfant, solitaire et retiré sur une colline, « rêvant de ces terres plus lointaines, la mer, les côtes, les plages », avant de découvrir un sachet contenant les restes d’un nouveau-né :
Des heures durant, il avait lavé ses mains dans l’eau du fleuve. Il était allé au bord de l’Ikopa, s’était accroupi, avait lavé ses mains […], provoquant les railleries des laveuses, celles-ci avaient chanté pour lui […]. Hira ne les avait pas écoutées, il t’appelait en silence, Anja, mais tu ne venais pas (R, 263).
Comment ne pas songer à la rencontre d’Ulysse, tout juste remis de sa noyade, avec Nausicaa et ses servantes effrayées, que Raharimanana remplace par Anja, toujours prête à s’enfuir « à la vue d’un seul Occidental » (R, 265), et des laveuses elles-mêmes devenues Sirènes, au chant desquelles Hira demeure sourd. Pas question de suivre dans l’ordre, on l’aura compris, le récit du grand maître, qui ne survit le plus souvent qu’au travers de minces détails éparpillés, souvent travestis, mais non moins reconnaissables pour cela. Car c’est un exercice complexe et délicat que de couler un récit autobiographique dans le moule prédéterminé de L’Odyssée. C’est ainsi que la noble attitude de Pénélope devant les prétendants qui usurpent la place d’Ulysse en mangeant ses biens, trouve un écho affaibli dans l’histoire de la grand-mère paternelle, qui, après la mort de son époux, Ramanana trop tôt disparu, se refuse au demi-frère de ce dernier qui la spolie néanmoins de tous ses biens[8].
Les rôles principaux s’avèrent d’ailleurs interchangeables, Hira, en véritable bifrons, s’incarnant tantôt dans Ulysse (dans la première partie du roman), tantôt dans Télémaque (dans la seconde partie, lorsqu’il apprend la prise en otage de son père, Venance). Enfant prédestiné (car né le jour de la fête nationale), Hira est certainement Ulysse lorsque, à Grenade, cherchant à visiter l’Alhambra, il tombe sur deux femmes, séduisantes au point qu’il en oublie momentanément sa bien-aimée :
Elles vous attrapent et vous entourent, bras dessus, bras dessous. Elles vous portent presque. Elles vous emmènent […]. On vous déboutonne la chemise. Une main caresse la peau découverte. On vous ouvre la braguette. On vous sort le sexe que vous avez raide déjà (R, 60-61).
On ne se demande pas longtemps pourquoi l’auteur a inséré cette scène de séduction : ces deux femmes, ce sont Calypso, « éloquente et vénérable déesse aux beaux cheveux, qui me recueillit et qui m’aima » (O, 188) [9], et Circé, qui métamorphosa en porcs les hommes de l’équipage, unissant ici leurs charmes pour envoûter le jeune homme, après l’avoir entraîné chez elles : « Ces sorcières […] aiment les liqueurs et les poisons exquis » (R, 61), précise Hira, qui déclinera leur breuvage. C’est donc à Circé avant tout que l’on songera :
Et m’arrêtant devant la porte de la déesse aux beaux cheveux, je l’appelai, et elle entendit ma voix, et, sortant aussitôt, elle ouvrit les portes brillantes et elle m’invita. Et, l’ayant suivie, triste dans le cœur, elle me fit entrer […]. Aussitôt elle prépara dans une coupe d’or le breuvage que je devais boire, et, méditant le mal dans son esprit, elle y mêla le poison (O, 148).
