Rencontre avec l’universitaire et critique littéraire Yves Chemla, qui a permis cette réédition. Titulaire d’un doctorat consacré à La Question de l’autre dans le roman haïtien contemporain (1999, La Sorbonne-Paris 4), il est l’un des meilleurs spécialistes de la littérature haïtienne.
Ce volume des œuvres complètes du Haïtien Jacques Roumain, est le septième de la collection « Planète Libre » chez CNRS éditions. C’est un ouvrage dense qui rassemble l’ensemble de l’œuvre littéraire de l’écrivain (romans, nouvelles, poésies) caribéen, mais aussi ses écrits journalistiques, ses correspondances, des présentations de l’œuvre, des articles critiques par des chercheurs, une chronologie analytique et une bibliographie : 1600 pages pour rendre disponibles tous les savoirs sur l’homme de lettres exceptionnel et talentueux que fut l’auteur de Gouverneurs de la rosée (1944).
La collection « Planète Libre » a pour objectif de réunir dans des éditions scientifiques, dotées d’un apparat critique rigoureux, les œuvres complètes des grands auteurs francophones. Les « Oeuvres complètes » du poète, romancier et journaliste haïtien Jacques Roumain ont été précédées de volumes consacrés à Léopold Sédar Senghor, Jean-Joseph Rabéarivelo, Aimé Césaire, Ahmadou Kourouma, Albert Memmi, ou encore Sony Labou Tansi.
PROJECT-ILES : Cette édition dans la collection « Planète libre » n’est pas la première anthologie des œuvres complètes de Jacques Roumain, n’est-ce pas ? Comment en êtes-vous arrivés à travailler à celle-ci ?
Yves Chemla : Il faut recontextualiser cet ensemble imposant. Cet ouvrage est une édition revue, corrigée et augmentée d’une précédente version publiée dans la collection Archivos de l’UNESCO, chargée de l’édition de classiques de la littérature hispano-américaine (http://publishing.unesco.org/results.aspx?collections=35&change=F). Dans le désert universitaire français, il n’y avait pas vraiment de place pour l’édition savante de classiques des littératures francophones. Le coordinateur était Léon-François Hoffmann*, professeur à l’Université de Princeton et un des tout premier spécialiste non haïtien de la littérature haïtienne. Il s’est entouré d’une belle équipe de spécialistes couvrant des champs divers qui étaient ceux de Jacques Roumain. Journalisme, poésie, nouvelles, billets, éditoriaux, critique littéraire, animation et théorie politique, ethnologie : tels étaient les champs couverts par Roumain, et qu’il a fallu documenter.
L’ouvrage a paru en 2003 et il n’était plus disponible. Hoffmann a proposé à CNRS éditions de le rééditer, et il m’en a confié la tâche. J’ai travaillé sous sa direction scientifique. Il est mort le 25 mai 2018, une semaine avant la mise à disposition de l’ouvrage.
Le travail réalisé touche à l’exigence de rigueur. Certaines erreurs mineures ont été corrigées, certaines notes de bas de page ont été précisées. Ont été ajoutées la présentation de la poésie ainsi que dans la partie des lectures du texte, l’article étonnant de Michel Serres, devenu introuvable. L’ensemble a été relu plusieurs fois pour garantir la qualité du projet et son caractère scientifique. Des photos ont trouvé leur place dans le recueil.
PROJECT-ILES : Combien de temps de travail ce chantier colossal vous a-t-il pris ? Combien de temps vous a-t-il fallu à coordonner avec votre confrère Léon-François Hoffmann ?
Yves Chemla : Pour Léon-François Hoffmann, cela avait été un projet important, qui permettait tout à la fois de faire connaître une œuvre importante par sa taille et les réseaux de relations dont elle témoigne, et de montrer que les littératures francophones, en particulier la littérature haïtienne étaient tout aussi redevables d’études critiques, en particulier par l’établissement du texte, que d’autres littératures hégémoniques. C’est donc l’aboutissement d’une vie de chercheur. Il a commencé à prendre des notes en 1954.
