Les traducteurs et traductrices sont ces passeurs qui sont trop souvent laissés dans l’ombre. Cette ombre parfois imposante de l’écrivain démiurge. Mais arrive parfois que le sort fasse bien les choses et rétablisse un peu de « justice ». Un peu de lumière pour ces créateurs, et créatrices de passerelles avec la magie de la langue, des langues. Justement, Elisabeth Monteiro Rodrigues vient de remporter le Grand Prix de traduction de la Ville d’Arles 2018, pour sa traduction du portugais des nouvelles du romancier, poète et homme de théâtre Valério Romão, De la famille, paru dans la très belle maison d’édition Michel Chandeigne, en 2018. Ses traductions ont été plusieurs fois remarquées par le jury et ont contribué à révéler de nombreux auteurs en France tels que Mia Couto et Valério Romão.
Depuis 1995, le Grand prix de traduction de la Ville d’Arles (http://www.atlf.org/grand-prix-de-traduction-de-la-ville-darles-2018/), récompense la traduction d’une œuvre de fiction contemporaine remarquable par sa qualité et les difficultés qu’elle a su surmonter. Ce prix est doté de 3500 € par la ville d’Arles.
Elisabeth Monteiro avait accordé un entretien à la revue PROJECT-ILES en 2015, dans le cadre d’un numéro sur la littérature mozambicaine, avec un dossier consacré à l’œuvre du romancier mozambicain Mia Couto. Le dernier texte qu’elle a traduit s’intitule : Histoires rêvérées[1].
PROJECT-ILES : Vous traduisez l’œuvre de Mia Couto depuis une dizaine d’années ? Comment aborde-t-on la traduction d’un livre de Mia Couto ?
Elisabeth Monteiro Rodrigues : Sa lecture en portugais rayonne d’une beauté saisissante, la beauté de la langue et des voies qu’elle emprunte. Tour à tour drôle, bouleversante, poétique, elle nous entraîne sur des chemins mystérieux et inattendus. Elle nous enjoint de nous débarrasser de nos idées préconçues afin de nous laisser pénétrer par l’Autre Côté, l’autre pays. Nous voilà conviés à un voyage et c’est ce voyage dans la langue que j’éprouve toujours en premier lieu. Le voyage achevé, les images et les métaphores prennent corps, comme autant de voix qui s’inscrivent durablement en moi et que je ferai entendre au lecteur.
Ensuite il se passe un ou deux mois, parfois davantage, afin que le texte s’imprègne en moi. Je travaille par couches, je réalise au moins trois versions de ma traduction : la première je la veux comme un calque de l’original, une sorte de langue à mi-chemin, entre le portugais et le français, la deuxième aborde la rive du français et enfin la troisième, je l’espère, aura accompli son voyage. Je pense souvent à la rumination médiévale, «ingurgiter» le texte afin de le laisser cheminer en moi et en déplier le sens.
PROJECT-ILES : Quelles sont les principales difficultés liées à la traduction des romans et des nouvelles de Mia Couto
Elisabeth Monteiro Rodrigues : Il y a d’abord ce mélange savamment orchestré de registres de langue. Les romans de Mia Couto s’articulent autour d’un narrateur qui donne la parole à différents personnages qui nous restituent leur histoire. La tâche première est donc de faire entendre cette multiplicité de voix dans leur singularité. À quoi vient s’ajouter la prégnance des métaphores ancrées dans les quatre éléments et dans le monde végétal et animal. Et il y a bien sûr les créations lexicales, les mots valises, les proverbes fixés ou détournés, les jeux de mots que l’on retrouve abondamment dans Tombe, tombe au fond de l’eau, Le dernier vol du flamant, Le fil des missangas, Poisons de dieu, remèdes du diable ou dans La pluie ébahie. Je peux alors passer des jours et des jours sur un mot, une expression etc…, jusqu’à ce que je trouve en créant un mot en français, en utilisant des archaïsmes ou en détournant l’emploi sémantique ou grammatical des mots en français. Et si cela ne fonctionne pas, apparaît forcé ou artificiel, il me faudra alors faire l’expérience de la perte et du deuil, j’aurai alors recours à la compensation en glissant ailleurs une création : j’ai ainsi par exemple utilisé le mot illuné rencontré chez Rimbaud pour traduire un mot portugais très courant enluarada (baigné par le clair de lune).
PROJECT-ILES : Et quelles sont les joies ?
Elisabeth Monteiro Rodrigues : Parfois une simple phrase comme dans L’accordeur de silences « Je suis, disons, émigrant d’un lieu sans nom, sans géographie, sans histoire » ou dans La confession de la Lionne « Il fait nuit il n’y a plus d’ombres au monde ».
PROJECT-ILES : Comment décririez-vous le portugais de Mia Couto ?
Elisabeth Monteiro Rodrigues : C’est d’abord du portugais du Portugal et du Brésil – Mia Couto a une grande admiration pour João Guimarães Rosa. C’est bien sûr du portugais du Mozambique, du portugais mâtiné des langues bantoues, mais aussi de l’anglais et de l’afrikaans. La singularité du portugais de Mia Couto tient dans l’utilisation de tous les ressorts de la langue pour créer la langue la plus à même d’incarner la diversité du Mozambique.
PROJECT-ILES : Avez-vous senti une « évolution » dans son écriture ?
Elisabeth Monteiro Rodrigues : L’accordeur de silences marque indubitablement une rupture qui semble se poursuivre avec la Confession de la lionne. Les mots valises, jeux-créations ont quasiment disparu, son écriture est plus «classique». Ce qui me frappe c’est la matière des mots, la puissance des images poétiques convoquées et la musicalité de la phrase. Cette rupture est d’autant plus frappante que je traduis actuellement l’un des premiers livres de Mia Couto, un recueil de nouvelles parues en 1994 dans lequel foisonnent les jeux-créations.
Propos recueillis par Nassuf Djailani
[1] Publié en 1994, c’est un recueil fondamental dans la genèse de l’œuvre de Mia Couto, de son écriture si souvent commentée et de sa filiation avec João Guimarães Rosa. Les néologismes, les idiomatismes, les proverbes détournés, les jeux de mots font ici florès. Autant de singularités que la traduction tente de restituer par des archaïsmes, en détournant l’emploi sémantique ou grammatical des mots, en créant des mots composés ou des néologismes (par la préfixation, suffixation, mots valises et fusion de deux mots), afin de faire entendre le bruissement de la langue.