« L’homme aux mille tours qui tant erra » (dans la traduction de Bérard) ne s’y laisse pas prendre pour autant. Une ruse de plus lui permet d’échapper aux malins tours de Circé : « Alors, poussant un grand cri, elle se prosterna, saisit mes genoux et me dit ces paroles ailées, en pleurant : – Qui es-tu parmi les hommes ? Où est ta ville ? Où sont tes parents ? » (O, 149). Et de même que le rusé Ulysse s’invente un autre nom, une autre origine à chaque rencontre, Hira aime à donner le change, lorsque les deux femmes lui demandent de quel pays il vient : « Vous dites que vous venez du Tibet, que vous êtes métis indien et tibétain […]. Mon père a quitté Lhassa en 1966 après les violences de la révolution culturelle » (R, 56). Puis se ravisant : « O.K. Je suis né au Japon d’un père G. I. et d’une mère violée dans la défaite de la bombe atomique » (R, 57). En grec, rappelons-le, ruse se dit « metis ». Douterait-on encore du croisement des deux œuvres, qu’on pourrait s’en remettre à ces mots de l’auteur : « La source se perd dans ses ramifications, les méandres se tordent et s’entremêlent pour masquer l’origine » (R, 61). Puis soudain, cet aveu, unique, qui tout éclaire sur le mode du lapsus, et trahit l’origine si bien masquée jusqu’ici : « comme Ulysse, vous voulez profiter des plaisirs et vous priver du danger » (R, 61). Plus aucun doute, Revenir est littéralement pulsé par le texte d’Homère, qui bat dans ses artères comme un deuxième cœur plus secret, comme un second souffle aussi qui inonde ses poumons à chaque fois qu’il se met à clamer, ou qu’il se contente de simples murmures[10].
Revenance
Sont-ce ces mêmes clameurs et ces mêmes murmures qui remontent des Enfers jusqu’à nous, « voix toujours avides d’un corps parlant » (R, 183), lorsqu’Ulysse, ayant traversé le fleuve infernal, cherche à communiquer avec l’âme d’un de ses compagnons trépassés : « il rentra dans la demeure d’Aidès. Et moi, je restai là, immobile, afin de voir quelques-uns des hommes héroïques qui étaient morts dans les temps antiques » (O, 175). « Comme Ulysse », Hira à son tour s’y engouffre ; comme dans un rêve, il marche dans la nuit de Bamako, mais ce pourrait être celle de Kigali : « Il continue de marcher […]. Irrésistiblement, va vers le fleuve » (R, 88), traversant le Niger par le « pont des Martyrs », ainsi nommé à la mémoire des manifestants tués en 1991 par le régime de Traoré : « Du pont, les martyrs, un à un, prennent leur envol » (R, 88). Hira « rejoint ses compagnons qui flottent au-dessus du pont » (R, 89). Il « les entend, ses fantômes mâtinés de brumes et couverts de rosées, leurs âmes égouttant l’eau noire de l’oubli » (R, 95). Ce fleuve, c’est le Léthé qui traverse le royaume de Hadès, anachronique anagramme de Daesh.
C’est à présent la fin de L’Odyssée. De retour chez lui, mais déguisé en mendiant, Ulysse n’en est pas moins très mal reçu par les prétendants. C’est ainsi que l’un d’eux, voulant le chasser, « frappa Odysseus à la cuisse, mais sans pouvoir l’ébranler sur le chemin. Et Odysseus resta immobile, délibérant s’il lui arracherait l’âme d’un coup de bâton, ou si, le soulevant de terre, il lui écraserait la tête contre le sol. Mais il se contint dans son âme » (O, 256). Un autre, plus décidé, va même jusqu’à le menacer de mort :
– Je ne pense pas que tu sortes sain et sauf de cette demeure, puisque tu as prononcé cet outrage.
Ayant ainsi parlé, il saisit son escabeau et en frappa l’épaule droite d’Odysseus à l’extrémité du dos. Mais Odysseus resta ferme comme une pierre, et le trait d’Antinoos ne l’ébranla pas. Il secoua la tête en silence, en méditant la mort du prétendant (O, 263).