PROJECT-ILES : Comment avez-vous procédé, autant Hoffmann que vous dans un second temps ?
Yves Chemla : Hoffmann a travaillé en bibliothèque à Port-au-Prince et à Paris, car Roumain a publié des articles dans les revues et magazines culturels d’obédience communiste, comme Regards. Il a aussi rencontré la famille, en particulier Carine, la fille de Jacques Roumain, qui lui a permis d’accéder à la correspondance privée avec Nicole, son épouse. Pour ma part j’ai repris et vérifié, précisé certaines dates, grâce à des bibliothèques électroniques, désormais nombreuses.
PROJECT-ILES : En lisant l’anthologie, on se rend compte que vous avez eu beaucoup de chances. Les proches, vous ont confié beaucoup d’éléments disparates, compte tenu du fait que l’écrivain était beaucoup sur les routes. Reste-t-il encore des choses à découvrir ?
Yves Chemla : Le propre des Œuvres Complètes d’un écrivain est que peu de temps après leur publication le titre en est usurpé puisque ressortent des lettres, des carnets, des textes dont on n’avait pas pu avoir connaissance. C’est aussi, hélas, à la faveur des dispersions post-mortem que l’on peut découvrir chez tel ou telle une photographie, une lettre, un texte etc. Mais l’essentiel est là, et bien là. J’ai lancé des appels pendant ces années, et rien n’en est remonté. Comme pour les photos.
PROJECT-ILES : On ne connaissait pas Roumain, poète. On découvre qu’il aurait pu être parmi les grands poète de la négritude. C’est faux de penser cela ? On pense notamment à ces poèmes intitulés Sales nègres ou encore Nouveau sermon nègre
Yves Chemla : Vous savez, lorsqu’elle est argumentée, l’interprétation n’est pas fautive, en littérature. Le problème est quand même celui de la négritude, appliquée à un écrivain haïtien. Il me semble que la quête identitaire des écrivains et penseurs haïtiens n’est pas tournée de ce côté. Le cadre intellectuel par Normil Sylvain et Jean Price-Mars prend en charge d’autres aspects.
Ce qui n’invalide absolument pas le fait que Roumain soit un poète exigeant et sensible et que son œuvre, longtemps mal connue, parce que dispersée ou inédite fasse date. Ce qui est intéressant est la construction du parcours. Roumain est un écrivain de l’énergie, et les premiers poèmes ont parfois des accents futuristes, comme dans « Cent mètres », « Nungesser et Coli » ou « Corrida ». Il y a aussi des textes qui insistent sur la dysphorie et la mélancolie. Il y a ceux qui accueillent les paysages et les réalités haïtiennes, comme la route, la campagne ou la musique. La tonalité sociale et militante, ensuite, ne prend jamais le pas sur la construction et la langue du poème ensuite. Et puis il y a, vous avez raison, ces textes majeurs comme « Appel » et « Bois d’ébène », qui contient le célèbre « Sales nègres », qu’il faut lire et relire.
PROJECT-ILES : On constate également à la lecture du texte Liminaire de Depestre que Roumain s’est peut-être trompé vers la fin de sa vie, en représentant la diplomatie haïtienne à Mexico de 42 à 44 au cœur de la seconde guerre mondiale. Êtes-vous satisfait de l’analyse de Depestre ?
Yves Chemla : Je ne pense pas que Roumain se soit trompé. Il est arrivé à un point où il décide aussi de servir son pays. Où il décide aussi de gagner matériellement sa vie, car pendant longtemps son existence a été précaire, et il a vécu de subsides et d’aides. Où il a besoin de stabilité pour mener à bien un certain nombre de projets intellectuels, en particulier le roman Gouverneurs de la rosée. Et puis la guerre fait rage en Europe et dans le Pacifique, comme en Afrique du Nord, contre les forces l’axe. Toutes les forces doivent participer à cet effort.
PROJECT-ILES : Sa peinture de la paysannerie haïtienne est bouleversante. On a le sentiment d’avoir une écriture simple. Est-ce beaucoup de travail d’écrire simple ? Quelle lecture faites-vous du style de Jacques Roumain ?
