
Abubakar Adam Ibrahim est sans doute l’une des grandes révélations de cette rentrée littéraire 2018. Originaire du Nord du Nigéria, son nom est apparu dans la première sélection du Prix Femina, finalement attribué à Philippe Lançon, pour son roman Le lambeau (Gallimard). La Saison des fleurs de flamme publié en France aux éditions de l’Observatoire a été saluée par la critique, à raison. C’est le récit des corps et des sens, Abubakar Adam Ibrahim peint une mosaïque de personnages complexes dans une société gangrenée par la haine. L’amour, trouble qui affleure l’héroïne et son agresseur semble vouloir déjouer cette morbidité à l’oeuvre. Un très beau roman qui vous marque longtemps après l’avoir refermé. Le texte est dans une belle traduction de l’anglais (Nigéria) par Marc Amfreville. Il a d’ailleurs reçu le prix NLNG Nigeria Prize for Literature. Un roman dense qui donne à voir une société musulmane, celle du Nord du Nigéria avec le regard d’un romancier sensible au sort réservée à la femme. Un roman iconoclaste.
Il a accordé à la revue PROJECT-ILES l’entretien qui suit, alors que son roman était dans la première sélection en France du Prix Femina et du prix Fnac 2018.
PROJECT-ILES : Pourcommencer, est-ce que vous pourriez nous parler de vous ? Où êtes-vous né ?De quelle partie du Nigéria vous êtes originaire ?
Abubakar Adam Ibrahim : Je suis né à Jos, au centre du Nigeria et c’est un endroit qui m’est cher. Même si je vis à Abuja depuis dix ans maintenant, je rêve encore de Jos et mes personnages sont conçus d’abord avec Jos dans mon esprit. J’ai une relation étrange avec cet endroit.
PROJECT-ILES : Vous êtes toujours journaliste dans votre pays, n’est-ce pas ? Pour quel journal travaillez-vous ? Sur quel sujet écrivez-vous ? Que préférez-vous dans le journalisme ? Et Quel genre de journalisme pratiquez-vous ?
Abubakar Adam Ibrahim : Je suis journaliste et j’écris pour le Daily Trust, une des plus grandes publications tu pays. J’écrivais beaucoup sur les arts et la culture, mais maintenant comme Editeur d’articles choisis, j’écris sur tout sujet et commissionne nos correspondants à travers le pays pour écrire des textes. Mais j’aime écrire sur les traumatismes, leur influence et le fait qu’ils ne reçoivent pas l’attention qu’ils méritent.
PROJECT-ILES : Quelle est la situation pour la presse au Nigéria ? La liberté d’expression est-elle respectée, malgré le contexte politique ?
Abubakar Adam Ibrahim : La presse a toujours bénéficié d’un certain niveau de liberté même durant les jours sombres de la dictature militaire, en comparaison avec d’autres pays dans des situations identiques. Oui, il y a toujours des cas de journalistes emprisonnés, comme le journaliste qui a été détenu pendant deux ans sans procès, mais ceci n’a pas empêché les journalistes d’exercer leur métier et d’essayer de tenir les dirigeants comme responsables.
Sur l’écriture
PROJECT-ILES : Saison n’est pas votre premier roman, n’est-ce pas ? Qu’écriviez-vous avant ? des nouvelles ? des poèmes ? des essais ?
Abubakar Adam Ibrahim : J’ai fait de tout en fait. Mon premier prix d’écriture a été pour une pièce radiophonique. Mon premier livre était un recueil de nouvelles intitule « The Whispering Trees ». Et j’ai récemment gagné un prix pour une pièce créative de non fiction.
PROJECT-ILES : Combien detemps pour écrire La Saison ?
Abubakar Adam Ibrahim : En tout, je dirais quatre ans depuis le premier mot jusqu’à la publication. Cela m’a pris deux ans pour écrire une première version. Les réécritures et corrections ont pris deux autres années.
PROJECT-ILES : Parlez-nous de vos influences ? Du pays, Afrique, du monde ?
Abubakar Adam Ibrahim : Tout ce que je lis m’influence, parfois positivement, parfois pour la raison opposée.Je ne sais pas à quel point on peut être influencé, mais je trouve les travaux d’écrivains comme Cyprian Ekwensi vraiment intéressants. Naguib Mahfouz aussi àun certain niveau, Michael Ondaatje et Gabriel Garcia Marquez entre autres.
PROJECT-ILES : Est-ce que le personnage de Binta s’inspire de la vie réelle ? Pourriez-vous expliquer comment ce personnage vous est venu ?
Abubakar Adam Ibrahim : Bintaest complètement fictive. Elle existe seulement dans ma tête et n’est inspiréede personne. Mais beaucoup de femmes se sont vues, ou se voient en partie, dansBinta et elle aurait tout aussi bien pu être réelle. Une femme m’a appelél’autre jour et jure qu’elle avait vu Reza récemment à Jos. Mais cespersonnages existent uniquement dans le livre.
Writer Abubakar Adam Ibrahim speaks during the Jaipur Literature Festival 2018 at Diggi Palace in Jaipur, Rajasthan , India on 26 Jan, 2018 .(Photo By Vishal Bhatnagar/NurPhoto via Getty Images) (Photo by Vishal Bhatnagar/NurPhoto via Getty Images)
PROJECT-ILES : L’amour et la haine sont apparemment les sujets de votre roman. Est-ce que la haine a transformé le pays et plus précisément le Nord ?
Abubakar Adam Ibrahim : La haine dans ce contexte est un produit de l’accumulation de frustration. Elle ne vise pas certaines personnes pour ce qu’on pense qu’elles ont fait, mais elle est un produit d’un système qui a échoué, d’une société qui a échoué et qui foule la justice aux pieds. Alors le ressentiment, la frustration grandit et les gens trouvent des moyens de les exprimer. Le politique devient personnel et le personnel devient politique et vous avez des émeutes, des tueries et l’effondrement de la loi et de l’ordre.
La réception de vos œuvres
PROJECT-ILES : Vous aviez été en course pour le Prix Femina en France (finalement attribué le 5 novembre à Philippe Lançon, pour Le lambeau). Comment avez-vous réagi en l’apprenant ? (NDLR : cet entretien a été réalisé avant l’attribution du Prix Femina, le 5 novembre 2018.)
Abubakar Adam Ibrahim : Desnouvelles passionnantes. Je n’ai réalisé l’importance du prix que lorsque j’aivu l’excitation de mes éditeurs et de ceux très familiers avec le monde littérairefrançais. Je suis heureux que le livre soit considéré pour le prix et particulièrementheureux que mes éditeurs aient cru en mon livre.
PROJECT-ILES : Quelle a été la réaction après la publication de Saison au Nigéria ? Et comment vous jugent-ils maintenant que vous êtes publié à l’étranger ?
Abubakar Adam Ibrahim : Les gens étaient très contents de lire une histoire qui parle d’eux et qui leur parle. Beaucoup se reconnaissent dans les personnages et dans l’histoire et cela veut dire beaucoup pour eux. Depuis la publication, le livre a inspiré beaucoup de conversations sur les problèmes divers et l’écho de l’histoire ailleurs, en Europe et en Asie. Ceci est une preuve de notre humanité collective et de nos expériences communes, sans considération de race, langage, culture ou religion. Pour moi, c’est le triomphe de la littérature.
Propos recueillis par Nassuf Djailani,
un entretien traduit de l’Anglais(Nigeria)
par Mialy Andriamananjara