Ce sont aussi les dernières pages de Revenir, qui elles-mêmes reprennent celles de la fin de L’Arbre anthropophage. Au moment de son arrestation, le père de Hira empêche ses compagnons de se mêler à l’action. Il est ensuite ligoté et transporté : « C’est à l’aéroport d’Antananarivo que les coups avaient commencé à pleuvoir […]. Coups de crosse sur le les tempes, sur la poitrine, sur les genoux, sur les mollets, sur les pieds » (R, 339). Mais il existe au moins une différence majeure dans le traitement du thème, c’est l’absence totale d’esprit de revanche dans la personne du père de Hira. À aucun moment celui-ci ne cherche à rendre les coups. Il se contente, une fois relâché, de revenir parmi les siens, sans vouloir régler des comptes à ceux qui l’ont roué de coups. Quelle différence avec la fureur d’Ulysse, fracassant le crâne des prétendants ou les criblant de flèches, dans un véritable bain de sang. C’est que l’Ulysse raharimananien se contente de retourner. Il se limite à la figure du Retour afin d’en extraire l’essence même du « revenir », sa puissance infinitive : la pure « venance » répétée à l’infini, qui n’a rien avoir avec la vengeance. Tout au plus voit-on pour finir la mère de Hira qui « n’arrêtait pas de palper son homme. À la tête, aux bras, à la poitrine » (R, 347) : c’était de la même façon que Pénélope reconnut Ulysse à sa cicatrice. Quant à son père Laerte, il ne reconnaîtra Ulysse que lorsque celui-ci lui aura parlé des arbres fruitiers de son enfance, pommiers, poiriers, figuiers. Or que fait Hira une fois revenu sur ses terres ? Il « s’est dirigé vers « son citronnier » et en a cueilli une feuille à mettre sous sa langue », comme il le fit dans son enfance (R, 357) [11].
Etcetera, serait-on tenté de dire, tant les allusions abondent. La présence de L’Odyssée dans Revenir est comme un nouveau cheval de Troie laissé au-dedans de l’enceinte livresque : et derechef Ulysse en sort, silencieux, et à peine travesti. Mais pourquoi donc avoir gardé secrète cette sourde invasion d’un texte par l’autre, cette immixtion tout sauf humiliante qui ferait du peuple malgache, dompteur de zébus, l’équivalent dans l’hémisphère sud de la Grèce antique ? Pourquoi le cacher, le passer sous silence ? Nulle crainte ici d’être appelé plagiaire. De Virgile à Dante, en passant par du Bellay, Fénélon ou Tennyson, nombreux sont les illustres héritiers d’Homère. Il y eut, plus récemment, d’autres récritures fameusement opérées à partir d’Homère, dont la seconde épopée, avec ses fréquents retours en arrière, ses inversions et ses récits dans le récit, apparaît aujourd’hui comme le précurseur du roman moderne : on ne songe pas seulement à Ulysses de Joyce (1920), mais aussi à Omeros, pour lequel Dereck Walcott s’inspira de L’Iliade en 1990. Ajoutons que la publication de Revenir fut pour son auteur un parcours semé d’embûches, une véritable course à obstacles puisqu’un changement d’éditeur en retarda la sortie de plusieurs années. C’est une étrange fatalité qui veut que l’aventure du livre mime pour finir celle du héros Hira : pareil à Ulysse retenu chez le roi équestre des Phéaciens, son Chant a longtemps été tenu en « otage » par les éditions Philippe Rey (royal amateur de chevaux), avant de pouvoir enfin paraître, après de nombreuses années, aux éditions Rivages, maison bien nommée, comme en témoigne la dernière page du livre : « C’est une rive sans nom. C’est une rive sans fond. C’est une rive sans tronc » (R, 375), que l’auteur atteint enfin.