Yves Chemla : Il faut se méfier de la simplicité en littérature. Elle est en général le résultat d’un travail important. Écrire est difficile, c’est une pratique qui n’est pas évidente, et qui exige rigueur et relecture, élagage et correction, renoncement et son contraire, la prise de risque. Par exemple la parole paysanne dans le roman. Ce n’est pas du créole, ce n’est pas du français, c’est une langue synthétique, forgée par Roumain en tant que scripteur. Alessandro Costantini analyse dans le détail cette élaboration, qui a fait de Gouverneurs de la rosée une œuvre unique.
PROJECT-ILES : Quand on lit attentivement Jacques Roumain, il fait penser à un conteur, n’est-ce pas ? Faut-il y voir une influence de l’audience haïtienne selon vous ?
Yves Chemla : La littérature haïtienne toute entière est marquée par la relation et la mise en scène de celle-ci, mais pas nécessairement sous le mode de l’audience. L’audience met en scène un conteur qui rapporte des faits du politique et du social particulièrement significatifs. On a des moments audienciers dans le roman, on a des audiences dans les nouvelles, en particulier dans Les Fantoches. Mais Gouverneurs de la rosée rend aux personnages leur autonomie. Ils agissent, et ne sont pas le jouet d’un narrateur omniscient et caustique. Ils tentent de se défaire du poids des contingences sociales et des traditions, justement.
PROJECT-ILES : Écrire cette belle œuvre et partir à 37 ans, avant même de profiter de l’audience internationale, posthume est assez surprenante et extraordinaire. Comment expliquez-vous ce destin de comète chez Roumain, avant que le « destin aveugle ne lui fauche les bras », pour reprendre une citation de l’hommage que lui rend l’un de ses amis ?
Yves Chemla : Je ne pense pas qu’il y ait des explications mécanistes. Ce qui frappe au-delà de la jeunesse de Roumain, et de sa vie brève, c’est bien l’énergie qu’il aura dépensée pour se donner les moyens de son insoumission intellectuelle. Mis au ban de la société qui l’a fait naître, il ne la rejette pas en bloc toute sa vie, mais peu à peu, il convient de certains accommodements, et d’une insertion sociale certaine, tout en rejetant la bourgeoisie haïtienne, coupable de perpétuer aussi un désordre social scandaleux. Ce n’est pas le destin qui frappe Roumain, mais bien les mauvais traitements reçus au pénitencier, et l’absence de soins. Le paludisme a attaqué le foie, et c’était irrémédiable à cette époque.
PROJECT-ILES : Son œuvre est toujours aussi actuelle, selon vous ? Qu’est-ce qu’elle raconte d’Haïti d’aujourd’hui ? Des personnages comme Délira sont encore légion en Haïti n’est-ce pas ?
Yves Chemla : L’actualité de l’œuvre de Roumain n’est pas à démontrer. Elle est au dedans de chacun de ses lecteurs. Je ne me risquerai pas à exposer une interprétation de Gouverneurs de la rosée, mais je pense quand même que Roumain a pressenti que le désastre en cours et qui allait s’installer durablement avec la maison Duvalier et les successeurs tenait à la déconsidération de l’autre, systématiquement et jusqu’au meurtre. Je n’en dirais pas plus. À chacun de monter ses interprétations…
Propos recueillis par Nassuf DJAILANI
*A propos de LÉON-FRANÇOIS HOFFMANN : Il est né à Paris en 1932, et il est décédé le 25 mai 2018 à Princeton (New Jersey) où il avait commencé à enseigner en 1960. Léon-François Hoffmann s’est voué à la littérature haïtienne depuis sa première visite dans l’île en 1955 ; il a activement contribué à faire connaître les écrivains haïtiens en France autant qu’aux Etats-Unis et a notamment dirigé l’édition des Œuvres complètes de Jacques Roumain (2003).
A voir également le reportage de Christian Tortel pour France Ô mis en ligne le
A écouter : une émission Latitudes caraïbes :