Sans doute est-ce une gageure, un vrai tour de force que d’avoir réussi à retravailler de la sorte L’Arbre anthropophage au détour d’un hypotexte aussi prestigieux qu’étranger Mais le plus étrange, c’est que cette rencontre avec le texte d’autrui se produit justement dans l’un des textes les plus personnels de Raharimanana, celui pour lequel il semble avoir puisé dans ses propres souvenirs d’enfance. On comprend dès lors la discrétion de l’auteur, soucieux de ne pas signaler, contrairement à Joyce ou à Walcott, la piste homérienne. C’est sa ruse ultime que de laisser le lecteur s’en rendre compte[12], pour peu que celui-ci dispose de quelques rudiments classiques. De fait, il est à plusieurs reprises question, dans Revenir, de la bibliothèque du père, dans laquelle l’enfant précoce va puiser d’illicites ouvrages, sans qu’il ait nécessairement de la littérature une connaissance encyclopédique[13] : pourtant cette bibliothèque, sans cesse chamboulée, n’est dans le plus grand désordre qu’en apparence. Il nous a toujours semblé que la présence, au sein d’un livre, d’une bibliothèque, fut-elle vouée au feu, comme ici celle du père (R, 337), est un indice fort de tout un travail intertextuel mené en sourdine par l’auteur. Que dans cette bibliothèque dont s’est nourri ce dernier dans son enfance, n’apparaissent ni L’Iliade ni L’Odyssée, malgré la mention d’ouvrages classiques comme le Satyricon ou les Guerres de César, n’augure de rien, sinon de la discrétion dont l’auteur fera montre.
De quelle méthode avons-nous bénéficié pour notre part, afin d’établir notre lecture et nous glisser sous la surface du livre ? Ce ne sont pas nos souvenirs scolaires, datant d’une époque où l’on lisait encore Homère dans le texte, qui nous sont venus en aide. Se trouve à l’origine de notre lecture odysséenne de Revenir, qu’un ami malgache nous avait offert, l’achat au hasard d’une librairie d’aéroport d’un petit livre sans autre ambition que de distraire les plagistes, mais qui eut au moins le mérite de nous enjoindre à relire Homère, délaissé depuis notre adolescence scolaire : Un été avec Homère, de Sylvain Tesson, dont la couverture bleue marine était loin de jurer avec celle d’un bleu plus profond du livre de Raharimanana qu’il s’en alla rejoindre au fond de notre besace. Leur proximité fit le reste. Errer, dévier du droit chemin, prendre les chemins de traverses, afin de laisser son attention se déporter vers ce qui ne s’expose ni ne se cache, mais ce qui fait signe : telles sont les nouvelles consignes au lecteur ; erre, homme, erre ! Lire non plus de façon littérale, mais « littoralement », pour reprendre une expression chère à Lacan, en suivant la frontière entre deux espaces qui n’ont plus rien en commun et où se forme cette zone indistincte du « possible », du « peut-être », rive jonchée de débris et de dépôts de toute sorte. Détritus et restes, boues et conques, épaves du texte merveilleusement agencées. On dirait bien que le critique trouve alors sans peine les passages qui viennent corroborer la lecture qu’il propose, comme s’ils se présentaient d’eux-mêmes à son attention. Mais qu’est-ce que la chance, ou le hasard heureux ou la bonne fortune, sinon l’apparence anonyme dont se pare la réponse que le texte lui-même fournit à celui qui le manipule. Il existe une posture devant l’œuvre qui fait que celle-ci collabore avec son lecteur, qui, littéralement, « tombe » sur les divers passages à mettre en relation. Sans trop chercher, il trouve. Et fait avec ce qu’il trouve de quoi nous épater. Au lieu de résister, voilà que le texte s’offre au lecteur, s’ouvre à lui, comme ces fleurs japonaises au contact de l’eau, dévoilant les multiples connexions dont elles sont le fruit. Cependant, jamais rien de certain ne se dégage d’une telle lecture « hantologique ». Car c’est le propre des revenants, comme Ulysse en fit lui-même l’expérience, de ne pas se laisser saisir, hélas.
[1] Roman sans hiérarchie ni verticalité (tout y est horizontal, comme dans une installation de JR), qui raconte également une quête familiale : mais le parcours s’y inverse. C’est le père cette fois qui s’en va à la recherche de son fils, sur un même fond de guerre civile.
[2] RAHARIMANANA, Revenir, Paris, Payot-Rivages, 2018 (R) ; L’Arbre anthropophage, Paris, Ed. Joelle Losfeld, 2004 (AA). Revenir fut annoncé chez Philippe Rey dès 2016, avant que l’éditeur ne se désiste et que l’ouvrage, après un long voyage, n’arrive chez Rivages.
[3] M. MARSON, « Les littératures indocéanes : laboratoire et paradigme du bricolage génétique et de la création littéraire », Loxis-Colloques, 27 mai 2013.
[4] « La rencontre de l’alphabet et de l’oralité ne sera alors qu’un juste retour à l’essence même de la civilisation […]. Il s’agit de réaliser la rencontre qui ne s’est pas faite entre les civilisations du livre et de l’oralité » (AA, 27). Raharimanana, lors de ses lectures-performances, se fait quelquefois accompagner par un musicien de valiha, Tao Ravao.
[5] J.-J. RABEARIVELO, Œuvres complètes, I, p. 954, 997, 1013). Jean-Joseph pousse même l’identification jusqu’à confondre ses doubles initiales « JJ » avec celles de l’Irlandais (O.C.I, p.1022, 1032). Rabearivelo rappelle aussi que d’après un certain François Du Mesgnil, les voyages d’Ulysse l’auraient mené jusqu’à Fort-Dauphin, à l’extrême sud de Madagascar (Rabearivelo, O.C., II, p.1596).
[6] Fils tout sauf œdipien, comme cela a été remarqué par Sylvain Tesson : « On pourrait opposer à l’Œdipe de Freud le Télémaque d’Homère […]. Télémaque ne veut pas tuer son père, ni convoiter sa mère. Il lutte pour retrouver son géniteur, le réinstaller sur le trône, réunir ses parents » (Un été avec Homère, Ed. des équateurs, 2018, p. 84).
[7] Nous citons le texte de L’Odyssée d’HOMÈRE dans la traduction donnée par LECONTE DE LISLE (O) en 1868, librement disponible sur la toile. Il nous a plu aussi que les deux ouvrages aient le même nombre de pages, soit 370.
[8] « La seule certitude, c’est que T. avait ensuite habité dans la maison de Ramanana, joui de ses biens, voulu épouser à son tour Rasoa Marguerite, mais celle-ci s’était enfuie » (R, 322).
[9] On s’accorde en général à dire que c’est sur le rocher de Gibraltar que la nymphe retient Ulysse.
[10] En voici un autre exemple. Tout comme Ulysse ne reconnaissait plus rien à Ithaque, Hira s’étonne des changements survenus dans le pays de son enfance (R, 346). Ayant retrouvé son père, celui-ci lui raconte sa vie d’athlète : « je suis devenu un des grands sportifs du pays », explique-t-il à son fils : « vice-champion de Madagascar du 1500 mètres », « champion de Madagascar du saut à la perche », il a encore fait partie de « l’équipe nationale » de basket (R, 369). Ulysse, lui, invité par ses hôtes phéaciens à participer à leurs jeux, excellait au lancer, à la lutte et au tir à l’arc (O, 112).
[11] Quant aux Lotophages, les brouteurs de khat n’en sont-ils pas les dignes héritiers ?
[12] La vérité quelquefois affleure sans qu’on s’en rende compte. Ainsi, dans sa rubrique du journal Le Monde consacrée au livre de Raharimanana, le 26 mars 2018, Bertrand Leclair a cette phrase qui en dit long à propos de la bien-aimée du narrateur : elle est, dit-il, vouée à attendre, « telle une Pénélope des temps modernes ». Il y a là un fil tout à fait visible, aussitôt détricoté, hélas.
[13] « Des encyclopédies. Il eut du mal à prononcer le mot, du mal à le retirer de sa bouche : an’si clopodile. Son père lui fit répéter plusieurs fois » (R, 113): et voilà le Cyclope qui cligne de œil.
Pour prolonger :
https://education.francetv.fr/matiere/litterature/seconde/video/l-odyssee-d-homere
https://www.franceculture.fr/litterature/cinq-conseils-pour-parvenir-a-lire-ulysse-de-james-joyce